RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
25 

Aller vers George Orwell

Il n’y a évidemment pas de recette pour aborder l’oeuvre d’une telle figure littéraire. Je raconterai simplement ici comment, pour reprendre l’expression de Picasso, je suis allé à cette source, à ce compagnon de vingt ans de vie intellectuelle.
Orwell est connu pour deux chefs-d’oeuvre publiés en 1944 et 1949 (donc vers la fin de sa vie, puisque, né en 1903, il est mort prématurément de la tuberculose en 1950) : Animal Farm et 1984, deux ouvrages qui se sont vendus à plus de vingt millions d’exemplaires.

Très courageuse (pour l’époque) dénonciation du stalinisme, le premier de ces ouvrages a ceci de particulier qu’il peut être lu à la fois par un public d’enfants ou d’adultes - comme Les Fables de La Fontaine ou Les Voyages de Gulliver. Ne faisant pas toujours les choses comme les autres, je suis venu à Orwell à l’inverse de la majorité de ses lecteurs : j’ai lu ces deux textes après plusieurs autres livres de mon auteur fétiche.

Je me trouvais un jour de 1969 dans une famille de la banlieue résidentielle du sud de Londres, un "home" bien sympathique dominé par la très forte personnalité d’une grand-mère, membre de l’Independent Labour Party (des bourgeois peuvent avoir des idées très nettement progressistes, tandis que des ouvriers votent pour l’extrême droite ou pour ceux qui les exploitent), un petit parti d’extrême gauche dont Orwell avait pris quelque temps la carte. Elle avait d’ailleurs rencontré l’écrivain à plusieurs reprises. Ayant découvert que j’étais originaire du pays minier du nord de la France, elle me tendit un livre d’Orwell (dans l’édition originale, que n’ai-je pu le garder…), dont je n’avais jamais entendu parler : The Road to Wigan Pier (en français Le quai de Wigan). Cet ouvrage, qui décrivait par le menu les conditions de vie, de travail et de chômage des ouvriers dans le nord de l’Angleterre des années trente, me bouleversa. Ou plutôt, c’est la démarche de l’auteur qui m’enchanta. J’appréciais énormément qu’un bourgeois anglais aille vivre - ne serait-ce que deux ou trois mois - dans les corons, qu’il descende au fond de la mine, qu’il décrive le travail des mineurs, le corps des mineurs avec la force et la précision d’un Zola. Je savais que tout ce qui était rapporté correspondait parfaitement à la réalité, ayant moi-même vécu au contact des mineurs de charbon français dans les années cinquante, et ayant eu la possibilité de descendre une fois au fond de la mine. En lisant Le Quai de Wigan, je me remémorais ces samedis après-midi de mon enfance, lorsque je voyais des mineurs revenir du travail, noirs de charbon, puis se laver méthodiquement, méticuleusement avec une seule bassine d’eau. Il me revint en particulier comment ils se débarrassaient de la crasse sous les ongles, ou encore dans l’interstice situé entre l’oeil et l’arcade sourcilière. Des années plus tard, en rédigeant ma thèse ou des articles sur Le quai de Wigan, j’expliquerais comment Orwell était allé au-delà de la réalité, au-delà du réel pour construire une véritable oeuvre littéraire à partir de ces choses vues et fortement ressenties dans le Lancashire et le Yorkshire.

Un peu plus tard, sachant que je connaissais (dans le Lot-et-Garonne) des réfugiés républicains espagnols, la vieille dame me tendit Homage to Catalonia (toujours dans l’édition originale), en français Hommage à la Catalogne. Je fus subjugué. Non seulement cet Orwell était descendu au fond de la mine, mais en plus il s’était enrôlé dans des milices anti-franquistes, avait combattu comme simple soldat du rang (et non comme André Malraux en officier auto-promu, ou comme Hemingway, brancardier porté sur le whisky). Il avait même été gravement blessé dans un conflit où il n’avait rien à gagner, avant de dénoncer quelques mois plus tard ce que personne n’avait osé évoquer avant lui en Grande-Bretagne, la trahison de Staline dans cette guerre civile effroyable où le peuple espagnol s’était retrouvé seul face à la barbarie fasciste. Quand, plus tard, je découvris Animal Farm et 1984, je me dis que j’étais en présence d’un écrivain politique extraordinaire, doublé - ce qui m’attirait peut-être encore plus sans que j’en sois vraiment conscient à l’époque - d’un moraliste de grand calibre.

La rédaction de cette thèse me prit sept ou huit ans. Dans le même temps, j’écrivis quelques dizaines d’articles sur Orwell, je fis des communications dans de nombreux colloques, devant divers publics. Je finis par publier un livre, en 1994, synthèse de tous ces travaux. J’eus le grand bonheur de voir ce livre préfacé par un des intellectuels anglais que j’admirais le plus, Richard Hoggart, l’auteur de l’ouvrage ayant fondé les "Cultural Studies" anglaises, The Uses of Literacy (en français La culture du pauvre), une étude de 1957 sur la culture populaire.

Il en alla pour moi d’Orwell comme du vélo : je crois que pendant toutes ces années, je réussis à combiner travail, enrichissement et plaisir.

URL de cet article 6923
  

Même Auteur
Maurice Tournier. Les mots de mai 68.
Bernard GENSANE
« Les révolutionnaires de Mai ont pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789 » (Michel de Certeau). A la base, la génération de mai 68 est peut-être la première génération qui, en masse, a pris conscience du pouvoir des mots, a senti que les mots n’étaient jamais neutres, qu’ils n’avaient pas forcément le même sens selon l’endroit géographique, social ou métaphorique où ils étaient prononcés, que nommer c’était tenir le monde dans sa main. Une chanson d’amour des Beatles, en fin de compte très (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

Un socialiste est plus que jamais un charlatan social qui veut, à l’aide d’un tas de panacées et avec toutes sortes de rapiéçages, supprimer les misères sociales, sans faire le moindre tort au capital et au profit.

Friedrich Engels

Appel de Paris pour Julian Assange
Julian Assange est un journaliste australien en prison. En prison pour avoir rempli sa mission de journaliste. Julian Assange a fondé WikiLeaks en 2006 pour permettre à des lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents d’intérêt public. C’est ainsi qu’en 2010, grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, WikiLeaks a fait œuvre de journalisme, notamment en fournissant des preuves de crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Les médias du monde entier ont utilisé ces (...)
17 
"Un système meurtrier est en train de se créer sous nos yeux" (Republik)
Une allégation de viol inventée et des preuves fabriquées en Suède, la pression du Royaume-Uni pour ne pas abandonner l’affaire, un juge partial, la détention dans une prison de sécurité maximale, la torture psychologique - et bientôt l’extradition vers les États-Unis, où il pourrait être condamné à 175 ans de prison pour avoir dénoncé des crimes de guerre. Pour la première fois, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, parle en détail des conclusions explosives de son enquête sur (...)
11 
Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.