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Bernard Friot. L’enjeu des retraites.

S’il ne fallait lire qu’un seul livre sur les retraites, sur le salariat, sur le capitalisme financier, ce serait celui de Bernard Friot. Aucun ouvrage récent, à ma connaissance, n’articule aussi bien ces trois questions, dans la seule perspective qui vaille, celle de l’anti-capitalisme. Pour Friot, on ne peut remettre en cause la logique de la « réforme » sans remettre en cause la dictature du capitalisme financier.

Pourquoi ne sauve-t-on pas les retraites de la même manière qu’on a sauvé les banques, demande l’auteur ? « On vient de donner beaucoup d’argent aux banques, mais on ne fait qu’en enlever aux retraites, principalement par le gel du taux des cotisations patronales, tandis que les gains de productivité continuent à aller indéfiniment aux actionnaires et que les travailleurs jouissent de moins en moins de droits dans un pays de plus en plus riche. »

Friot voit dans les vraies réformes, de 1945 à 1982, « une réussite historique à contre-pied du capitalisme ». A la condition, naturellement, de privilégier la notion de traitement continué par rapport à celle d’épargne retraite, donc de voir dans les pensions un salaire continué et non du revenu différé (le livre s’attarde très longuement sur ces concepts). L’auteur fait également un sort à l’Agirc (ou à l’Arrco), même si elles ont eu l’avantage de « faire basculer du côté de la logique de la répartition la fraction la plus qualifiée des travailleurs, jusqu’ici très liée à la capitalisation » et de repousser, dans notre pays, la domination des fonds de pension. On se souvient que les cadres, qui bénéficiaient de régimes particuliers depuis 1937, avaient refusé d’être affiliés au nouveau régime général de Sécurité sociale, vécu par eux comme une forme de prolétarisation. Leur manifestation de janvier 1947 avait débouché sur la convention collective de l’Agirc.

Dire, c’est souvent mentir en tordant le sens des mots. Ce qu’a accompli la classe dirigeante avec le mot « réforme ». Depuis 1640, réformer, en bon français, c’était améliorer. Aujourd’hui, dans tous les domaines, le mot réforme est synonyme de régression. Il faut relier la « réforme » des retraites aux attaques contre la fonction publique et contre les fonctionnaires. Le statut de la fonction publique, explique longuement l’auteur, était, jusqu’à présent, « étranger à la logique du temps de travail et de la marchandise » car il était fondé sur la qualification et non sur l’emploi. En détruisant les fonctions publiques, l’hyper bourgeoisie fragilise des dizaines de millions de travailleurs de par le monde en mettant en oeuvre de nombreuses réformes, plus ou moins importantes, qui sont en fait les pièces d’un immense puzzle qui, lorsqu’il sera terminé, montrera que le capitalisme financier avait de la méthode et de la suite dans les idées. Une de ces « réformes » est la retraite par points. Elle nous pend aux nez, d’autant qu’elle est une des marottes de la CFDT oeuvrant, depuis la « réforme » des retraites Raffarin-Chérèque, en sous-main sur les bases du patronat. N’oublions pas que, même s’il ne s’en est pas vanté, Chérèque n’a jamais caché qu’il avait voté Sarkozy en 2007. Pour fragiliser les fonctionnaires, nos dirigeants ont généralisé le principe des primes. Jusqu’à présent, celles-ci concernaient les fonctionnaires à la marge, en quantité et en qualité. Elles arrondissaient les fins de mois et n’entraient pas en compte dans la retraite. Exception : les ministères et autres administrations centrales où ces primes constituaient une part non négligeable des revenus. Pensons, par exemple aux inspecteurs des finances. Bernard Friot pose fort bien le problème : « Dans la fonction publique, c’est la personne et non pas le poste de travail qui est qualifié. L’employeur direct d’un fonctionnaire [un proviseur de lycée, un président d’université] dirige son travail mais n’a aucune prise sur ses droits salariaux (niveau de salaire, promotion, conditions de la mobilité, couverture sociale), qui dépendent de son grade, pas du tout de son emploi. » Ce qui signifie que, plus on introduira des primes dans le salaire des fonctionnaires (accordées par le supérieur hiérarchique direct, sur des bases forcément non paritaires, non négociées), plus on différenciera les salaires, plus les supérieurs auront de l’emprise sur leurs subordonnés, plus les solidarités seront rognées.

Jusqu’à présent, le retraité, explique Friot, travaillait « dans une totale émancipation de tout ce carcan mortifère, payé qu’il était à vie. » Ce qu’il y a donc de radicalement nouveau dans le travail des retraités, c’est qu’il est mené grâce à un salaire irrévocable. Sans autre sanction que son éventuel échec. Friot explique longuement que le retraité mérite un salaire continué car il continue de produire selon ses qualifications, qu’il s’agisse d’assumer des fonctions d’édile municipal ou d’aller chercher ses petits-enfants à l’école (« Un retraité voué à son mandat municipal ou entretenant un potager produit davantage de richesse qu’un conseiller en communication de Sarkozy. »). Parce que les forces de progrès ne se sont pas inscrites dans cette perspective, elles ont subi le consensus « des deux partis majoritaires à droite et à gauche, la participation de la CFDT à la réforme, l’impuissance dans laquelle ont été jusqu’ici la CGT et FO à dépasser une contestation défensive à la remorque de l’agenda réformateur. » La collusion entre la droite et la gauche de gouvernement fut, en effet totale. L’atteste ce remarquable historique : « Chirac indexe les pensions du secteur privé sur les prix par une mesure réglementaire de 1987 qu’en 1993 Balladur transforme en loi pour cinq ans, loi que Jospin pérennise en 1998, que Raffarin étend à la fonction publique en 2003 et Fillon aux régimes spéciaux en 2008. Rocard énonce en 1991 les principes de séparation entre « contributifs » et « non contributifs » de durcissement des conditions de retraite à taux plein à 60 ans, d’extension du salaire de référence et d’allongement de la durée d’une carrière complète que Bérégovoy, qui en dépose en 1992 le projet de loi, n’a pas le temps de mettre en oeuvre et dont Balladur réalise en 1993 une première étape, que complète Raffarin en 2003. Juppé rate en 1995 la réforme des régimes spéciaux que Fillon réalisera en 2008 ; sa loi sur les fonds de pension n’a pas de décret d’application quand il perd le pouvoir, et Jospin l’abroge pour créer un fonds de réserve et une formule d’épargne salariale qui servira de matrice à l’épargne retraite que met en place Raffarin, avec en prime un fonds de pension obligatoire dans la fonction publique. Jospin refuse à ses alliés communistes une loi rendant possible la retraite pleine avant 60 ans pour les travailleurs à carrière longue, car il entend en faire la monnaie d’échange de la réforme du régime des fonctionnaires que son échec à la présidentielle ne lui donnera pas l’occasion de mener à bien, mais que Raffarin négocie avec la CFDT un fameux 16 mai 2003 … contre la retraite avant 60 ans pour les travailleurs ayant cotisé 40 ans. Jospin installe en 2001 un Conseil d’orientation des retraites, qui produit depuis le référentiel consensuel de la réforme, celle de 2003, de 2008 et celle [de 2010] dont il vient de trouver les grands traits dans son rapport de janvier 2010. »

On comprend dès lors que, pour parachever ces forfaits, l’objectif de la « réforme » sarkozyste soit de « donner un coup d’arrêt quantitatif au mouvement de continuation du salaire dans la pension à partir de 60 ans et, qualitativement, délier la pension du salaire pour la lier à l’épargne, au revenu différé et à l’allocation tutélaire, trois formes de ressources résolument non salariales. »

Parce que, au nom de « l’équité », elle est un outil terrible d’appauvrissement de la population, l’indexation sur les prix, déplore Bernard Friot, devrait être « au coeur du débat public ». Elle éloigne de plus en plus le montant des pensions déjà liquidées de celui des salaires. En vingt ans de retraite, les bénéficiaires perdent une moyenne de 22% de revenus. Et cette indexation réduit considérablement le montant de la pension au moment de sa liquidation.

Pourquoi est-il impératif de considérer la pension comme du traitement continué ? Parce qu’elle est « la contrepartie de l’aujourd’hui de ma qualification et non du passé de mes cotisations », explique longuement l’auteur. La cotisation sociale « reconnaît une qualification en acte, celle des retraités dont elle finance la pension, qui n’est donc pas du salaire différé, mais du salaire actuel. » Si la pension est du revenu différé, c’est que la cotisation est une épargne, comme le veut le projet réformateur (UMP-PS-CFDT), ce en contradiction avec le salaire à la qualification construit tout au long du siècle passé et qui veut le « ravaler au rang de revenu d’un gagne-pain en niant que les salariés sont des producteurs. » Cela est voulu par un capitalisme qui « déteste les salariés mais aime les pauvres », surtout s’ils sont au travail comme « travailleurs pauvres ». La réduction des taux de cotisation, qui représentaient 80% du financement de la sécurité sociale avant la « réforme », n’en représente plus aujourd’hui que moins des deux tiers. Elle est menée « sur l’incroyable argument de la détaxation du travail, dont on s’étonne qu’il n’ait pas été combattu plus fortement par les opposants. » En gros, la détaxation du travail réduit le salaire de 15 à 20%. Ce sont les contribuables, c’est-à -dire les salariés, pour l’essentiel à travers la TVA, qui payent ce que les patrons ne payent plus. Idem pour le RSA, qui fait payer par les salariés comme contribuables l’essentiel du salaire direct lui-même !

Pourquoi la classe dirigeante et ses relais font-ils une telle propagande pour l’épargne retraite ? Ecoutons simplement les publicités (instaurées par Bérégovoy) sur les ondes des radios publiques, consacrées quatre fois sur cinq à ce type de produit proposé par des banques ou des compagnies d’assurance. L’explication de l’auteur est lumineuse : « La propriété des titres permet de ponctionner de la monnaie dans le monde entier, par la rente à défaut de le faire par le droit du travail. » C’est ainsi que les fonds de pension californien exercent une ponction rentière sur le portefeuille des travailleurs des entreprises françaises, qui ponctionneront plus tard les Chinois, qui ponctionneront les Africains etc. « Se faire gloire, comme le font les réformateurs, de ce que la rentabilité moyenne d’un euro investi dans la capitalisation est trois fois supérieure à celle d’un même euro placé dans la répartition, c’est avouer que toute épargne retraite est le vol d’une minorité sur le travail d’autrui. »

Autre problème : depuis plusieurs années, les réformateurs mettent en avant le « problème » du choc démographique. L’auteur explique que ce n’est pas « un fait mais une construction fantasmée. » Régler cette question une fois pour toute est enfantin : « en affectant chaque année une petite partie du taux de croissance à une hausse du taux de cotisation patronale vieillesse, nous ferions face sans aucune difficulté à la décélération à venir de la hausse du poids des pensions dans le PIB. Selon le COR, il suffirait d’augmenter le taux de cotisation patronale de 0,37 point par an, soit en moyenne le quart du taux de croissance. » Les aléas techniques devraient peser peu face à la volonté politique. Selon la belle définition de l’auteur, la retraite à 60 ans est « un âge politique à instituer ». D’urgence, d’autant que le durcissement des conditions du départ en retraite à 60 ans conduit notamment les femmes à retarder l’âge de liquidation (30% le font à 65 ans, contre 5% des hommes).

Dernier concept funeste à balayer (car tout se tient) : l’employabilité. Cette notion date de 1994. Elle fut élaborée dans le cadre de la Stratégie européenne de l’emploi élaborée par le Conseil de l’Europe (chefs d’Etat ou de gouvernement et président de la Commission) à Essen. Elle pose « l’inadéquation a priori du candidat à l’emploi pour lequel il postule, et ce soupçon pourra continuer de peser même sur le futur salarié retenu. La « réforme » veut remplacer les titulaires d’emploi par des employables prévoyants dotés de comptes épargne divers. »

La relation est donc dialectique entre les retraites, le statut du salaire, la qualification et notre rapport (non marchand, bien sûr) au travail : « Tout comme le suffrage universel a ouvert à chacun l’âge de la majorité politique et fondé un premier stade de la citoyenneté, la qualification universelle ouvrira à chacun l’âge de la majorité salariale et fondera une extension qualitative de la citoyenneté. »

Pour les « réformateurs », la retraite n’est pas un droit, c’est une obole pour travailleurs aliénés.

Bernard Gensane

L’enjeu des retraites, Bernard Friot
La Dispute (25 mars 2010)
ISBN-10 : 284303163X
ISBN-13 : 978-2843031632


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