Il s’agit là d’un petit ouvrage très documenté, très technique, à l’aune de la complexité des institutions européennes, de l’opacité voulue par les quelques milliers d’eurocrates qui décident de nos existences hors du champ démocratique au seul profit du libéralisme.
Que de tous les organes de l’Union européenne le Parlement européen soit le seul à être directement élu ne garantit en aucune manière une véritable représentation démocratique des peuples de l’Europe. On n’insistera pas sur les taux d’abstention qui ne cessent de croître dans tous les pays concernés (58% en 2004 contre 42% en 1979), ce qui accroît le fossé entre les eurodéputés et leurs électeurs et qui rapproche les premiers des autres institutions européennes (Commission et Conseil) dont ils recherchent la reconnaissance. En outre, les mal élus sont obligés de compter, d’une part, avec des groupes de pressions (lobbies) de plus en plus puissants et qui ont l’oreille de la Commission, et de la Cour de Justice qui s’est arrogé le droit de … dire le droit, généralement au profit des puissants et contre les travailleurs. Il faut noter, ajoute les auteurs, que « contrairement à ce qui se passe au plan national, l’élection des députés européens n’a aucune influence sur les deux autres composantes du triangle institutionnel, la Commission (sauf pour le choix de son président) et le Conseil des ministres. Cette disjonction entre élection parlementaire et désignation d’un exécutif n’a pas d’équivalent dans les États membres. » La nature ayant horreur du vide, ce découplage a permis la légitimation des lobbies et le renforcement phénoménal du pouvoir de la Cour de justice des Communautés européennes. Un exemple de la manière dont cette cour dit le droit social : en 2007, elle donna raison à la société finlandaise de transbordeurs Viking Line qui voulait se délocaliser en Estonie pour payer des salaires estoniens et non pas finlandais. Quant aux 20000 lobbyistes (contre 15000 officiels), ce sont eux qui donnent leur légitimité aux institutions européennes, et non l’inverse (en rédigeant, par exemple, des textes de loi repris, à la virgule près, par les parlementaires).
Les auteurs expliquent pourquoi l’Europe des « experts » et des « technocrates » n’est pas un mythe, les lois importantes, les grandes règles du jeu poursuivant toujours le même objectif : la marginalisation, l’élimination de ceux qui ne communient pas spontanément dans l’européisme. Ainsi, En France, en Italie, au Luxembourg, le scrutin majoritaire vise explicitement à écarter les députés communistes : « avec 6,78% des voix en 1999, le parti communiste obtenait 6 sièges (sur 87), mais seulement 2 (sur 78) en 2004 avec un résultat presque égal, 5,88%. Organisé désormais au sein de huit circonscriptions, le scrutin européen en France n’est absolument pas neutre, au sens où « il favorise les grands partis et contribue à l’instauration du bipartisme en rendant le " coût " d’un siège nettement plus élevé. »
Dépolitiser (toujours dans le même sens) signifie que les parlementaires recherchent à tout prix un consensus dépassant le clivage gauche-droite et le clivage fédéralistes-confédéralistes. Cette pratique, cette ontologie de l’Europe sont très contagieuses : « les représentants des organisations syndicales auprès des instances européennes ont un point de vue sensiblement différent, et en général nettement moins critique à l’égard des initiatives des institutions européennes, que les militants plus familiers des luttes sur le plan national. »
Outre que nos représentants à Bruxelles et à Strasbourg passent une bonne partie de leur temps à changer leurs règles de procédure (1000 modifications entre 1979 et 2002), la rigueur de leur travail est relative : « du fait de l’extrême technicité de beaucoup de textes, de la spécialisation et du cloisonnement du travail parlementaire qui en résultent, ils n’ont pas les éléments pour se retrouver dans le maquis des textes et des amendements mis au vote, sauf pour la minorité d’entre eux qui siègent dans la commission qui a étudié le texte. » Quand on se souvient que la majorité des textes de loi des parlements nationaux ne sont que des localisations des textes européens, on se représente le scandale du déficit démocratique que cela implique.
Le Parlement européen est devenu un éteignoir, un « étouffoir de la politique ». Les auteurs soulignent la « déconnexion générale entre les lieux de pouvoir européens et les espaces et individus affectés par leurs décisions, le Parlement jouant un rôle de bouche-trou et d’alibi démocratique en lieu et place des structures au sein desquelles les citoyens ont encore le sentiment (sans doute pour une part illusoire) de pouvoir intervenir, à savoir les structures nationales. » Cassen et Weber n’envisagent pas d’alternance possible : « une seule politique est mise en oeuvre. » Le libéralisme économique est considéré comme un « donnée d’évidence que le traité rejeté en 2005 voulait justement constitutionnaliser. Ce que confirme son clone qu’est le traité de Lisbonne. »
Bernard Gensane
"Élections européennes, mode d’emploi", par Bernard Cassen et Louis Weber. Broissieux, Éditions du Croquant