Pascale Fourier : J’ai un petit peu de mal à suivre ce qui se passe actuellement ou au niveau de la crise... D’une part on nous dit qu’il n’y a plus de crise, que quasiment tout va bien, et par ailleurs on lit aussi des textes, peut-être un petit peu plus profonds pourrait-on dire, qui parlent de crise du capitalisme, de crise du modèle néolibéral. .. Alors finalement on est face à quoi ? A rien... tout va bien, c’était juste un léger incident ? Ou face à une crise réelle, et à ce moment-là , de quelle nature ?
Jacques Sapir : La crise que nous connaissons, que nous continuons à connaître, et que nous continuerons à connaître pour plusieurs années, est une crise qui tire ses racines de choses différentes.
Nous avons connu déjà la crise de liquidités à l’automne de 2008. Cette crise de liquidités est effectivement aujourd’hui terminée. Il se peut qu’elle reprenne dans un an ou dans deux ans, mais aujourd’hui elle est globalement terminée. Mais cette crise de liquidités n’était qu’une partie de la crise. Et en fait, si on analyse les causes de la crise, nous avons au minimum trois
causes.
La première, c’est l’appauvrissement relatif ou absolu, ça dépend des pays, des classes moyennes et des populations défavorisées, c’est-à -dire grosso modo la classe ouvrière et la tranche basse des classes moyennes, qui a entraîné, évidemment, cette très grande montée de l’endettement des ménages. C’est le cas aux États-Unis, en Angleterre, en Espagne, en Irlande. Deuxième facteur de cette crise, c’est un changement dans les relations économiques internationales, avec un déplacement aujourd’hui du centre de gravité de l’économie, on peut dire de la zone Atlantique ( États-Unis, Europe) vers l’Extrême-Orient. Et évidemment aujourd’hui les phénomènes de concurrence injuste, au sens américain ou anglais du terme, « unfair », qui sont induits par le fait que des pays dont les niveaux de salaires, qui sont extrêmement bas, sont en train de rattraper les pays industrialisés en matière de productivité.
Et puis il y a une troisième dimension de cette crise économique, c’est la dimension des monnaies. Et on voit bien là encore aujourd’hui qu’il y a d’une certaine manière une crise du dollar, que cette crise du dollar s’accompagne d’une crise de la zone euro, et que, en résultat, il n’y a pas de solution à cette crise : d’une certaine manière, le dollar et l’euro se survivent à eux-mêmes, mais dans des conditions extrêmement précaires. C’est la combinaison de ces trois crises qui a donné naissance à la dimension de la crise bancaire. Cette crise bancaire a elle-même donné naissance à la crise de liquidités. Elle a était contenue et donc de ce point de vue là on a évité, pour l’instant, le pire. Mais il faut savoir que la crise bancaire est très loin d’être terminée. On estime à 3,4 trillions, ou si vous préférez 3 400 milliards de dollars, le niveau des créances douteuses qu’il y a dans les différentes banques. Et les différents plans d’aide à la liquidité, mais aussi d’aide à la solvabilité des banques, n’ont pas permis de résorber la totalité de cette crise. Donc aujourd’hui, nous sommes dans une situation où les banques font à court terme des profits relativement important, mais elles sont plombées par ce problème des créances douteuses, et on sait bien qu’il peut y avoir des accidents bancaires qui peuvent donner lieu à de nouvelles crises de liquidités, grosso modo n’importe quand.
Les causes qui sont liées aux revenus des ménages, au déplacement du centre de gravité de l’économie vers l’Extrême-Orient et à ses conséquences en matière de concurrence injuste et enfin au système monétaire international, ces trois causes de crise sont très loin d’être résolues. Et donc nous sommes aujourd’hui rentrés dans une période longue de désordres économiques qui interdisent aux pays développés, que ce soit l’Europe ou les États-Unis, d’avoir des niveaux de croissance élevés : nous aurons une croissance de l’ordre de 1 % pour l’année 2010, probablement le même niveau pour l’année 2011. Et donc on va être dans une situation extrêmement tendue d’un point de vue économique, avec évidemment tous les mécanismes que nous avions vus avant la crise, disons avant 2007, qui sont en train de continuer à jouer, et qui vont contribuer à affaiblir, d’une certaine manière, nos sociétés et nos économies face à la crise.
Pascale Fourier : Pourtant, d’après ce que j’ai pu entendre dire, il suffirait de réguler le capitalisme d’une manière générale. Enfin l’affaire ne semble pas très compliquée pour que ça aille mieux...
« Réguler le capitalisme » , disent-ils...
Jacques Sapir : Les gens qui appellent à une régulation internationale ont déjà subi un échec majeur à Copenhague. On voit donc bien qu’il n’y a pas de régulation internationale possible qui soit efficace. Alors bien sûr, on peut se mettre d’accord sur des mesures qui soient tellement inefficaces que d’une certaine manière tout le monde sera d’accord dessus. Mais si on veut prendre des mesures qui aient une efficacité réelle, il ne peut pas y avoir d’accord au niveau international. Il est très probable qu’il ne peut même pas y avoir d’accord au niveau européen, car on voit bien que les intérêts des nouveaux entrants ne sont pas les intérêts des pays du noyau historique de Europe. Et ou on prend cette division en compte, on l’accepte, et d’une certaine manière on en tire les leçons en termes de fonctionnement de l’Europe, ou alors ce sera très probablement le chacun pour soi. Et de ce point de vue-là il est clair aujourd’hui que les différentes mesures qui sont prises dans le cadre de l’Union Européenne sont au mieux inefficaces, au pire sont contre-efficaces, c’est-à -dire qu’elles contribuent à aggraver la situation et non pas à l’améliorer. Dans le domaine de la réglementation bancaire, on veut par exemple étendre aux assurances des formes de libéralisation qui étaient appliquées aux banques. Autrement dit, on va pousser les assurances à faire de la spéculation, ce qu’elles n’avaient pas fait. Si vous voulez, aujourd’hui, en Europe, les assurances étaient beaucoup mieux protégées qu’elles ne le sont aux États-Unis. Eh bien la Commission européenne a décidé que tout ceci était une entrave à la concurrence et a décidé de faire sauter cette protection.
Donc, il y a des mesures qui sont prises, mais ce sont des mesures qui sont contre efficaces et qui vont tendre à aggraver la crise. Et de ce point de vue-là , on peut être extrêmement inquiet quant au devenir géopolitique de l’Europe, parce que si l’Europe éclate d’ici trois ou quatre ans et la zone euro un petit peu avant, comme cet éclatement n’aura pas été pensé et n’aura pas été d’une certaine manière prévu, et donc qu’il n’y aura pas de solution de secours, il n’y aura pas comme on dit de « plan B », à ce moment-là , c’est beaucoup plus à des situations de repli identitaire et de repli nationaliste que l’on risque d’assister.
Pascale Fourier : Justement, est-ce que ce n’est pas l’occasion d’aller vers plus de fédéralisme et de mettre en place un gouvernement économique ? C’est ce que j’entends dire...
Face à la crise, vers plus de fédéralisme européen ?
Jacques Sapir : Ca peut être une hypothèse. Simplement, il faut savoir qu’aujourd’hui personne n’est d’accord pour en payer le coût. Aller vers plus de fédéralisme, cela veut dire : 1) transférer vers le budget de Bruxelles des sommes nettement plus importantes, 2) simplifier quand même le fonctionnement de Bruxelles - ça, c’est quand même très très important et le rendre beaucoup plus démocratique, 3) faire en sorte qu’il y ait une véritable union politique qui au moins soit la contrepartie de la BCE, et d’une certaine manière rendre la BCE responsable devant ce pouvoir politique. Si l’on fait l’une de ses trois choses sans les deux autres, ça ne marchera pas. Car il faut bien comprendre que renforcer le fédéralisme, c’est quelque chose qui implique une cohérence de projet. Et aujourd’hui, il faut bien voir qu’il y a une très forte opposition de tous les pays, de l’Allemagne bien sûr, mais aussi de la France, de la Grande-Bretagne. Tous les pays sont contre, en ce qui concerne l’augmentation de leur contribution. On n’avancera donc pas de ce côté-là . Et l’Allemagne s’est prononcée de manière très claire contre un changement du statut de la BCE,de la Banque Centrale Européenne. De ce point de vue-là , il ne me semble pas possible d’avancer vers plus de fédéralisme. Alors, ça pouvait être une solution.... aujourd’hui c’est une solution mort-née.
Pascale Fourier : Il y a quelque chose qui m’étonne toujours quand on parle de la crise, c’est le fait que finalement le problème de l’emploi, voire même d’un retour au plein- emploi ( terme qu’on n’entend absolument plus), n’est pas évoqué. Le chômage accru, c’est une espace d’effet collatéral : il y ait eu la crise, il y a plein de chômeurs... C’est un problème assez peu évoqué finalement.
Moins de chômage que ce qu’on pouvait craindre...
Jacques Sapir : Alors là , il faut dire que dans l’esprit des économistes et des gouvernements, on s’attendait à pire. Quand la crise de liquidités a éclaté, le 30 septembre 2008, à la suite de la faillite de Lehmans Brothers, la première chose que l’on a faite, ça a été de regarder ce qui s’était passé en 1929 et on s’est dit qu’on risquait de voir des taux de chômage monter globalement dans la totalité des pays vers 16, 18, peut-être 20 %, etc. De fait, il y a quand même une action, modérément efficace, mais qui a quand même eu une certaine efficacité, en termes de solvabilité et de liquidités des banques, en termes de relance. Alors, on peut considérer que les mesures qui ont été prises n’étaient peut-être pas les bonnes, qu’elles n’ont pas été assez efficaces, d’accord, mais il a quand même des choses qui ont été faites, et en résultat, nous avons une augmentation du chômage mais qui a été moins importante que ce qui avait été prévu, ou en tous les cas ce que l’on craignait. Et donc évidemment, cela provoque un sentiment de soulagement. La situation est « moins pire » que ce que l’on attendait.
Mais évidemment, vous avez raison de dire qu’il y a un très gros problème de chômage. Alors là -dessus quand même, il faut signaler que nous, en France, on est dans une situation particulière. Le chômage en France augmente beaucoup plus faiblement que ce qu’il a augmenté en Allemagne où il y a eu une très forte montée du chômage, que ce qu’il a augmenté aux États-Unis - les États- Unis sont aujourd’hui à peu de chose près avec le même taux de chômage que ce que nous avons en France alors qu’ils étaient à un taux beaucoup plus faible en 2007, en Espagne, où, là aussi, il a complètement explosé et sera autour de probablement 20 % au début de ce printemps, en Irlande, etc. Et donc là , il y a un deuxième phénomène qui joue, dans le débat français bien entendu, c’est l’idée qu’on ne s’en est pas si mal sorti que cela. Ce qui est exact ! Si vous voulez, d’un point de vue des chiffres, c’est absolument indiscutable.
Cependant, il faut maintenant considérer l’avenir et il faut voir que, d’une part, si nous avons bien résisté d’une certaine manière à la crise, c’est grâce à tout ce que l’on appelle techniquement les « stabilisateurs automatiques » : grosso modo, le fait que le chômage soit bien indemnisé, le fait qu’il y ait une législation relativement avantageuse sur le chômage partiel, etc. etc. Ce sont en fin de compte toutes les mesures sociales automatiques qui ont joué à plein et qui ont empêché d’une certaine manière le cycle de la dépression de prendre cette tournure absolument catastrophique qu’on avait connue au début des années 30.
Les freins à un retour vers plus d’emploi...
La deuxième chose qu’il faut dire, c’est quelles sont les conditions de retour à l’emploi. Et là , nous sommes d’une certaine manière freinés par deux faits qui jouent chacun dans leur dimension. Le premier, c’est la politique de la Banque Centrale Européenne. Et c’est une politique à plusieurs niveaux si vous voulez.... On a le fait par exemple que la Banque Centrale Européenne ne prévoit pas de prêter aux Etats. Et on a aujourd’hui cette chose absolument inouïe que, quand vous vous appelez la République française, vous devez payer environ 3,4, 3,5%, mais si vous vous appelez BNP Paribas, vous allez payer 0,5 %. Et donc là il y a quelque chose qui est proprement scandaleux ! Le fait que la BCE n’ait pas aligné les taux auxquels les Etats peuvent emprunter sur les taux auxquels elles prêtent aux banques, c’est aujourd’hui scandaleux !
Et puis le deuxième grand facteur, c’est évidemment la pression concurrentielle en provenance des pays d’Asie, mais aussi en provenance des pays nouveaux entrants, c’est-à -dire de la Hongrie, de la Tchéquie, de la Slovaquie, etc., qui fait que, dès qu’il y a un petit sursaut de la demande en France, cette demande va alimenter des productions importées. Pendant la crise, les délocalisations ont continué... Et là , il y a un problème extrêmement grave. Aujourd’hui la classe politique fait semblant de découvrir - je ne dis pas qu’ elle le découvre, elle fait semblant de le découvrir- avec le fait que la nouvelle Clio sera produite en Turquie, mais c’était une évidence.
Alors il faut savoir que de deux choses l’une : ou on fait baisser l’euro de 30 à 40 % ( aujourd’hui, on est à un euro qui vaut 1.45 $ à peu de chose près) et on se débrouille pour que l’euro vaille un dollar, ou alors on met en place des barrières protectionnistes.
Et on voit bien d’ailleurs comment se situe le problème sur la non-validation de la taxe carbone par le Conseil constitutionnel. Pourquoi est-ce que le Conseil constitutionnel a décidé de censurer la taxe carbone ? Essentiellement parce que l’industrie et puis les transports, grosso modo 93 % des producteurs de gaz à effet de serre, n’étaient pas taxés. Evidemment du point de vue de l’égalité de tous devant l’impôt, il y a un problème. En même temps, le gouvernement dit, et il a raison, que si vous taxez l’industrie française, ce sera un facteur supplémentaire pour faire fuir les industries du territoire français vers d’autres territoires. Donc aujourd’hui, on voit à travers ce problème que, soit on abandonne complètement l’idée de la taxe carbone - et d’une certaine manière, c’est bien vers cela qu’on s’oriente, et on l’a vu à Copenhague où on a parlé de « mesures non contraignantes », autrement dit de rien - , ou alors on veut être réellement sérieux de ce point de vue-là , mais ça veut dire que l’on va taxer aussi et qu’il faut taxer les produits importés. Il n’est pas juste que ne paient la taxe carbone que les produits qui sont fabriqués en France. Il faut décider que les produits qui sont faits en Europe, ou si l’Europe se met d’accord sur une taxe carbone européenne, les produits qui sont en fait hors de l’Europe, doivent payer aussi une taxe carbone. Et on revient sur la question du protectionnisme.
Les conditions de retour au plein emploi.
Aujourd’hui, il n’y a pas de retour au plein emploi possible tant que l’on restera dans le libre-échange et tant que l’on restera dans un système de gestion des changes qui donne au marché les pleins pouvoirs sur la valeur de la monnaie. Et si vous voulez, ce sont les deux grands problèmes que nous avons aujourd’hui d’une certaine manière et ils déterminent la totalité non seulement de notre politique économique, mais aussi de notre politique écologique, qui va devenir de plus en plus importante. Tant que l’on n’aura pas repris le contrôle de la monnaie, que ce soit au niveau de l’euro ou que ce soit au niveau du franc avec une sortie de la France de l’euro, et tant que l’on n’aura pas rétabli des droits de douane soit au niveau européen, soit -c’est une solution de désespoir, j’en suis conscient, mais il vaut mieux une solution de désespoir que pas de solution du tout - au niveau des frontières de la France, eh bien il n’y a pas de retour au plein-emploi possible. Et ça, il faut aujourd’hui le dire pleinement : tout parti qui se bat pour le maintien du libre-échange et pour le maintien de la politique monétaire telle qu’elle est aujourd’hui est en contradiction avec l’objectif du plein-emploi.
SUITE :
http://www.legrandsoir.info/Causes-reelles-de-la-crise-et-chomage-2-2.html
source http://jaidulouperunepisode.org/009_Sapir_toutes%20les%20interviews.htm
Jacques Sapir, directeur de recherche à l’EHESS