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Colombie : Signer un accord ne signifie pas construire la paix

Laurence Mazure, ancienne correspondante de presse en Colombie revient pour Ruido Latino sur les négociations de paix entre la guérilla des FARC et les gouvernement colombien. Elle s’intéresse à la place donnée aux victimes au sein des pourparlers et à la prise en compte de leurs témoignages pour construire une société post-conflit basée sur la vérité.

Il y a bientôt deux ans, la guérilla des FARC et le gouvernement colombien entamaient des négociations pour mettre fin à un conflit qui déchire le pays depuis un demi siècle. La prise en compte des attentes des victimes en matière de justice et de réparation constitue une avancée décisive des pourparlers de paix. Comme le rappelle Navi Pillay, le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme : « Le témoignage direct des victimes, avant même l’élaboration des mécanismes leur donnant le pouvoir de répondre à leur souffrance, est sans précédent. [...] Je pense sincèrement que la Colombie peut devenir un modèle à suivre pour les pays confrontés aux questions de paix, vérité, justice et réconciliation »[1] .

Le 15 août dernier, l’ONU, l’Université nationale de Colombie et la conférence épiscopale rendaient donc publics les noms des 12 personnes formant la première des cinq délégations de victimes. Leur tâche est de faire connaitre aux négociateurs des deux parties leurs attentes concernant la fin du conflit, la justice, la réparation, et la garantie de cessation définitive des violations de droits fondamentaux.

Cette avancée inédite provient d’un accord conclu par le gouvernement colombien et la guérilla entre les deux tours des élections présidentielles du 25 mai et du 15 juin dernier. Cet accord confère aux victimes un rôle déterminant dans la mise en œuvre des mesures de justice et de réparation nécessaires à l’émergence d’une société post-conflit. Cet accord a également permis à Manuel Santos d’utiliser la carte du vote « pour la paix » et d’être réélu à la tête du pays pour un second mandat.

La voix des victimes enfin entendue

Les organisations de victimes ont mis en évidences lors de leurs travaux préparatoires[2] le fait que les secteurs les plus pauvres et les plus vulnérables du pays ont été les plus touchés par le conflit : petits paysans, communautés amérindiennes, afro-colombiennes, ouvriers, syndicalistes, communautés LGTB, étudiants, leaders communautaires, sans oublier les appelés au service militaire – les nantis évitant la plus part du temps l’appel sous les drapeaux, et dans le cas contraire, n’allant jamais dans les « zones rouges » où se déroule la guerre. Quant aux femmes, elles constituent la catégorie la plus meurtrie de tous les acteurs du conflit – la violence sexuelle et de genre ayant été un axe essentiel de tous les débats.

Cette visibilisation de pans entiers de la société colombienne jusque-là relégués dans l’ombre par les classes moyennes et aisées des grands centres urbains, est un vrai tournant et révèle ce que le journaliste Herbin Hoyos (grand opposant aux enlèvements orchestrés par la guérilla connu internationalement pour son programme radio « Voces del Secuestro ) clame depuis longtemps : la société colombienne a fait preuve d’une complicité tacite dans cette guerre de longue durée, du fait de son indifférence, voire de son déni des crimes commis.

Les victimes ont pointé la responsabilité dans les nombreuses exactions de certains alliés économiques des acteurs du conflit, comme les narcotrafiquants dans le cas de la guérilla des FARC. Les victimes ont aussi clairement rappelé la responsabilité morale des secteurs économiques du pays les plus importants, comme les grands propriétaires terriens, les industries agro-alimentaires, les transnationales des secteurs miniers et énergétiques, et certaines entreprises d’État comme le groupe pétrolier Ecopetrol dans cette guerre de longue durée : en effet, des pans entiers de l’économie colombienne ont utilisé l’aide des paramilitaires et de leurs connections avec les forces armées pour déplacer des millions de petits paysans. Ces secteurs ont également fait assassiner des syndicalistes, des leaders communautaires, des militants politiques et activistes de droits humains et environnementaux au nom de la lutte contre la subversion. De plus ces pratiques de guerre continuent plus que jamais : une trentaine de défenseurs des droits humains ont été assassinés au premier semestre 2014, et plus d’une cinquantaine de leaders agraires ont été éliminés au cours des 3 dernières années.

Un cessez-le-feu immédiat

Au terme des travaux menés par les quatre forums, les victimes ont énoncé la liste de leurs attentes. Elles demandent à la guérilla de mettre fin à l’usage de mines antipersonnel et d’engins explosifs artisanaux, aux enlèvements, aux extorsions et aux recrutements forcés. Leurs revendications adressées au gouvernement sont multiples : épuration des forces de sécurité des éléments qui maintiennent des liens étroits avec les paramilitaires, modification du concept de « sécurité nationale » en lui retirant une approche strictement anti-terroriste, mise en place d’une politique de réparation intégrale basée sur l’amélioration des conditions de vie économiques de Colombiens. Enfin, elles demandent à l’État la restitution des terres spoliées, le rétablissement de la réputation des personnes injustement stigmatisées, et le démantèlement des structures de financement des groupes paramilitaires rebaptisés « BACRIM », ou bandes criminelles émergentes – un nom nouveau derrière lequel se trouvent en fait tous les paramilitaires qui ne se sont jamais démobilisés. Aux deux parties, les victimes demandent que soit connue la vérité au sujet de leurs exactions.

Leur pétition concerne évidemment les paramilitaires dont les structures de financement n’ont jamais été démantelées alors qu’ils font encore régner la terreur, notamment dans la région bananière du nord-ouest du pays ainsi que sur la côte pacifique. Elles ont aussi rappelé les graves difficultés d’application de la Loi des victimes de 2011 impulsée par le président Santos, visant la restitution de plus de 5 millions d’hectares spoliés par le conflit à la plus grande partie des 6,5 millions de déplacés.

Mais l’urgence pour la société civile, c’est l’instauration d’un cessez-le-feu bilatéral – la guérilla ayant été la seule, depuis le début des négociations, à prononcer ponctuellement des cessez-le-feu unilatéraux.

Une nécessaire volonté politique

Le face à face direct et confidentiel entre les délégations de victimes et les négociateurs de La Havane concrétise une situation sans précédent par laquelle les victimes investissent un rôle de protagonistes actifs très différent du statut passif qui leur avait été jusque-là réservé dans des négociations de paix.

Quant à la Commission historique[3] qui sera chargée de rendre d’ici la fin de l’année un rapport sur les causes du conflit, elle s’inscrit dans une tradition de réflexion assez méconnue[4]. L’origine du conflit qui perdure encore aujourd’hui trouve racine dans la guerre civile déclenchée suite à l’assassinat deJorge Eliécer Gaitán [5] le 9 avril 1948 et les 300 mille morts qui en résultèrent jusque 1953. En 1958, le gouvernement colombien a mandaté une commission pour enquêter sur les causes de « la violencia » à travers tout le pays. Les archives de cette Commission documentaient si bien les problèmes sociaux et économiques qu’elles ont servi de bases aux travaux du sociologue Orlando Fals Borda – lequel fondera un an plus tard la toute première école de sociologie d’Amérique latine sous les auspices de l’Université nationale de Colombie. En 1987, une seconde Commission d’enquête se penchera sur les transformations socio-économiquesnécessaires particulièrement en ce qui concerne une réforme agraire.

En 1991, lors des démobilisations des guérillas de l’EPL, du M-19 et du mouvement amérindien Quintin Lame, une 3ème Commission développera une réflexion sur les causes historiques du conflit. Néanmoins, à l’heure de prendre des mesures socio-économiques, la volonté politique fera chaque fois défaut, reconduisant le conflit et perpétuant ses causes.

Tandis que les plus optimistes prédisent qu’un accord de paix sera signé d’ici la fin de l’année, le président Santos est coincé entre l’urgence du vote de législations destinées à encadrer le post-conflit, et les inquiétudes manifestées par l’armée, grande perdante de l’avènement potentiel de la paix.

Plus que jamais, comme l’ont dit les victimes durant les forums : « signer un accord, ce n’est pas la même chose que construire la paix ».

Laurence Mazure

Journaliste, elle fut correspondante en Colombie de La Libre Belgique et du Courrier

»» http://www.revuenouvelle.be/blog/francoisreman/2014/08/26/colombie-sig...

[1] http://www.semana.com/opinion/articulo/colombia-puede-convertirse-en-u...

[2] Les réunions se sont tenues à Villavicencio, aux bords des plaines de l’Orénoque, dans le centre pétrolier de Barrancabermeja, dans le port caribéen de Barranquilla, et à Cali, dans le sud. Toutes ces villes sont autant d’épicentres d’une guerre entre forces armées, paramilitaires et guérilla des FARC.

[3] Cette commission historique ne se substitue pas à une future commission vérité dans la période post-conflit.

[4] http://www.redalyc.org/pdf/996/99625425004.pdf Memoria y Violencia. A Los Cincuenta Años de « La Violencia en Colombia » de monseñor Guzman et al, Red de Revistas Científicas de América Latina, el Caribe, España y Portugal. Sistema de Información Científica. Valencia Gutiérrez, Alberto, p 65-68

[5] Jorge Eliécer Gaitán était le leader du Parti libéral et le candidat le plus populaire aux élections présidentielles de 1950. Il s’était positionné beaucoup plus à gauche qu’aucune autre personnalité politique avant lui. A travers lui, des millions de colombiens des classes sociales les plus défavorisées se sentaient pour la première fois représentées. Son assassinat a été perçu comme la preuve que l’oligarchie du pays ne laissera jamais l’espace pour la mise en oeuvre des réformes sociales fortes.


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