Contre le travail

Différencier l’homo faber de l’animal laborans. Selon Annah Arendt, une distinction est à faire entre l’œuvre et le travail.

L’œuvre, ce qui dure, le travail, l’éphémère, ce qui est consommé pour nos besoins. « Le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains » dit John Locke dans le Second traité du gouvernement civil (1760).

Cette confusion est le grand mal de la modernité. Nous ne produisons plus pour l’œuvre. L’homo faber est en déclin. Et même si l’homme travaille à ce qui doit durer, la division du travail, la parcellisation des tâches, réduisent son activité à un simple labeur.

« L’animal laborans n’est en effet qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre. (1) »

Si ces extraits de journal pouvaient révéler d’authentiques sentiments, ils dévoileraient la souffrance de l’être conscient de son mal mais matériellement impuissant à s’en défaire. Perdre sa vie à travailler, produire pour ne rien laisser derrière soi, est un effort d’une grande futilité.

« Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde, la permanence, la stabilité, la durée ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans. (2) »

Le désespoir d’une existence absurde, dont la vitalité est sacrifiée à idéal de l’animal laborans ; produire, produire encore, faire les mêmes gestes sans jamais construire, ce désespoir, dis-je, pourrait être supportable s’il n’y avait pas les autres, la multitude. Ceux qui ignorent tout de leur fatum et ne trouvent dans les douleurs de l’exploitation que l’image de leur propre abjection. Ceux pour qui l’avenir est la certitude de s’enfoncer toujours plus profondément dans l’obscurité du labeur, loin de la permanence et du réconfort. Ce sont les damnés de la terre. Ceux-là seuls ont le droit de nous juger, nous, qui les avons poussés à cet immense sacrifice.

« Mériter », « la fierté du travail bien fait », ou encore « l’obéissance » : des sentiments qui tiennent trop souvent de l’ignorance mais aussi de la foi et d’un au-delà du travail. Accepter la gratification qu’ils procurent est une attitude irrationnelle dans l’univers du labeur rémunéré. Une attitude irresponsable à laquelle il faut absolument opposer le mépris du travail, idéal auquel est confronté l’animal laborans en lutte pour sa survie.

Mériter la reconnaissance du chef ou de ses pairs c’est aussi accepter l’asservissement à la nécessité de produire toujours plus. Les plus critiques d’entre nous ont peine à s’avouer en être la proie. Les aveugles s’en tirent à bon compte tant que leur taux de productivité reste élevé. Mais, avouons-le, nous sommes tous prompts à justifier les institutions de l’esclavage, l’arbitraire des tâches à accomplir, les abus de l’autorité, la domesticité, la concurrence, l’exploitation ! Selon Aristote, les deux qualités qui manquent à l’esclave sont la faculté de délibérer et de décider.

« La fierté du travail bien fait » est une dégradation de l’esclave qui nie sa condition. Réussir une tâche, exalter son dur effort est une apologie du transitoire, une glorification de l’instabilité dans laquelle est plongé le travailleur qui, paradoxalement, en tire une satisfaction. Bien que l’animal laborans se voie perpétuellement privé du sentiment d’achèvement, bien qu’il soit constamment obligé d’accomplir des actes futiles, il est totalement persuadé d’accomplir l’œuvre de l’homo faber. C’est seulement lorsque l’illusion perd de sa force, qu’il est en mesure de voir son aveuglement. C’est alors qu’il dépérit, se sent inutile et parfois se suicide.

L’animal laborans est le jouet de forces dont il est incapable de tirer un profit personnel. Il couvre ses nécessités vitales par le travail mais n’est d’aucune utilité pour l’appareil de production. Pièce interchangeable du travail, il construit son histoire sur l’illusion d’exister pour l’œuvre. Chaque tâche accomplie (exaltation, droit au mérite) est une fausse célébration et un deuil, l’aveu d’une dévotion à la docilité, sans contrepartie.

Les démons de l’aliénation volontaire le poussent à vouloir mériter dans l’hébétement.

Philippe Nadouce

(1) In Condition de l’Homme moderne d’Hannah Arendt, Calmann-Lévy, Coll. Agora, 1983, page, 123

(2) Ibid.

 http://www.nadouce.com/2016/06/contre-le-travail.html

COMMENTAIRES  

01/07/2016 10:57 par babelouest

Pour dire plus court, chaque œuvre est sa propre récompense. Chaque travail (de tripallium, instrument de torture) sa propre aliénation. C’est l’un des reproches qu’on peut faire aux marxistes-léninistes, qui prônent "la valeur travail", si je ne m’abuse.

Pour être un humain véritable, il faut que chaque tâche accomplie le soit pour le bien de tous, pas pour en retirer une modeste contrepartie financière. Toute tâche, si elle est réellement utile, est nécessaire et en même temps gratifiante en soi. Casser des cailloux, afin qu’on ne se fasse pas mal aux pieds, a autant de valeur que sauver la vue d’un enfant après des années d’études et de pratique. La rémunération POLLUE l’acte.

02/07/2016 08:28 par christophe

"L’être humain lui-même, considéré comme
pure existence de force de travail, est un objet naturel, une
chose, certes vivante et consciente de soi, mais une chose et
le travail proprement dit est la réification de cette force." K. Marx Le Capital

Une politique de critique sociale, de contestation de la société capitaliste, ne devrait pas demander la création de nouveaux emplois, ou rêver d’un impossible retour à la société de plein emploi, mais plutôt exiger pour tout le monde individuellement et collectivement, le droit d’accéder directement aux ressources, terrains, ateliers, usines, au savoir immatériel, pour organiser collectivement la production là où elle est vraiment nécessaire. L’on découvrirait, par l’exercice de notre liberté, de notre identité non réifiée, qu’une bonne partie de la production d’aujourd’hui n’est absolument pas nécessaire et pourrait être arrêtée.
Ce serait tant mieux pour la société si on pouvait assurer sa survie avec beaucoup
moins de travail !

02/07/2016 09:51 par Christian DEL.

Que fait-on ? On lutte pour une forte RTT avec le revenu maintenu pour 99% d’en-bas ou autre chose comme "accepter" (sic) le chômage - total ou partiel - en "mode décroissant" (resic) ?

03/07/2016 19:11 par Jao Aliber

Ce que la plupart des travailleurs ne savent pas, c’est que la spécialisation ossifiée(terme de Karl Marx) du travailleur dans un métier déterminé est la cause véritable et absolue des millions de chômeurs actuels(Le Capital livre pp.165-166).C’est la plus grande contradiction de la société actuelle.

Autrement dit, les travailleurs salariés seront obligés de briser leur subordination à la division du travail non seulement pour supprimer le fléau du chômage actuel mais surtout pour abolir la propriété privée des moyens de production.Car la propriété collective des moyens de production signifie l’utilisation libre de ceux-ci par le travailleur qui correspond ainsi à une activité nécessairement libre.Le travailleur intégral, qui n’est plus spécialisé dans tel ou tel métier correspond donc à la suppression de la propriété privée des moyens de production, à l’activité libre.

Lorsqu’on prend l’URSS, on voit que les travailleurs y étaient subordonnés à la division du travail, par conséquent, la propriété privée des moyens de production y existait mais sous une forme nouvelle liée à la nationalisation complète des moyens de production.Cet exemple pratique montre que la seule nationalisation de toute l’économie ne signifie pas la suppression de la propriété privée.

Malheureusement, beaucoup de travailleurs identifient encore nationalisation de l’économie et suppression de la propriété privée.La nationalisation seule ne suffit pas, il faut encore que la subordination à la division du travail soit abolie.

En raisonnant d’une autre manière, on débouche sur la même propriété privée en URSS, c’est à dire on découvre une nouvelle forme d’ exploitation dont les conditions sont :

1° Nationalisation de toute l’économie ce qui implique la planification de l’économie

2° La plus importante : la production des moyens de production( que Marx appelle section 1 par simplification) y croissait plus rapidement que la production des articles de consommation( section 2)

En se basant sur la reproduction élargie développée par Karl Marx, on découvre que lorsque la section 1 croit plus vite(base de l’économie soviétique) que la section 2, il se crée un excédent que les ouvriers ne peuvent pas consommer et qui est empocher par l’administration d’Etat(la nomenclatura).

C’est ce excédent( collectivement extorqué aux travailleurs) qui constituait la forme matérielle de la propriété privée des moyens de production en URSS exactement de la même manière que le profit constitue la forme classique de la propriété privée capitaliste.

Au lieu qu’il ait un chômage de masse, la contradiction fondamentale entre la spécialisation ossifiée des travailleurs et les forces productives en URSS, prenait, du fait de la nationalisation et du développement plus rapide de la section 1 par rapport à la section 2,une crise de pénurie chronique d’articles de consommation de plus en plus grave et qui a fini par détruire le système.

D’ailleurs, dans le livre 2 du capital, p.571-572 Marx prévient que pour assurer le développement normal de l’économie, la section 2 doit croître plus vite que la section 1.Mais malgré ces mise en garde, Lénine falsifia cette loi(Pour caractériser le romantisme économique p.12) et depuis, c’était devenu la loi économique fondamentale de l’économie soviétique.Le Capital ne s’arrête devant rien pour exploiter même devant la nationalisation complète de l’économie.

On constate que lorsqu’on nationalise les entreprises pour exploiter le prolétariat, la contradiction absolue entre travail spécialisé et les forces productives est poussée à son comble et place le travailleur à niveau de vie très bas par rapport à son niveau sous le capitalisme normal(Exemple immigration des travailleurs de Berlin-est vers l’ouest,Cuba vers les USA...). C’est pour cela que cet type de capitalisme n’a durée que de 1917 à 1991 en URSS et dans les autres, on tend vers l’économie de marché complète c’est à dire revenir au point de départ de la luttes des classes.

Mais sous le capitalisme classique, du fait que les entreprises ne sont pas nationalisées, la contradiction absolue s’affirme comme développement croissante d’une surpopulation relative(millions de chômeurs, de précaires, de pauvres travailleurs,etc.).Et c’est cette contradiction qui finira par créer la conscience, chez ces prolétaires, de la nécessité d’abolir non seulement le mode de travail actuel.Leur instrument révolutionnaire pour parvenir à but est l’étatisation de l’économie.

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06/07/2016 04:30 par babelouest

Surtout il est important de passer d’une société de l’échange à une société du partage, basée sur l’égalité de fait entre TOUS dans la différence entre TOUS. Suppression de la propriété individuelle, excepté de son propre corps (bizarrement refusée par la société actuelle), de TOUTE hiérarchie sous quelque forme que ce soit, de toute monnaie, donc de tout capital. Pas de planification, mais des décisions prises à l’échelon le plus près de la personne (immeuble, quartier) par les personnes. Responsabilités (il en reste forcément) tournantes, au coup par coup. Pas de resquilleurs !

Et pour le cas où une réalisation souhaitée par le groupe nécessite un coordinateur, ce sera l’une des personnes du groupe, pour cette réalisation seulement. Il ne s’agira pas de TRAVAIL (de tripallum, forme de torture), mais de tâches communes s’ajoutant aux tâches individuelles comme la toilette matinale, le ménage du logement construit en commun, mais respectant l’intimité.

14/08/2016 13:22 par Jean-Paul GILLARD

A la fois limpide et structurant pour élaborer une conduite personnelle. Une des questions qui se pose néanmoins est : comment, à partir de cette analyse, passer à une prise de conscience politique engendrant un projet politique ayant pour programme de modifier notre société afin que celle-ci établisse les conditions propres à promouvoir l’homo faber vs l’homo laborans...
Merci pour ce court texte lumineux.

15/08/2016 10:09 par chb

BabelOuest, je manque d’imagination. Est-ce que vous nous proposez le repli tribal comme modèle d’équilibre et d’épanouissement ? Votre « coordinateur, pour cette réalisation seulement » sera le plus entreprenant, le plus fiable, le plus etc. et deviendra fatalement seigneur, bourgeois ou gourou. Les nécessités de la sûreté, du commerce (produits agricoles, miniers ou manufacturés) et de l’exogamie promettent alors la féodalité, ou au mieux une « république » à la vénitienne ; laquelle était assise sur une spoliation peu recommandable.
Que ce texte soit "lumineux" ou surtout illuminé, faut garder un minimum de planification, non, pour compenser aléas et inégalités ? Sans oublier que la cata climatique mue en enfer stérile les îles les plus douces.
Je ne pense pas, même en revenant à un âge (brillant ?) d’avant la technocratie, avant l’industrialisation, que la simple survie de milliards d’humains soit compatible avec l’autogestion égalitaire morcelée. Car c’est bien alors la survie des individus, des groupes, qui dépend du travail et tient lieu de contrepartie. Contrepartie minimale, certes, mais incontournable comme le montre l’acceptation si courante de l’aliénation et de l’esclavage au cours des siècles : la faim a plus souvent eu raison des hilotes, serfs ou esclaves (et d’hommes libres !) que le suicide, me semble-t-il.

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