L’œuvre, ce qui dure, le travail, l’éphémère, ce qui est consommé pour nos besoins. « Le travail de notre corps et l’œuvre de nos mains » dit John Locke dans le Second traité du gouvernement civil (1760).
Cette confusion est le grand mal de la modernité. Nous ne produisons plus pour l’œuvre. L’homo faber est en déclin. Et même si l’homme travaille à ce qui doit durer, la division du travail, la parcellisation des tâches, réduisent son activité à un simple labeur.
« L’animal laborans n’est en effet qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre. (1) »
Si ces extraits de journal pouvaient révéler d’authentiques sentiments, ils dévoileraient la souffrance de l’être conscient de son mal mais matériellement impuissant à s’en défaire. Perdre sa vie à travailler, produire pour ne rien laisser derrière soi, est un effort d’une grande futilité.
« Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde, la permanence, la stabilité, la durée ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans. (2) »
Le désespoir d’une existence absurde, dont la vitalité est sacrifiée à idéal de l’animal laborans ; produire, produire encore, faire les mêmes gestes sans jamais construire, ce désespoir, dis-je, pourrait être supportable s’il n’y avait pas les autres, la multitude. Ceux qui ignorent tout de leur fatum et ne trouvent dans les douleurs de l’exploitation que l’image de leur propre abjection. Ceux pour qui l’avenir est la certitude de s’enfoncer toujours plus profondément dans l’obscurité du labeur, loin de la permanence et du réconfort. Ce sont les damnés de la terre. Ceux-là seuls ont le droit de nous juger, nous, qui les avons poussés à cet immense sacrifice.
« Mériter », « la fierté du travail bien fait », ou encore « l’obéissance » : des sentiments qui tiennent trop souvent de l’ignorance mais aussi de la foi et d’un au-delà du travail. Accepter la gratification qu’ils procurent est une attitude irrationnelle dans l’univers du labeur rémunéré. Une attitude irresponsable à laquelle il faut absolument opposer le mépris du travail, idéal auquel est confronté l’animal laborans en lutte pour sa survie.
Mériter la reconnaissance du chef ou de ses pairs c’est aussi accepter l’asservissement à la nécessité de produire toujours plus. Les plus critiques d’entre nous ont peine à s’avouer en être la proie. Les aveugles s’en tirent à bon compte tant que leur taux de productivité reste élevé. Mais, avouons-le, nous sommes tous prompts à justifier les institutions de l’esclavage, l’arbitraire des tâches à accomplir, les abus de l’autorité, la domesticité, la concurrence, l’exploitation ! Selon Aristote, les deux qualités qui manquent à l’esclave sont la faculté de délibérer et de décider.
« La fierté du travail bien fait » est une dégradation de l’esclave qui nie sa condition. Réussir une tâche, exalter son dur effort est une apologie du transitoire, une glorification de l’instabilité dans laquelle est plongé le travailleur qui, paradoxalement, en tire une satisfaction. Bien que l’animal laborans se voie perpétuellement privé du sentiment d’achèvement, bien qu’il soit constamment obligé d’accomplir des actes futiles, il est totalement persuadé d’accomplir l’œuvre de l’homo faber. C’est seulement lorsque l’illusion perd de sa force, qu’il est en mesure de voir son aveuglement. C’est alors qu’il dépérit, se sent inutile et parfois se suicide.
L’animal laborans est le jouet de forces dont il est incapable de tirer un profit personnel. Il couvre ses nécessités vitales par le travail mais n’est d’aucune utilité pour l’appareil de production. Pièce interchangeable du travail, il construit son histoire sur l’illusion d’exister pour l’œuvre. Chaque tâche accomplie (exaltation, droit au mérite) est une fausse célébration et un deuil, l’aveu d’une dévotion à la docilité, sans contrepartie.
Les démons de l’aliénation volontaire le poussent à vouloir mériter dans l’hébétement.
Philippe Nadouce
(1) In Condition de l’Homme moderne d’Hannah Arendt, Calmann-Lévy, Coll. Agora, 1983, page, 123
(2) Ibid.