Dire que les pauvres tiennent plus au pain qu’à la liberté politique est un argument de riche... Ignorer que la démocratie, prise en ce sens global, n’est un luxe pour personne mais un levier universel d’émancipation humaine, c’est faire un cadeau inespéré à ceux qui confondent démocratie et monarchie élective...
A force d’entendre les monarques occidentaux donner des leçons de démocratie à tous les autres peuples du monde, on en viendrait à oublier l’essentiel de l’histoire humaine. La conception du passé est falsifiée par tant de caricatures du présent, qu’on en finirait par croire que nous vivons en démocratie au sens propre, et que « les autres » n’y sont jamais parvenus. Il faudrait les y aider, hier par la colonisation, aujourd’hui à coups de bombes. L’ennui, c’est qu’en réaction à ces discours, dans bien des pays qui en sont privés, certains en viennent à refuser la démocratie en tant que modèle strictement occidental, perçu comme inséparable du passé colonialiste de nos pays et de ce qui le prolonge à notre époque dans la politique et l’économie mondiales. On réalise difficilement à quel point le monde souffre de ce double tour de passe-passe, y compris parmi les intellectuels qui, au nom de références révolutionnaires caricaturées, théorisent l’idée que la démocratie n’est qu’une mystification de type capitaliste. Un ami ivoirien d’origine indienne m’a convaincu de lire un petit livre qui balaie radicalement ces quelques propositions : La démocratie des autres, du Nobel indien Amartya Sen (1).
La « démocratie » ne serait-elle sur le fond qu’un rideau de fumée visant à masquer et permettre la pérennisation des dominations socio-économiques ? L’histoire humaine a déjà répondu à cette hypothèse : l’espérance de vie s’accroît avec l’extension du libre débat public, comme l’illustre de façon nette la comparaison de l’Inde et de la Chine et même, à l’intérieur de l’Inde, la comparaison du Kérala avec les autres parties du pays. De même il n’y eut au XXe siècle aucune famine là où régnait cette culture démocratique de la discussion publique sans contrainte et sans domination étrangère. L’illustrent les contre-exemples de la Chine du « grand bond », de l’Indonésie, de la Thaïlande, de la Corée du Nord ou de l’Inde colonisée, et de dizaines d’autres. Dire que les pauvres tiennent plus au pain qu’à la liberté politique est un argument de riche. En réalité, le monde est porteur d’une contradiction qui brouille la perception et parfois occulte la valeur universelle des principes essentiels de la démocratie : l’aggravation des conditions de vie, le sentiment d’insécurité en tous domaines, les menaces de crise et de guerre conduisent à aiguiser des antagonismes parmi les pires victimes, lesquelles sont conduites à développer des haines qui les divisent, et à rechercher des « chefs » qui flattent leur soit-disant « identité » en promettant un pouvoir autoritaire et expéditif. La démocratie juridique liée aux inégalités violentes tend à détruise la crédibilité de la démocratie elle-même. Le passé et le présent l’attestent. Mais en même temps, les peuples privés de libertés aspirent sans cesse davantage à les conquérir, et ceux qui les perdent déploient invariablement des efforts héroïques pour les conserver. Kant et Hegel n’ont pas rêvé : malgré les régressions et obstacles que l’histoire exhibe, l’idée de démocratie manifeste une tendance globale à l’extension. Et si les puissances dominantes réinventent sans cesse mille et une manière d’en dévoyer le cours, c’est bien parce que l’immense majorité des exploités qu’ils dominent a un intérêt absolu à ce que la démocratie s’approfondisse. En confondant la démocratie avec ses formes dévoyées on fait toujours le jeu des puissances dominantes.
Autre contre-sens : la démocratie serait une invention occidentale rayonnant peu à peu sur les autres peuples, retardataires. Certes, l’Athènes antique a inventé une forme politique extraordinairement novatrice et prometteuse, malgré son exclusion de la majorité de femmes, esclaves et métèques. Il est clair que si les pays occidentaux incluaient dans leur fonctionnement institutionnel toutes les exigences de la démocratie athénienne, les peuples concernés pourrait s’émanciper de l’essentiel des aliénations et dominations dont ils souffrent aujourd’hui. Mais croire que la démocratie naît à Athènes c’est se tromper lourdement, encore une fois, sur l’histoire humaine. Comme j’ai eu l’occasion d’y insister en d’autres occasions (2), l’extraordinaire créativité institutionnelle de Mandela s’est enracinée dans les traditions anciennes de son peuple et de son clan, dont il n’a cessé de rappeler le caractère démocratique et social. En Afrique, en Asie, aux Proche et Moyen Orient, des millénaires de pratiques d’essence démocratique sont susceptibles d’enraciner et libérer d’extraordinaires potentialités politiques et sociales, loin des modèles et des contre-modèles occidentaux à l’intérieur desquels on y a la fâcheuse tendance à s’enfermer. Décisions collectivement élaborées, tolérance, écoute des autres, pluralisme en tous domaines, ouverture d’esprit, idéal du débat public... De Cordoue à la Mongolie, de l’Indonésie à l’Egypte, de Bagdad et Téhéran à l’Inde, ces pratiques ont préparé, entouré et assimilé celles que les Athéniens ont institutionnalisées.
Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle « démocratie » : si l’on entend par là le seul usage du vote, alors bien sûr il est une façon d’en faire un mode mystificateur très efficace de domination sociale et de confiscation de la souveraineté populaire. Mais on oublie trop souvent que le vote ne trouve sa valeur que dans la traduction d’une volonté construite au sein d’un débat public libre, contradictoire et informé. C’est là une condition essentielle de la valeur des votes, comme résultat d’une auto-transformation des citoyens par le débat et la réflexion collective. C’est même ce qui inquiète les forces dominantes dans l’idée de votations d’initiative citoyenne : le référendum français sur le Traité de Lisbonne a prouvé la fâcheuse tendance du peuple à créer de la pensée et de la pratique lorsqu’il sait qu’il devra trancher lui-même.
Si Nicolas Sarkozy a eu des propos insultants sur les traditions africaines et les institutions suisses, c’est sans doute en raison de la nécessité, pour le capitalisme libéral dominant, de falsifier le sens profond de ce que peuvent signifier les mots « démocratie » et « république ». Ignorer que la démocratie, prise en ce sens global, n’est un luxe pour personne mais un levier universel d’émancipation humaine, c’est faire un cadeau inespéré à ceux qui confondent démocratie et monarchie élective, mais aussi à ceux qui confondent la lutte contre les puissances financières avec les régressions idéologiques et éthiques les plus médiévales. Si la démocratie n’est guère le privilèges des puissances occidentales, celles-ci peuvent revendiquer le privilège de ses dévoiements les plus désastreux.
Jean-Paul Jouary
(1) Editions Rivages Poche, 2015.
(2) Notamment dans mon livre Man