RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
19 

Démocratie occidentale ?

Dire que les pauvres tiennent plus au pain qu’à la liberté politique est un argument de riche... Ignorer que la démocratie, prise en ce sens global, n’est un luxe pour personne mais un levier universel d’émancipation humaine, c’est faire un cadeau inespéré à ceux qui confondent démocratie et monarchie élective...

A force d’entendre les monarques occidentaux donner des leçons de démocratie à tous les autres peuples du monde, on en viendrait à oublier l’essentiel de l’histoire humaine. La conception du passé est falsifiée par tant de caricatures du présent, qu’on en finirait par croire que nous vivons en démocratie au sens propre, et que « les autres » n’y sont jamais parvenus. Il faudrait les y aider, hier par la colonisation, aujourd’hui à coups de bombes. L’ennui, c’est qu’en réaction à ces discours, dans bien des pays qui en sont privés, certains en viennent à refuser la démocratie en tant que modèle strictement occidental, perçu comme inséparable du passé colonialiste de nos pays et de ce qui le prolonge à notre époque dans la politique et l’économie mondiales. On réalise difficilement à quel point le monde souffre de ce double tour de passe-passe, y compris parmi les intellectuels qui, au nom de références révolutionnaires caricaturées, théorisent l’idée que la démocratie n’est qu’une mystification de type capitaliste. Un ami ivoirien d’origine indienne m’a convaincu de lire un petit livre qui balaie radicalement ces quelques propositions : La démocratie des autres, du Nobel indien Amartya Sen (1).

La « démocratie » ne serait-elle sur le fond qu’un rideau de fumée visant à masquer et permettre la pérennisation des dominations socio-économiques ? L’histoire humaine a déjà répondu à cette hypothèse : l’espérance de vie s’accroît avec l’extension du libre débat public, comme l’illustre de façon nette la comparaison de l’Inde et de la Chine et même, à l’intérieur de l’Inde, la comparaison du Kérala avec les autres parties du pays. De même il n’y eut au XXe siècle aucune famine là où régnait cette culture démocratique de la discussion publique sans contrainte et sans domination étrangère. L’illustrent les contre-exemples de la Chine du « grand bond », de l’Indonésie, de la Thaïlande, de la Corée du Nord ou de l’Inde colonisée, et de dizaines d’autres. Dire que les pauvres tiennent plus au pain qu’à la liberté politique est un argument de riche. En réalité, le monde est porteur d’une contradiction qui brouille la perception et parfois occulte la valeur universelle des principes essentiels de la démocratie : l’aggravation des conditions de vie, le sentiment d’insécurité en tous domaines, les menaces de crise et de guerre conduisent à aiguiser des antagonismes parmi les pires victimes, lesquelles sont conduites à développer des haines qui les divisent, et à rechercher des « chefs » qui flattent leur soit-disant « identité » en promettant un pouvoir autoritaire et expéditif. La démocratie juridique liée aux inégalités violentes tend à détruise la crédibilité de la démocratie elle-même. Le passé et le présent l’attestent. Mais en même temps, les peuples privés de libertés aspirent sans cesse davantage à les conquérir, et ceux qui les perdent déploient invariablement des efforts héroïques pour les conserver. Kant et Hegel n’ont pas rêvé : malgré les régressions et obstacles que l’histoire exhibe, l’idée de démocratie manifeste une tendance globale à l’extension. Et si les puissances dominantes réinventent sans cesse mille et une manière d’en dévoyer le cours, c’est bien parce que l’immense majorité des exploités qu’ils dominent a un intérêt absolu à ce que la démocratie s’approfondisse. En confondant la démocratie avec ses formes dévoyées on fait toujours le jeu des puissances dominantes.

Autre contre-sens : la démocratie serait une invention occidentale rayonnant peu à peu sur les autres peuples, retardataires. Certes, l’Athènes antique a inventé une forme politique extraordinairement novatrice et prometteuse, malgré son exclusion de la majorité de femmes, esclaves et métèques. Il est clair que si les pays occidentaux incluaient dans leur fonctionnement institutionnel toutes les exigences de la démocratie athénienne, les peuples concernés pourrait s’émanciper de l’essentiel des aliénations et dominations dont ils souffrent aujourd’hui. Mais croire que la démocratie naît à Athènes c’est se tromper lourdement, encore une fois, sur l’histoire humaine. Comme j’ai eu l’occasion d’y insister en d’autres occasions (2), l’extraordinaire créativité institutionnelle de Mandela s’est enracinée dans les traditions anciennes de son peuple et de son clan, dont il n’a cessé de rappeler le caractère démocratique et social. En Afrique, en Asie, aux Proche et Moyen Orient, des millénaires de pratiques d’essence démocratique sont susceptibles d’enraciner et libérer d’extraordinaires potentialités politiques et sociales, loin des modèles et des contre-modèles occidentaux à l’intérieur desquels on y a la fâcheuse tendance à s’enfermer. Décisions collectivement élaborées, tolérance, écoute des autres, pluralisme en tous domaines, ouverture d’esprit, idéal du débat public... De Cordoue à la Mongolie, de l’Indonésie à l’Egypte, de Bagdad et Téhéran à l’Inde, ces pratiques ont préparé, entouré et assimilé celles que les Athéniens ont institutionnalisées.

Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on appelle « démocratie » : si l’on entend par là le seul usage du vote, alors bien sûr il est une façon d’en faire un mode mystificateur très efficace de domination sociale et de confiscation de la souveraineté populaire. Mais on oublie trop souvent que le vote ne trouve sa valeur que dans la traduction d’une volonté construite au sein d’un débat public libre, contradictoire et informé. C’est là une condition essentielle de la valeur des votes, comme résultat d’une auto-transformation des citoyens par le débat et la réflexion collective. C’est même ce qui inquiète les forces dominantes dans l’idée de votations d’initiative citoyenne : le référendum français sur le Traité de Lisbonne a prouvé la fâcheuse tendance du peuple à créer de la pensée et de la pratique lorsqu’il sait qu’il devra trancher lui-même.

Si Nicolas Sarkozy a eu des propos insultants sur les traditions africaines et les institutions suisses, c’est sans doute en raison de la nécessité, pour le capitalisme libéral dominant, de falsifier le sens profond de ce que peuvent signifier les mots « démocratie » et « république ». Ignorer que la démocratie, prise en ce sens global, n’est un luxe pour personne mais un levier universel d’émancipation humaine, c’est faire un cadeau inespéré à ceux qui confondent démocratie et monarchie élective, mais aussi à ceux qui confondent la lutte contre les puissances financières avec les régressions idéologiques et éthiques les plus médiévales. Si la démocratie n’est guère le privilèges des puissances occidentales, celles-ci peuvent revendiquer le privilège de ses dévoiements les plus désastreux.

Jean-Paul Jouary

(1) Editions Rivages Poche, 2015.
(2) Notamment dans mon livre Man

»» http://www.humanite.fr/blogs/democratie-occidentale-574588
URL de cet article 28695
  

Même Thème
La télécratie contre la démocratie, de Bernard Stiegler.
Bernard GENSANE
Bernard Stiegler est un penseur original (voir son parcours personnel atypique). Ses opinions politiques personnelles sont parfois un peu déroutantes, comme lorsqu’il montre sa sympathie pour Christian Blanc, un personnage qui, quels qu’aient été ses ralliements successifs, s’est toujours fort bien accommodé du système dénoncé par lui. J’ajoute qu’il y a un grand absent dans ce livre : le capitalisme financier. Cet ouvrage a pour but de montrer comment et pourquoi la relation politique elle-même est (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

La gauche n’a pas la moindre putain d’idée du monde dans lequel elle vit.

José Saramago

Lorsque les psychopathes prennent le contrôle de la société
NdT - Quelques extraits (en vrac) traitant des psychopathes et de leur emprise sur les sociétés modernes où ils s’épanouissent à merveille jusqu’au point de devenir une minorité dirigeante. Des passages paraîtront étrangement familiers et feront probablement penser à des situations et/ou des personnages existants ou ayant existé. Tu me dis "psychopathe" et soudain je pense à pas mal d’hommes et de femmes politiques. (attention : ce texte comporte une traduction non professionnelle d’un jargon (...)
46 
Médias et Information : il est temps de tourner la page.
« La réalité est ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est ce que nous croyons. Ce que nous croyons est fondé sur nos perceptions. Ce que nous percevons dépend de ce que nous recherchons. Ce que nous recherchons dépend de ce que nous pensons. Ce que nous pensons dépend de ce que nous percevons. Ce que nous percevons détermine ce que nous croyons. Ce que nous croyons détermine ce que nous prenons pour être vrai. Ce que nous prenons pour être vrai est notre réalité. » (...)
55 
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.