Les soirées électorales françaises se suivent et se ressemblent. Depuis tant d’années. Celle des départementales de ce mois de mars 2015 en offrait une caricature dont l’acceptation quasi générale interroge autant le philosophe que le citoyen. Pas un mot sur les besoins, les aspirations, les bilans, les propositions relatifs à l’objet même du suffrage. Si peu sur les candidats qu’on peut supposer qu’ici ou là une chèvre affublée du logo d’un parti aurait pu l’emporter. Il ne fut question que de s’affirmer pour ou contre le Président de la République, ou contre tout ce qui ressemble à la République elle-même.
Comment s’en étonner si nos institutions donnent l’essentiel du pouvoir au sommet présidentiel d’un édifice institutionnel qui prétend être légitime sous prétexte qu’il a reçu l’accord du suffrage universel tous les cinq ans. Entre deux suffrages, aucune décision n’est soumise au peuple, celui-ci a perdu tout moyen de décider ou de refuser. Et de la politique désormais imposée dépendent pour l’essentiel toutes les politiques locales et la vie quotidienne de chacun. Les citoyens se saisissent donc des rares occasions qui lui sont offertes de s’exprimer pour rejeter cette logique politique dont ils font les frais.
Il ne leur reste plus qu’à rechercher un futur monarque de rechange, dans cette Constitution que François Mitterrand appelait – avant d’être au pouvoir – un « coup d’État permanent ». C’est bien cette imposture que constitue la prétention de représenter le peuple que manifeste une fois encore cette nouvelle élection, qu’il faut bien qualifier d’élection présidentielle départementale, comme il y aura bientôt une élection présidentielle régionale, et qu’il y a eu des élections présidentielles législatives. Il faut donc s’interroger sur le sens du mot représenter dans ce qu’on appelle la démocratie représentative.
Re-présenter, c’est rendre présent ce qui est absent. C’est donc établir une équivalence entre une chose absente et une autre chose qui est censée en assurer la présence malgré tout, parler et agir en son nom, comme si elle était elle-même présente. Mais il y a deux façons d’entendre cette re-présentation.
Dans un premier sens, un représentant de commerce par exemple parle au nom de son entreprise, un Ambassadeur parle au nom du gouvernement qu’il représente dans un autre pays, un préfet parle au nom de l’État qu’il représente dans un département ou une région. Mais aucun d’entre eux n’a le droit de réinventer à sa guise les tarifs de son entreprise ou la politique de son gouvernement. Ainsi, re-présenter suppose que ce que l’on représente conserve toute sa liberté de décision, que ce que l’on représente ne cesse pas d’être, ne puisse être remplacé par sa représentation. C’est un premier sens de la notion de représentation.
Mais ce mot a un second sens : il y a en effet des cas ou le re-présentant est posé comme décidant à la place de ce qui est représenté. Par exemple, les parents représentent leurs enfants mineurs dès qu’il est question de compte bancaire, d’engagement légal, etc. Même dans ce cas, cela ne leur donne pas n’importe quels droits sur eux. Il y a d’autres cas : une personne peut en re-présenter une autre si cette dernière a perdu ses facultés mentales, de même qu’un exécuteur testamentaire représente les volontés de celui qui n’existe plus. On le voit, ce genre de représentation suppose que les représentés sont considérés comme mineurs, inaptes, irresponsables, voire disparus. C’est un second sens du mot représentant.
La question est de savoir si, lorsqu’on parle de démocratie représentative, on parle de représentation au premier ou au second sens. La chose est importante car si on opte pour le premier sens, alors il faut admettre que le peuple doit conserver toujours son pouvoir de décision, quitte à se débarrasser de ses gouvernants. On licencierait un représentant de commerce qui ferait campagne pour les concurrents et l’on révoquerait un ambassadeur qui déciderait de plaider une politique différente de celle du gouvernement de son pays. En revanche, si l’on opte pour le second sens, alors on considère le peuple comme mineur, irresponsable, inexistant, ayant perdu toute liberté entre deux élections, et il faut admettre que la « démocratie représentative » n’est plus au sens propre une démocratie. Pour rendre à la démocratie son sens profond, essentiel, vital, il faut conserver en tête, chaque jour, cette évidence définitive que Jean-Jacques Rousseau formula dans son Contrat social :« Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi ».
C’est l’oubli de ce principe, l’essence même de la démocratie, et la confiscation du pouvoir par ceux qui prétendent représenter le peuple contre le peuple lui-même, qui conduit tant de citoyens à ne plus avoir d’ambition que dans le rejet : rejet des pouvoirs en place d’abord, en alternance régulière, puis rejet de la démocratie elle-même comme horizon dangereux de cette crise de la politique en général. Comme le chien dont parle Spinoza, qui mord machinalement le caillou qui le frappe, les citoyens qui souffrent, faute de pouvoir agir comme citoyens, finissent par faire à leurs maîtres le cadeau royal du vote Front national qui les menace pourtant d’un naufrage tragique.
C’est pourquoi, si la crise est sociale, son verrou est institutionnel en ce qu’il empêche toute traduction politique des aspirations et pratiques sociales. Parler, écrire et surtout agir en associant un maximum de citoyens pour concevoir et imposer une VIe République, est devenu la priorité absolue de toute aspiration au changement social. Avant le social lui-même, décrédibilisé par ces mêmes institutions semeuses de fatalisme et d’incrédulité sur toutes les promesses.
30 Mars 2015
Jean-Paul Jouary, philosophe et essayiste.