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Guantanamo : comment créer des zombies

Pourquoi agrandir quelque chose qui n’est pas censé exister ?

Le quelque chose en question est la prison américaine de la baie de Guantanamo, pour laquelle le Pentagone a récemment demandé un financement supplémentaire de 49 millions de dollars. Malgré la promesse faite par Obama en 2009 - l’une de ses premières promesses en tant que président - de fermer " Gitmo ", il est évident que les États-Unis n’ont aucune intention de le faire dans un avenir proche. En fait, la seule fermeture effectuée par l’administration Obama a été celle du bureau du représentant spécial, Daniel Fried, chargé de démanteler Guantanamo. Le département d’État américain a assigné fin janvier d’autres fonctions à Fried, qui ne sera pas remplacé.

Comment mieux commémorer cette décision que par l’expansion des camps pénitentiaires ? Le nouvel établissement, auquel seront consacrés ces fonds supplémentaires, hébergera 106 prisonniers (le nombre exact est incertain), qui n’auront été ni jugés, ni inculpés.

Huit d’entre eux ont entamé leur deuxième mois d’une grève de la faim. Selon le porte-parole du commandement Sud, qui supervise Guantanamo, les grévistes sont désillusionnés parce qu’ils avaient cru à la promesse d’Obama de fermer Gitmo. Ils sont en fait libérables et ce n’est que l’incapacité d’Obama de tenir parole - et l’incapacité du Congrès américain de légiférer sur leur transfert - qui les maintient en détention. Ils ont donc le sentiment aujourd’hui que le seul moyen d’attirer l’attention de l’opinion publique internationale est d’entreprendre une " action dramatique ".

L’une des raisons pour laquelle le Pentagone doit construire une nouvelle installation coûteuse tient au rôle que jouent les sociétés militaires privées dans la politique pénitentiaire. A Guantanamo, ce sont des contractants privés qui sont aux commandes. Ils partagent la signalisation avec les unités militaires, sont mieux logés que les soldats, gèrent les cantines et importent les travailleurs d’Asie du Sud-est chargés de construire les énormes infrastructures (qui étaient neuves lors de ma visite en 2009, ce qui fait douter de la " détérioration " invoquée pour justifier le nouvel apport de fonds).

Ces contractants étaient également chargés de la gestion du bâtiment du tribunal militaire, et décident même de la politique à suivre - par exemple, en déterminant ce qui pouvait ou non être dit aux médias. D’après des conflits dont j’ai été témoin, les opérateurs privés surclassaient les soldats.

Les sommes énormes, souvent impossibles à documenter, concédées à ces sociétés expliquent facilement pourquoi des installations comme Guantanamo - et des prisons appartenant à et gérées par des contractant privés aux États-Unis même - ne ferment jamais. Le transfert de fonds publics vers des sociétés privées est bien plus en vogue que le désuet capitalisme de marché.

Mais comment expliquer la brutalité de Guantanamo ? J’ai récemment visité Alcatraz, l’ancienne prison fédérale américaine sise dans la baie de San Francisco. Comme Gitmo, Alcatraz fut créée dans les années 1930 pour accueillir ceux qui étaient alors les pires d’entre les pires - les terroristes islamiques (ou accusés de l’être) de leur époque. Les tueurs en série et les gangsters - dont Al Capone - y étaient incarcérés. La prison d’Alcatraz a été fermée il y a cinquante ans, en 1963, en raison des conditions de détention jugées inhumaines, et les prisonniers transférés ailleurs. Mais j’ai été frappée à quel point le régime pénitentiaire et les bâtiments d’Alcatraz semblent humains comparés à Guantanamo.

Pour commencer, les prisonniers d’Alcatraz qui étaient violents ou contrevenaient aux règles étaient placés à l’isolement au Bloc D, dont les cellules n’avaient pas de fenêtre ; à Guantanamo, aucune des cellules montrées aux journalistes n’a de fenêtre ou de lumière naturelle. L’isolement au Bloc D était considéré comme la punition la plus dure et n’excédait jamais 48 heures. A Guantanamo - et dans d’autres pénitenciers étatsuniens - les prisonniers sont maintenus à l’isolement pendant des jours ou des semaines d’affilée, ce qui peut entraîner une psychose.

De même, à Alcatraz, les prisonniers avaient accès à une bibliothèque bien fournie, et droit à une visite mensuelle de leurs proches et à du courrier. A Guantanamo, en violation des conventions de la Croix-Rouge, les prisonniers ne peuvent recevoir ni courrier, ni visites de leur famille, leurs possibilités de lecture sont sévèrement restreintes et les nouvelles sont censurées. Ils ne sont même prévenus du décès de leurs parents ou enfants.

Les prisonniers d’Alcatraz bénéficiaient également d’une certaine intimité. Ils étaient entièrement déshabillés en arrivant, mais recevaient ensuite des vêtements et se douchaient en groupe du même sexe sous la surveillance d’un garde masculin. Les prisonniers de Guantanamo doivent se doucher dans des cabines individuelles placées dans les principaux couloirs, avec une porte vitrée, avec pour effet qu’ils sont nus sous le regard de gardes féminins.

Et, évidemment, les détenus d’Alcatraz avaient été jugés par un tribunal, défendus par un avocat avec lequel les échanges étaient confidentiels et dûment reconnus coupables. Les hommes emprisonnés à Guantanamo n’ont jamais été jugés ; les communications de leurs avocats sont enregistrées ; et leurs avocats ne peuvent même pas dire aux journalistes ou aux tribunaux ce qui leur a été fait pour obtenir une confession, parce que - par un paradoxe kafkaïen - les méthodes des enquêteurs, qui d’après les détenus comprennent la torture, sont classées secrètes.

Les huit grévistes sont alimentés de force par des tubes insérés dans leur estomac. Il s’agit d’une méthode brutale - les hommes sont attachés avec des sangles sur des chaises roulantes, deux fois par jour, et nourris de force, dans un bâtiment que j’avais visité. Un gréviste de la faim yéménite, Mohammed Saleh, était décédé lorsque je m’étais rendu à Guantanamo en 2009. Comme dans le cas de tous les grévistes de la faim morts en détention, l’armée américaine a affirmé qu’il s’agissait d’un suicide.

Peut-être qu’un jour des touristes visiteront Guantanamo et regarderont avec horreur et étonnement ce que les Américains y ont construit. D’ici là , les Américains doivent se demander ce qui a pu à ce point abrutir la conscience nationale entre 1963 et aujourd’hui. Comment se fait-il qu’une prison trop brutale pour les gangsters, trop peu américaine pour accueillir les pires d’entre les pires, était plus humaine qu’un endroit pour l’agrandissement duquel les Américains dépensent des millions de dollars ?

Naomi Wolf
critique sociale et militante politique. Son dernier ouvrage est Vagina : A New Biography (Le vagin : une nouvelle biographie - ndlt).

Traduit de l’anglais par Julia Gallin

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