Écrit avant l’acte 16
1.
Ils l’avaient tant espéré, mais c’est râpé — loin de disparaître, en ce début d’année le spectre jaune est revenu hanter la rue. Après une relative décrue fin décembre, la vague jaune a repris de l’ampleur en janvier ; mais pas au point de menacer dans l’immédiat le régime Macron, lequel s’est acheté à crédit un sursis en congelant la séquence hivernale avec le mal nommé « grand débat ». Pour autant, les contradictions de fond entre le pouvoir macroniste et la contestation populaire n’étant en rien réglées, le printemps promet d’être turbulent.
2.
En déchaînant la violence à tous les niveaux (symbolique, social, institutionnel), Macron a libéré quelque chose dans le rapport de la société française à la violence. Violence symbolique : les humiliations à répétition pour détruire la dignité populaire et réaffirmer la supériorité intrinsèque des vainqueurs de la compétition sociale. Violence sociale : tout pour ceux qui ont tout, rien pour « ceux qui ne sont rien ». Violence institutionnelle : une répression policière et judiciaire sidérante, avec 8400 interpellations à la mi-février [1], 7500 gardes à vue (la plupart arbitraires), 1800 condamnations, 1500 jugements à venir, 1300 comparutions immédiates, plus de 300 personnes au trou, un stand à ciel ouvert pour tirs de LBD (officiellement 9228 fin janvier [2], bizarrement devenus 12 122 quelques jours plus tard [3]), des milliers de blessés dont plus d’une centaine gravement et des mutilés à vie, etc.
Il faut bien mesurer la bascule mentale nécessaire pour qu’un homme comme Christophe Dettinger, filmé en train de boxer des policiers lors de l’acte 8, soit aussitôt devenu pour nombre de manifestants le symbole d’un peuple debout, en résistance contre l’oppression du régime Macron. Au-delà de l’aspect spectaculaire de la scène — un homme seul repoussant à mains nus plusieurs policiers, — c’est bien que quelque chose avait craqué en profondeur dans l’ordre de ce qui est admissible et de ce qui ne l’est pas. Imaginons une scène similaire en 2016, lors de la contestation de la loi Travail : côté manifestants, ce Dettinger de fiction n’aurait-il pas été agoni, traité comme une brebis galeuse, abandonné à son destin honni de « casseur » ? Qui aurait même osé ouvrir une cagnotte pour payer ses frais de justice ?
Parfaite incarnation de la Macronie — une hargne terrible dissimulée derrière des airs doucereux, — Marlène Schiappa ira jusqu’à demander la liste des donateurs de la cagnotte à succès, évoquant « une forme de complicité » [4]. La nature autoritaire du macronisme ne se lit jamais aussi clairement que dans sa soif de punition collective — humiliation en groupe des jeunes à Mantes-la-Jolie, hallucinante déclaration de Castaner à Brut selon laquelle, en substance, tous les manifestants seront complices des violences [5], etc.
Dans un parallèle saisissant et presque facétieux, un autre boxeur était à l’œuvre ce jour-là, sous d’autres latitudes — et surtout sous uniforme. À Toulon, un commandant de police entouré de collègues prend pour ballon de frappe un jeune homme noir maîtrisé et dos au mur. Encore demandeur de castagne, il se met ensuite en tête de faire manger le capot d’une voiture à un manifestant — les carences en fer sont un tel fléau sanitaire…
Le procureur aux ordres commencera par délivrer un blanc-seing (ses actes se justifieraient par le « contexte insurrectionnel [6] » !), avant que le préfet saisisse l’IGPN et que la viralité des vidéos force le procureur à revenir sur Terre et suivre. Soit dit en passant, ce que révèle le procureur avec sa première réaction (qui nous dit la vérité des choses, tant elle fut rapide et donc instinctive ; c’est la rectification qui fut un calcul politique !), c’est que les policiers ont permis de tabasser si les esprits s’échauffent — on était au courant, mais ça va mieux en le disant. Les aveux candides des autorités sont trop rares pour ne pas être savourés à leur juste valeur.
On découvrira ensuite un joli pedigree au boxeur toulonnais : il avait reçu la Légion d’Honneur quelques jours auparavant (!), et ce alors qu’il avait déjà fait l’objet de plaintes et de sanctions internes pour des faits de violence à l’encontre d’un de ses collègues (!!). C’est donc ce genre d’homme, violent et impulsif, qui est non seulement couvert (sanction cosmétique) et maintenu, mais encore promu et décoré. Exemplaire visage de la « police républicaine » !
Sur une note plus légère, l’épisode du portail ministériel enfoncé au Fenwick avait également marqué cet acte 8. La veille, Griveaux annonçait la volonté de l’exécutif d’être « beaucoup plus radicaux dans [ses] méthodes ». « You don’t always have to follow the rules. That’s bullshit » [Vous n’êtes pas toujours obligé de suivre les règles. C’est de la foutaise !], recommandait jadis Macron à des étudiants [7], dans l’un de ces navrants élans de conformisme managérial qui se croit hautement subversif. Les gilets jaunes qui Fenwickèrent le portail du ministère pourront toujours plaider le malentendu interprétatif.
Si l’on en croit les récits disponibles [8], le plus drôle est que cette scène ne s’est même pas déroulée dans un état d’esprit insurrectionnel ; l’occasion faisant le larron, il s’agissait plutôt d’une initiative spontanée de lutins espiègles laissés sans surveillance avec un jouet et une cible, et qui se trouvent après coup surpris de leur propre audace. D’une stupidité terrifiante, les macronistes hurleront à l’attaque de la République, pardon de la « maison France » : après sa citation sur « le pays réel » [9], Griveaux semble décidément porté sur l’imagerie d’extrême-droite [10].
Il en va du Fenwick comme de la chemise déchirée d’Air France : au fond, le déroulé exact des faits n’a aucune importance pour la propagande. Ce qui les scandalise dans de tels symboles, c’est moins la « violence » des actes, parfaitement dérisoire, que la remise en cause de l’ordre — ce qui pourrait presque, si l’on y réfléchit bien, constituer la définition bourgeoise de la violence. On laissera donc le chœur des macronistes pleurer à chaudes larmes sur un portail, alors que les mains explosées au TNT ne lui arrachent pas même un mot de compassion.
Apprécier à sa juste valeur l’épisode trollesque du Fenwick relève d’une esthétique populaire. Cocasse et surréaliste, la scène est comme une synthèse du soulèvement des gilets jaunes : un coup de bélier populaire dans la porte du pouvoir.
Que le mouvement ait pu survivre aussi longtemps dans un tel environnement de violences — le plus souvent subies, parfois distribuées ou rendues — témoigne d’un durcissement général de la société française. C’est également le signe, chez les gilets jaunes, d’une rupture profonde du consentement à l’ordre.
3.
Très tardivement, le thème des violences policières a fini par faire irruption dans le champ médiatique orthodoxe. Ce dernier n’a aucune excuse pour justifier ce terrible retard à l’allumage. Les médias de gauche, sensibilisés de longue date à ce sujet, l’avaient abordé beaucoup plus tôt : par exemple, dès début décembre, Bastamag [11] ou Reporterre [12] en parlaient.
Le soir même où Édouard Philippe annonce au 20h de TF1 ce qui deviendrait la loi scélérate Castaner, bien sûr sans qu’une seule question ne soit posée par le passe-plats à propos des violences policières, Le Média reçoit longuement le journaliste indépendant David Dufresne sur ce sujet [13]. Aude Lancelin lui demande de réagir quant à la couverture des violences policières : « Qu’est-ce que vous pensez du travail de nos confrères, dans ce suivi du mouvement des gilets jaunes ? » Dufresne développe sur le caractère univoque du traitement médiatique, qui se focalise exclusivement sur la violence côté manifestants, puis conclue : « Donc le travail des confrères, à part quelques-uns, il est nul. Il est nul. Nul, au sens où il n’existe pas. Il n’existe pas. »
Le lendemain matin, Aphatie, pour une fois utile, — tout arrive — dénonce le silence des pouvoirs publics autour des violences policières [14]. La semaine suivante, Libération publie un décompte des blessés graves [15]. Aucune profession n’étant plus moutonnière, le thème s’impose ensuite partout dans le débat public. L’action David Dufresne est soudain à la hausse sur les cours médiatiques ; on achète frénétiquement, comme pour se racheter une virginité après un silence complice de près de 2 mois. Suivra un débat technique et dépolitisé sur le LBD 40 (les policiers n’ayant qu’à faire du chantage au tir à balles réelles pour conserver leurs éborgneurs), plébiscité par la base électorale du parti de l’ordre [16].
Dans les séries policières US qui colonisent les chaînes privées, les tueurs en série collectionnent souvent un trophée saisi sur leurs victimes. En plus des 5 mains sectionnées, l’éborgneur en série Castaner en est à 21 globes oculaires. Pour autant, il ne voit pas mieux qu’hier. Le bilan, édifiant et condamné à l’international (ONU, Conseil de l’Europe, Parlement européen), devrait pourtant lui sauter aux yeux.
4.
La journée d’action syndicale du 5 février a réuni entre 137 000 (Intérieur) et 300 000 (CGT) manifestants. Malgré une affluence deux fois supérieure aux samedis, elle fut presque totalement invisibilisée dans les médias (qui viendront ensuite geindre sur « la montée de la violence » résultant de « la faiblesse des corps intermédiaires »).
À gauche, des appels avaient circulé, émanant d’organisations [17] ou d’intelletuels [18]. Diverses franges des gilets jaunes avaient aussi appelé au 5 février, et des groupes locaux avaient parfois posé leur signature sur l’appel syndical départemental. Le résultat fut en demi-teinte : ni une franche réussite, ni un échec. Selon les endroits, les mobilisations étaient plus ou moins réussies, avec une présence plus ou moins forte de gilets jaunes. Dans certaines villes, les parcours de manifestation avaient été écourtés, signe d’une certaine fébrilité et méfiance côté syndical. Il reste encore du travail à accomplir pour lever les barrières d’appréhension réciproques.
L’important est que les gilets jaunes prennent conscience qu’ils ne gagneront pas seuls, surtout avec des manifestations hebdomadaires tôt ou tard vouées à s’enliser. Pour l’emporter, les gilets jaunes sont condamnés à nouer des alliances avec d’autres secteurs de la société. Étant pragmatiques et collectivement intelligents, ils le font déjà au niveau local. De ce point de vue, qu’un certain nombre de structures « gilets jaunes » aient appelé au 5 février est une bonne chose : même avec méfiance, c’était un premier pas nécessaire (rappelons qu’au début du mouvement, il n’en était pas question). Les classes populaires précarisées ont toutes les raisons du monde d’être en colère contre les appareils syndicaux, mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : les militants syndicaux sont nombreux, ils constituent une force organisée et leur savoir-faire sera indispensable pour structurer le combat et gagner. Il faut donc étendre et renforcer les liens qui existent au niveau local : même si cela ne donne rien dans l’immédiat, il est toujours bon de bâtir des passerelles pour l’avenir.
Au lendemain de la grève mondiale pour le climat, des gilets jaunes ont prévu de marquer le coup pour l’acte 18 (!) du 16 mars, en organisant une montée sur Paris au lendemain de la fin officielle du faux débat. Une marche « contre le racisme d’État et les violences policières » a d’ailleurs lieu le même jour [19] — espérons des jonctions. Côté syndical, une nouvelle journée d’action est programmée pour le 19 mars, cette fois avec Force ouvrière [20]. L’élargissement du front syndical est une bonne nouvelle. Chacun aura cependant compris que des journées isolées, même réussies, ne feront pas bouger la Macronie. Il faut donc préparer quelque chose de plus substantiel pour la suite, sachant que les annonces présidentielles à l’issue du faux débat ne répondront pas aux demandes populaires et sociales. Les syndicats sont incontournables comme levier de mobilisation, mais les précédents de 2010, 2016 et 2018 nous enseignent que les directions sont de piètres stratèges. On ne peut donc absolument pas leur confier le monopole de la conduite des opérations.
5.
Grand débat. Deux mots, deux mensonges. Après l’opportune fuite organisée sur la rémunération de Mme Jouanno (présidente de la CNDP, qui devait organiser le débat) afin de la pousser vers la sortie [21], la reprise en main directe par l’exécutif a réduit ce débat annoncé au statut de simple consultation. Coup rendu pour coup reçu, Mme Jouanno a depuis balancé à Médiapart les dessous de l’opération. Bien entendu, il n’avait jamais été question d’un véritable débat ouvert où la Macronie accepterait de lâcher les rênes.
Tout cela était prévisible, puisque le gouvernement avait annoncé qu’il maintiendrait le cap et qu’il n’était pas question de « détricoter » ce qui avait été précédemment engagé [22]. De surcroît, Macron a continué de se réclamer de son mandat à chaque intervention. Il n’y a donc aucune raison d’attendre le moindre tournant : la montagne du faux débat n’accouchera que d’une souris macroniste.
Pour autant, si ses conclusions sont pré-écrites dans les grandes lignes, cette opération remplit diverses fonctions tactiques. En premier lieu, c’était une tentative de mettre un coup de chloroforme aux gilets jaunes. De ce point de vue, c’est un raté spectaculaire. Mais cela permet de mettre au ban les « irréductibles » : il y a les gentils modérés qui viennent discuter, et les vilains radicaux qui refusent. Vieille ficelle dans le traitement des conflits.
Ensuite, le débat permet de faire campagne et de solidifier le régime. Conçue « hors-sol », la Macronie ne dispose pas du sempiternel « ancrage territorial ». Le lien renoué avec les notables, à travers les interminables séances de questions-réponses face aux maires, répond à ce désir de reconquérir des relais. Même s’ils ne sont pas macronistes au sens partisan, l’écrasante majorité de ces maires sont légitimistes et ne tiennent pas à voir la canaille populaire « déborder » : où va-t-on si Jojo se met en tête d’être aussi légitime que le bon notable du coin ?
Les spectacles présidentiels télévisés remobilisent également la base macroniste (base sociale, mais surtout base médiatique) en ranimant la flamme de la campagne victorieuse. « Ils l’ont tant aimé », raille Le Monde diplomatique en dernière page du numéro de février, rappelant la liaison historique entre éditocrates et Macron. C’est qu’en amour, le temps est parfois assassin ; toutes les fleurs se fanent. Alors, il faut donner de sa personne pour reconquérir l’être aimé. Et, de fait, il aura suffi à Macron de retrousser ses manches — littéralement — pour que pleuvent les commentaires dithyrambiques sur le génie de ses prestations.
L’aspect pseudo-participatif du « grand débat » fait d’ailleurs écho à la méthode utilisée pendant sa campagne, avec la « grande marche » — on remarque tout de suite la même utilisation du même adjectif à valeur spectaculaire (plus c’est faux, plus il faut en mettre plein la vue). Il s’agit de donner un vernis démocratique à un processus qui ne l’est pas : des gens consultés — on insiste sur le passif — s’expriment, après quoi Macron décide souverainement, en comité restreint, de ce qu’il en retient. En maîtrisant le cadre et la procédure, il se prémunit ainsi d’être mis en minorité. Si aucun vote ne vient sanctionner les choix effectués à l’issue du faux débat, un problème évident de légitimité se posera d’ailleurs quant aux décisions prises.
Sur le plan idéologique, les thèmes choisis font la part belle aux obsessions de la droite traditionnelle : réduction des dépenses publiques, baisse d’une fiscalité jugée excessive, critique du « millefeuille administratif », double contrefeu sur l’immigration et la laïcité dont personne n’était demandeur dans le débat public (hormis la droite). Par là, Macron poursuit son OPA sur la droite historique. Initialement perçue comme « centriste », l’image de Macron s’était considérablement droitisée en un an de mandat [23]. La relative stabilité du vote macroniste dans les sondages masque un déplacement interne : environ un quart des voix initiales, venues du « centre-gauche » (EELV et PS), sont reparties d’où elles venaient, remplacées par des électeurs de droite.
Enfin, le faux débat est une banale opération de gain de temps. Tant que dure le « débat », Macron peut justifier de son inaction vis-à-vis des multiples demandes qui lui sont adressées : patience, les enfants, il faut attendre la fin du spectacle. Le régime s’est ainsi donné un peu d’air jusqu’à fin mars ou début avril.
Pour cosmétique que soit cette concession procédurale du « débat », elle crée de fait des attentes de résolution, même parmi ceux qui n’y croient guère, puisque le pouvoir l’a présenté comme un outil de dénouement. Or ce sont ces attentes que Macron va devoir « trahir », puisqu’il ne peut pas y répondre : les demandes populaires de justice sont contradictoires avec les objectifs qu’il poursuit et la politique qu’il mène.
Il faut néanmoins prendre au sérieux Macron lorsqu’il proclame que les gilets jaunes sont « une chance » pour qu’on puisse « réagir plus fort et plus profondément » [24]. Avant la réplique au Fenwick, Griveaux avait d’ailleurs tenu des propos similaires : « Nous devons sans doute aller plus loin dans le changement, être encore plus radicaux dans nos méthodes, dans nos manières de faire, dans notre style. » Il suffit de croiser ces affirmations avec les promesses de non-changement de cap pour comprendre ce qui ressortira fatalement du faux débat : un macronisme radicalisé. Aller plus vite, aller plus fort. D’ailleurs, les réponses présidentielles du 10 décembre consistaient déjà, pour l’essentiel, en une simple accélération du programme. La hausse de la prime d’activité ? Déjà prévue. La défiscalisation/désocialisation des heures supplémentaires ? Idem [25]. Les primes demandées n’engageaient à rien, et valident l’offensive idéologique en cours contre le salaire [26].
Pour comprendre l’inévitabilité du dénouement, il faut revenir au diagnostic macroniste sur l’état de la France. Lorsque le pouvoir prétend que « la colère vient de loin et nous dépasse », il ne fait pas que se défausser et esquiver son écrasante responsabilité — car si les nuages se sont bel et bien accumulés depuis des décennies, c’est tout sauf un hasard si le coup de tonnerre s’abat finalement sur la Macronie. Il nous répète simplement son mantra originel : si la société française est dans un état aussi lamentable, c’est parce que « les réformes nécessaires n’ont pas été faites par les précédents gouvernements ». Alors que la contestation conçoit spontanément une certaine unité doctrinale des différents gouvernements successifs depuis Mitterand, comme le confirme l’emploi récurrent des formules type « depuis 30 ans », les macronistes sont persuadés d’incarner quelque chose de neuf et de différent. Ils ignorent qu’à quelques exceptions près, leurs idées et méthodes sont en fait au pouvoir depuis les années 80.
Bref, dans l’analyse macroniste, si la société française est délabrée, ce n’est pas parce qu’il y a eu trop de néolibéralisme, mais au contraire pas assez (car les gouvernements successifs ont manqué de courage, fait d’intenables promesses démagogiques, etc.). Et c’est pourquoi, sans rire, le macronisme peut considérer la contestation la plus radicale de son être, venue de son exacte antithèse sociale, comme une opportunité. Les gilets jaunes sont le signe que la société va mal ; si la société va mal, c’est parce qu’il n’y a pas eu assez de réformes ; donc il faut réformer. CQFD.
Un peu à la manière d’une prise de judo, où l’on utilise le poids de l’adversaire contre lui, les gilets jaunes seront l’occasion de transformer les colères populaires en solutions macronistes. Ce n’est pas pour rien si Macron s’est énervé à plusieurs reprises sur la trop lente mise en œuvre de sa politique par l’administration. Dans ses vœux 2019, Macron dit : « Les résultats ne peuvent pas être immédiats et l’impatience — que je partage — ne saurait justifier aucun renoncement. » Dans l’esprit tordu du macronisme, les gilets jaunes ne sont pas une réfutation mais une validation : « Nous avions raison, mais ça ne va pas assez vite ! ». Verdict ? Il faut accélérer, bien sûr !
Le macronisme doit être analysé comme un jusqu’au-boutisme, un train fou qui ne connaît qu’une seule direction. Il n’y aura jamais de « tournant social ».
6.
Au risque assumé du ridicule propre à l’exercice, tentons d’anticiper certaines des mesures que pourrait prendre Macron à l’issue du faux débat.
Sur les 80 km/h, on peut prévoir une décentralisation de la décision au niveau départemental, possible prélude à une nouvelle étape de décentralisation. Celle-ci a l’avantage de permettre aux néolibéraux d’introduire davantage de concurrence entre les territoires, chacun cherchant à valoriser son attractivité. Ne serait-ce pas aussi l’occasion de faire plaisir aux élus locaux de droite, avides d’ « expérimenter » sur le thème des « contreparties aux aides sociales » ?
Côté institutionnel, de nombreuses mesures — baisse du nombre de parlementaires, reconnaissance du vote blanc, 25% de proportionnelle aux législatives — présentent un double intérêt : elles sont populaires et ne changent rien. La limitation des mandats fera sans doute l’objet de savantes tractions avec la droite macronpatible. On peut aussi envisager l’instauration d’une chambre citoyenne qui ne sert à rien, mais avec du tirage au sort.
Le macronisme ne voudra évidemment jamais du « RIC en toutes matières » tel que demandé par les gilets jaunes ; il devrait donc opter pour un allègement du référendum d’initiative partagée, avec encadrement strict des sujets abordables. Aujourd’hui la barre du déclenchement est de 10% du corps électoral et 20% des parlementaires, avec monopole parlementaire de l’initiative. On cherchera donc un habile compromis pour que la barre reste théoriquement accessible, mais improbable en pratique (et inoffensif). Pourquoi pas une levée du monopole d’initiative parlementaire et une division par deux des seuils ?
La limitation des avantages des anciens présidents est à la fois cosmétique et populaire : elle devrait être validée.
Une baisse tactique de la TVA sur certains produits de première nécessité ne mange pas de pain, elle est donc envisageable si son coût reste modeste.
La baisse des dépenses de l’État est d’autant plus inexorable que le ralentissement de la croissance va créer des problèmes de budget, et donc inciter le gouvernement à l’austérité. Avec le faux débat, le macronisme voudrait inventer l’austérité participative : cut it yourself ! Maniez vous-mêmes les ciseaux des coupes budgétaires. La police sera évidemment sanctuarisée, les hôpitaux en souffrance pourraient recevoir des miettes en trompe-l’œil, l’école est un point sensible, par conséquent l’essentiel des coupes devrait avoir lieu dans les administrations.
Concernant la fiscalité, pourquoi pas un renforcement de la taxe « GAFA » annoncée et une obligation pour les patrons d’entreprises françaises de payer leurs impôts en France pour amuser la galerie ? C’est populaire et ça ne rapporte rien, c’est donc merveilleux. Si Macron était malin, il augmenterait aussi légèrement le taux d’imposition de la dernière tranche ou l’IFI, ou se pencherait sur les niches fiscales, mais son obsession baissière pour la fiscalité devrait le conduire à écarter ces demandes qui pourraient venir de sa propre majorité.
Impossible de faire l’impasse sur le thème du « pouvoir d’achat ». Macron estimait y avoir suffisamment répondu dès le 10 décembre, mais tel n’est pas le cas. Le macronisme refusera d’ouvrir la voie à une augmentation des salaires, stratégie de compétitivité par la compression salariale oblige ; la gratuité d’inspiration socialiste ne fait pas partie de sa matrice idéologique ; restent par conséquent des mesures de baisses d’impôts, de désocialisation du salaire ainsi que le vieux serpent de mer de l’épargne salariale (intéressement, participation, etc.). Pérenniser la « prime Macron » du 10 décembre pourrait aussi être une idée.
Au vu des récentes manœuvres idéologiques autour de l’impôt sur le revenu, qui rapporte moins que la TVA et la CSG mais a le tort de redistribuer, on peut envisager des baisses sur les 3 tranches intermédiaires.
Ne serait-ce pas également l’occasion parfaite d’accélérer la mise en œuvre du « revenu universel d’activité » [27] annoncé, c’est-à-dire une fusion de tout ou partie des aides sociales contre un régime déguisé de travail forcé — acceptez n’importe quel emploi, ou on coupe tout ? Calqué sur le modèle du désastreux Universal Credit [28] outre-Manche, le RUA coche toutes les cases de l’idéal macroniste : grandeur réformatrice (« modernisation d’un modèle social qui ne marche plus »), chasse aux pauvres, destruction de la capacité de négociation des bas salaires, fourniture abondante d’une main d’oeuvre bon marché, passage à une logique « beveridgienne » [29] (un maigre filet de protection sociale assuré par l’impôt), etc.
Le macronisme préférant se centrer sur la mairie et le département, il sera tenté de tailler dans le « millefeuille administratif » en rabotant ou supprimant les échelons les moins proches du citoyen.
On prédit également de nouvelles mesures de dérégulation administrative, les normes étant toujours jugées trop tatillonnes ; une réorganisation interne de l’État pour faire des économies et faire en sorte que « les changements soient ressentis plus vite » ; une « adaptation par la souplesse » des services publics à base de bus itinérants et de formules de regroupement « tout en un » ; une simplification des démarches administratives ; des mesures pour les mères isolées ; peut-être des mesures de défiscalisation pour les centre-villes en détresse ; au lieu d’une approche structurelle, un angle individualiste pour la transition énergétique, à base de crédits d’impôts, etc.
Enfin, Macron essayera d’une façon ou d’une autre de pérenniser cette méthode du faux débat, pompeusement appelée « République délibérative », afin de fabriquer du consentement aux futures réformes (et accessoirement recevoir à temps les signaux pour éviter une nouvelle crise).
Il n’y aura pas de référendum le jour des européennes : il n’y a plus le temps, et surtout un référendum pourrait entraîner une hausse de participation préjudiciable à la liste macroniste, qui veut pouvoir triompher du haut d’une première place acquise avec 1 inscrit sur 10. En revanche, par la suite, Macron ne va-t-il pas être tenté par un référendum à plusieurs questions sur une partie des mesures, ne serait-ce que pour éviter ou délégitimer une réponse directe de la rue ?
L’autre question est de savoir comment Macron va annoncer ces mesures. Il y en aura trop pour les bombarder toutes dans une seule intervention, au risque de la saturation cognitive et de l’illisibilité. Elles seront donc égrenées au fur et à mesure, thème par thème. Macron va néanmoins vouloir créer un effet « annonce-choc » comme avec son mensonge du +100€ pour le SMIC le 10 décembre. L’enjeu est de taille : il faut convaincre le « ventre mou » attentiste de ne pas basculer dans le camp de la rue.
Toutes ces mesures devraient aller de pair avec un ton axé sur une forme de « conservatisme compassionnel » et autres tartes à la crème sur la nécessaire-réconciliation-des-Français : cf. les déclarations lénifiantes de Brigitte Macron (« les Français ont besoin de savoir qu’on les aime »), ou l’obscènissime participation du monarque à une maraude du Samu social. Ainsi parle le conservatisme compassionnel : « À vous qui êtes dans la misère ou les difficultés : nous ne ferons rien pour vous, mais (donc) nous verserons une petite larme sur votre souffrance — ça vous fait chaud au cœur, non ? »
7.
D’ordinaire, le journalisme de cour qui prévaut en France ne produit que de navrants résultats. Les propos distillés en « off » par le monarque à quelques courtisans, début février, valent toutefois leur pesant d’or [30]. On y apprend des choses tout à fait fascinantes.
Suite logique du divorce grandissant entre le macronisme et la réalité, le président se vautre dans le plus plat conspirationnisme. Le coupable est tout trouvé : ce sont les Russes, bien sûr — qui d’autre ? « Selon lui [Macron], il est évident que les Gilets jaunes radicalisés ont été “conseillés” par l’étranger. » Bien entendu, les courtisans ne seront pas allés jusqu’à lui demander des preuves de cette « évidence ». Et, signe que l’obsession ambiante pour le « complotisme » ne sert qu’à délégitimer les classes populaires en tant que sujet politique, aucun des grands pourfendeurs de complots n’interrogea cet évident conspirationnisme au plus haut sommet de l’État.
Autre signe d’une perte de contact croissante avec le réel, Macron parle de « 40 000 à 50 000 ultras violents qui veulent détruire les institutions ». Il est rigoureusement impossible que les services de renseignement lui aient fait remonter une telle imbécillité : eux savent bien que le nombre d’ « ultras » ne se compte qu’en centaines. Par conséquent, Macron s’est persuadé tout seul. Avec un peu de chance, il n’y croit pas lui-même et ment pour faire peur.
De toute façon, personne ne l’a pris au sérieux. Comme le note Claude Askolovitch, les journalistes n’ont pas vraiment rebondi sur ces propos, qui auraient pourtant dû être perçus comme gravissimes : « Et les mots les plus graves s’envolent ainsi dans les journaux comme bulles de savon [31]... ». De même, l’échec de la marche macroniste du 27 janvier, qui n’aura sans doute réuni qu’entre 3 000 et 4 000 personnes (gonflés à 10 000 par la préfecture, c’est-à-dire un poil plus que l’objectif annoncé — le monde est décidément bien fait…), signale que le coup de la République attaquée ne prend pas vraiment. Si les institutions étaient réellement en danger, menacées chaque samedi par des dizaines de milliers d’extrémistes, qui peut croire qu’aussi peu de monde aurait fait le déplacement pour les défendre ? Quelques macronistes encore lucides — une des nombreuses espèces en voie d’extinction sur le globe — avaient d’ailleurs refusé de participer à une manifestation de soutien au président : « Nos institutions ne sont pas en danger [32]. »
La sortie méprisante envers le « boxeur gitan » nous signale paradoxalement que Macron, ce grand bourgeois raciste, est en fait impressionné par le niveau des gilets jaunes. S’il estime que Dettinger a été « briefé par un avocat d’extrême-gauche », c’est qu’il l’a trouvé bon ; or il n’aurait pas dû être aussi bon, puisqu’il est du peuple, donc limité ; donc il a forcément été aidé par des « pros ». Sauf que non. Dettinger a simplement parlé avec force et sincérité, deux choses dont le macronisme est totalement incapable. De même, si Macron voit la main de puissances étrangères derrière les gilets jaunes, c’est qu’il considère que leur niveau est « au-dessus de ce qu’il devrait naturellement être ». Le mépris et le complotisme doivent être, en partie, considérés comme des mécanismes de défense : le petit Macron ne peut pas admettre que l’adversaire, de lui-même, lui donne du fil à retordre !
Au final, l’état d’esprit du monarque ressemble à une sorte de synthèse du pire du duo infernal Clinton-Trump. Côté Clinton, la mauvaise foi du perdant vis-à-vis d’une ingérence extérieure montée en épingle pour camoufler ses propres échecs, couplée à cette certitude suffisante d’incarner le Vrai, le Bien et le Beau ; côté Trump, la rhétorique paranoïaque-type de la forteresse assiégée : tous contre moi, tous des nuls, impossible que je perde à la loyale, si je perds c’est que les dés étaient pipés contre moi, c’est la faute aux médias, etc. — bref toute la palette du parfait tocard gonflé à l’hélium de son propre orgueil.
Cette bunkerisation mentale nous indique que Macron va continuer à empiler les erreurs. Mais un autre aspect doit inquiéter. Mêlant fabrication d’un ennemi intérieur et hallucination d’un complot extérieur, cet état d’esprit effrayant a pour résultat logique d’instaurer un climat de guerre civile. L’absolutisation manichéenne du conflit (la République contre les factieux, la Démocratie contre les extrémistes putschistes, etc.) conduit le pouvoir à traiter une part significative du peuple non pas comme un adversaire politique légitime, mais comme un ennemi à écraser. Que se passerait-il donc si la température devait à nouveau grimper, comme elle le fit début décembre ? Jusqu’où irait le régime Macron ?
Car s’il existait quelque chose comme un tableau de l’autoritarisme, tous les voyants seraient déjà au rouge. Dans C dans l’air, Jean-Dominique Merchet s’émouvait d’ailleurs à propos des formules utilisées par Macron (« besoin de commandement », « âme des peuples », « force organique ») lors de ses confidences aux courtisans : « ce langage n’est pas républicain » [33]. Comme M. Merchet ne voulait pas choquer les belles âmes autour de cette table bourgeoise, il ne pouvait pas dire que ce champ lexical, mêlant traditionalisme contre-révolutionnaire et conception organique de la nation, était ouvertement fascisant.
Si l’on recoupe tout ceci, — répression délirante, intransigeance à prétention vertueuse, rigidité mentale terrifiante qui confine à l’esprit de secte — le tableau clinique est alarmant : Macron présente tous les symptômes du frappadingue prêt à faire péter la société française pour s’imposer.
8.
Le macronisme a subi des dommages catastrophiques depuis le 17 novembre. Il est probable qu’il ne s’en remette jamais vraiment. Les dommages auprès d’une partie de la population sont aussi irréversibles que les mutilations infligées ; les classes populaires en jaune ne pardonneront jamais au régime Macron de les avoir ainsi humiliées et réprimées. De l’autre côté de la barricade, la classe aux manettes ne pardonnera jamais aux gilets jaunes de leur avoir fait vivre leur plus grande peur depuis Mai 68. La coupure semble définitive.
Les gilets jaunes ont brisé le mythe de l’invincibilité du pouvoir macroniste, qui jusqu’ici avait pu tout passer sans concessions. Ayant senti passer de très près le vent du boulet début décembre, le macronisme se sait désormais mortel — ce qui le rend d’ailleurs d’autant plus dangereux.
Derrière le masque lisse et avenant du jeune start-uppeur branchouille du XXIè siècle, le visage hideux de la vieille bourgeoisie sanguinaire du XIXè. Les gilets jaunes ont forcé le macronisme à effectuer sa mue — ou plutôt à révéler ouvertement sa nature autoritaire. Celle-ci découle du croisement de deux faits simples : (a) le macronisme est minoritaire, tant dans sa base sociale que dans ses grandes orientations politiques ; (b) et, le sachant, il refuse pourtant de changer de cap et de nouer des compromis, préférant passer en force sur le corps social résistant. Cette contradiction étant structurelle, il n’y a aucune raison que la fuite en avant autoritaire cesse.
Le macronisme a pour horizon naturel le parti de l’ordre. Purgé de son « aile gauche », le « bloc bourgeois » va chercher à solidifier son assise par la droite — schématiquement, les trois quarts de l’électorat Macron du premier tour plus environ la moitié du vote Fillon. Un macronisme scarifié, totalement orthogonal à son baratin messianique de campagne 2 ans plus tôt, pourrait ainsi survivre grâce à une base sociale à deux piliers : des cadres crétinisés et des vieux de droite effrayés.
Aujourd’hui virtuel, ce parti de l’ordre serait amené à s’afficher demain au grand jour si la situation l’exigeait — par exemple si la crise empirait et qu’une dissolution était nécessaire. On assisterait alors à une alliance de la droite macroniste avec la droite historique macronpatible (les juppéistes, et plus généralement tous les secteurs de l’ex-UMP et satellites disposés à aider). Le parti de l’ordre ainsi réuni poursuivrait un double objectif : écraser la rue, et poursuivre les réformes. Il s’agit en fait d’un seul et même objectif — il faudrait plutôt dire : écraser la rue afin de poursuivre les réformes. Pouvant peser jusqu’à un tiers des voix exprimées, cette droite de gouvernement recomposée pourrait tirer les marrons du feu d’éventuelles législatives anticipées, dominant au second tour l’extrême-droite ou une gauche anémiée.
Pour être passée tranquillement, la tondeuse néolibérale exige cependant un peuple atone et un salariat faible. Or la crise des gilets jaunes a fait se réveiller toute une frange des classes populaires, bien décidées à ne pas se rendormir de sitôt ; et le macronisme fournit en continu de quoi alimenter la colère syndicale. Comment privatiser ADP quand le scandale des autoroutes bradées est encore aussi vif ? Comment baisser les retraites quand 2 000 ronds-points peuvent refleurir à tout instant ? Comment justifier les efforts demandés aux chômeurs et aux pauvres lorsque l’on a tant câliné les plus riches, et que l’on refuse de les faire contribuer ? Comment faire rentrer dans les clous des gens qui ne croient plus au récit enchanté du marteau médiatique ? Comment expliquer l’absence de résultats quand on a tout donné aux entreprises et aux grandes fortunes dès le début du quinquennat ?
La matraque, la propagande et la peur ont toutes leurs limites. Outil par excellence du contrôle social et donc de la discipline, la peur permet de perdurer mais pas de (re)conquérir une légitimité. La crise de gouvernabilité de la société française ouverte par la séquence des gilets jaunes s’annonce longue et majeure. On ne voit tout simplement pas comment Macron pourrait s’en dépêtrer.
Alors que la première lame de fond n’est pas encore épuisée, et continue de travailler dans les profondeurs, une seconde lame de fond est appelée à se lever : peut-être dès ce printemps, peut-être plus tard à la rentrée. On sait qu’en matière de séismes, les répliques sont parfois plus violentes et dévastatrices que les secousses principales : fragilisés par le premier choc, les bâtiments tombent alors comme des châteaux de cartes. Quel autre destin souhaiter au régime Macron ?
Silence