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L’hypothèse du "capitalisme cognitif" : pertinences et limites

Le capitalisme n’est plus ce qu’il était. Il évolue comme tout système économique et social. En ce début du XXe siècle, le capitalisme industriel qui a succédé au capitalisme mercantiliste (et esclavagiste) a subi de nombreuses transformations. Le travail matériel perd progressivement son rôle central. Le secteur tertiaire (les services) cherche à s’imposer. On avance vers une financiarisation de ¨l’économie monde¨, pour utiliser une expression de Immanuel Wallerstein. La marchandisation, caractéristique essentielle du mode de production capitaliste, atteint intégralement le monde de la connaissance et du savoir, notamment l’Université. Les classes laborieuses deviennent de plus en plus multiples et plurielles. Elles dépassent à présent l’horizon prolétarien.
Ces différents basculements au sein de la société mondiale contemporaine suscitent de nouvelles tentatives d’explication se voulant prendre en compte ces événements.

L’hypothèse du capitalisme cognitif¨ en est une parmi d’autres.

Dans ce cas, on peut citer le "capitalisme tardif"¨ de Frédéric Jameson, le "capitalisme émotionnel" d’Arlie Hochschild, le "capitalisme fossile" d’Alvater Elmar, le "capitalisme monopolitiste d’État" de Paul Boccara et le "servo-capitalisme" d’Anil Louis-Juste. Le Nouvel Esprit du capitalisme d’Eve Chiapello et Luc Boltanski s’inscrit dans cette même démarche, tout comme la théorie "des ondes longues" de Brenner Robert.

Toutes ces approches partent de l’idée selon laquelle il est apparu dans la deuxième moitié du XXe siècle un "troisième âge" du capitalisme.

Ainsi, le "capitalisme cognitif" est une manière singulière de saisir la dynamique évolutive du capitalisme. Cette hypothèse dérive de la théorie de l’Empire et de la Multitude de Tony Négri et Michael Hardt qui ont réussi à soumettre les mouvements sociaux concrets à des analyses philosophiques cohérentes. La caractérisation du "capitalisme cognitif" est à retrouver chez Yann Moulier Boutang dans Le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation. L’objectif de cet article se résume à une tentative d’analyser les grandes thèses du "capitalisme cognitif" qui représente, selon Razmig Kuecheyan, l’une des pensées critiques les plus discutées depuis la chute du mur de Berlin.

Le contexte d’apparition de l’expression "capitalisme cognitif" est bien signalé par Yann Moulier Boutang lorsqu’il évoque les travaux collectifs réalisés en 2001 par l’équipe ISYS au sein du laboratoire Matisse de l’université de Paris 1. Selon lui, cette expression est le résultat d’un travail de recherche qui reste encore ouvert. C’est pourquoi, afin de combattre toute velléité de lui accorder une valeur de vérité, elle reste une hypothèse. Cette dimension hypothétique facilite aussi les discussions indispensables à toutes approches conceptuelles.

L’un des postulats de la catégorie de "capitalisme cognitif" est le suivant : on est toujours dans une société capitaliste. En d’autres termes, le capitalisme domine le système économique mondial et détermine la nature de la société. Cette vérité incontestable fait appel à la problématique de la définition du capitalisme. Contrairement à Fernand Braudel qui le définit comme un ensemble de pratiques présentes dans de multiples sociétés, à de multiples époques, Karl Marx insistait davantage sur la singularité du capitalisme. Selon l’auteur du "Capital", le capitalisme est un mode d’organisation économique né en Europe entre le XVIe siècle et le XIXe siècle, caractérisé par la propriété privée des moyens de production et par le profit. L’exploitation, la quête rationnelle du profit (Weber) et la concurrence sont les maitre-mots de ce système économique en pleine transformation.

L’hypothèse du "capitalisme cognitif" part de la vision marxiste du capitalisme pour montrer sa nature cognitive. Dans Le capitalisme cognitif, La nouvelle grande Transformation, Yann Moulier Boutang garde les bases de ce système tout en pointant ses multiples évolutions. L’idée de ¨rupture¨ avancée par cette théorie pour marquer l’avènement du "capitalisme cognitif" montre des transformations se sont opérées, comme le capitalisme industriel l’avait fait pour marquer l’abandon du capitalisme mercantiliste et esclavagiste.

La première transformation observée est la financiarisation mondiale. Les activités financières telles que les services de banque et d’assurance s’imposent dans les dynamiques économiques et sociales. Les opérations financières subissent une montée spectaculaire favorisant l’émergence d’un certain capital intangible. ¨La financiarisation de l’économie constitue la forme à travers laquelle s’opère la mue du capitalisme vers sa troisième forme¨ déclare-t-il.

L’autre transformation est la révolution numérique et technique, à savoir les NTIC. Avec l’arrivée du multimédia, notamment de l’audiovisuel et d’Internet, les formes de production et de transmission de l’information sont bouleversées. Toutes les données sont numérisées et les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés par la population. Ces nouvelles technologies de l’information auraient fondé, selon Yann Moulier Boutang, le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif.

Ces événements s’inscrivent dans ce que Karl Polanyi appelle "la Grande Transformation" qui va donner naissance au "capitalisme cognitif". Ils sont aussi la source de légitimation des grandes thèses de ce programme de recherche. La financiarisation de l’économie et la révolution numérique déterminent les grandes thèses du "capitalisme cognitif".

La plus grande thèse du "capitalisme cognitif" est l’immatérialisation du travail. L’immatériel devient le critère privilégié d’évaluation du travail humain. Il se réfère ici au savoir, à la création et à l’invention. De nos jours, un bien ou un service est évalué en fonction de l’un de ces critères cités. "L’essentiel n’est plus la dépense de la force humaine de travail, mais la force-invention (M. Lazzarato), le savoir vivant non réductibles à des machines ainsi que l’opinion partagée en commun par le plus grand nombre d’êtres humains", affirme Yann Moulier Boutang pour montrer comment le capitalisme s’approprie la dimension intellectuelle des salariés.

En ce qui concerne les critères d’invention et de créativité, on peut prendre le cas des stylistes ou des designers. On peut aussi y ajouter la paire de chaussures dont la valeur d’échange est déterminée par sa marque.

La forme la plus expressive de cette immatérialisation du travail est la valeur-savoir. Cette dernière aurait, selon ses défenseurs, remplacé la valeur-travail qui stipule que la valeur d’une marchandise se mesure par le temps de travail nécessaire à sa production. À l’heure actuelle, les marchandises ou services sont évalués par le nombre de savoirs mobilisés dans leur production. L’Université et les Centres de recherche peuvent confirmer cette valorisation croissante de la valeur-savoir. Reste à savoir comment mesurer le travail d’un professeur à l’Université ou d’un chercheur au CNRS ? En fonction de quels critères d’évaluation décide-t-on de rémunérer un enseignant-chercheur ? Comment évaluer le travail dans le domaine cognitif ?

Ces interrogations soulignent les limites du "capitalisme cognitif". Certains rejettent la thèse de la disparition de la valeur-travail, signalant que la valeur-savoir est déjà contenue dans celle-ci. Il y a toujours une dimension cognitive dans le travail d’un ouvrier. Par ailleurs, cette immatérialisation croissante du travail s’est grandement inspirée du ¨travail abstrait¨ dégagé par Karl Marx, l’un des théoriciens de la valeur-travail.

L’autre grande thèse du ¨capitalisme cognitif¨ est la passion hédoniste de l’activité libre. Les gens auraient tendance à créer leur propre ¨travail¨ dans lequel ils peuvent se réjouir et s’en sentir maîtres. Par là, ils espèrent rapidement échapper aux structures dominatrices du travail dans sa forme classique. Ils peuvent décider de travailler quand ils veulent en n’étant pas contraints de le faire.

Donc, toutes souffrances au travail disparaitraient dans la mesure où ils prennent plaisir à ce qu’ils font et se sentent attachés aux résultats du travail. La dissociation entre le producteur et le consommateur est supprimée. Le sentiment de jouir de leur création dissipe tout éventuel sentiment d’aliénation.

L’art est, selon les tenants de cette thèse, le secteur le plus illustratif de cette absence de dépossession chez le créateur qui est aussi consommateur. Ainsi, toutes les activités librement créatrices seront valorisées et activement recherchées par les groupes dominants de la société.

On peut comprendre pourquoi l’entreprenariat et l’esprit créatif sont encouragés pendant aujourd’hui. Cette démarche n’est pas obligatoirement négative. Cependant, considérant son orientation marchande, nous pouvons constater qu’elle mène au cœur de l’extension du capitalisme. Ce dernier se répercute dans la superstructure idéologique et politique de la société en donnant une valeur d’échange à l’intelligence humaine. Toutes les idées ont un prix et sont aptes à produire de la richesse. Elles sont rapidement devenues des marchandises en perdant leur valeur d’usage.

Les classes dominantes, avides de profit, vont tout faire pour accaparer tout sujet susceptible d’innover, de créer ou de réfléchir. L’Internet dans sa forme de mise en réseaux sera instrumentalisé à ces fins.

L’hypothèse du ¨capitalisme cognitif¨ nous permet de comprendre comment l’économie s’empare de la connaissance, de toutes les productions intellectuelles en général. Économie qui ne repose pas sur la connaissance, signale Yann Moulier Boutang, mais sur son exploitation. La connaissance, de même que l’information, sont devenues des biens à part entière. La connaissance comme "bien immatériel" sera élevée au rang de propriété privée. L’idée même de "droit de propriété intellectuelle" ou "droit d’auteur" trouve son explication ici.

Sa valorisation extrême risque de provoquer de nouvelles formes d’exclusions sociales. De là le retour en vogue du concept de "capital intellectuel" qui n’est pas sans rapport avec le ¨capitalisme cognitif¨. En dépit des limites, l’hypothèse du "capitalisme cognitif" reste, dans sa rupture avec le capitalisme industriel, un pas décisif pour une certaine compréhension de la société actuelle et sa transformation.

Yann Moulier Boutang l’exprime en ces termes :

"Se représenter le capitalisme actuel sous les vieux habits du capitalisme industriel ne nous aide en rien à construire un futur plus juste et plus satisfaisant".

Jean-Jacques Cadet, le 13 décembre 2013.

Doctorant en philosophie EA 4008, LLCP, ED 31, Pratiques et Théories du sens.

Bibliographie :

  • F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. (XVe – XVIIIe siècle), 3 vol, 1979.
  • Immanuel Wallerstein, Capitalisme historique, Paris, La Découverte, 2007.
  • Jean-Jacques Cadet, Vers une philosophie du capitalisme ; une lecture de Gilles Deleuze. Le Grand Soir. 7 septembre 2013. (En ligne)
  • K. Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, 1944, Gallimard.
  • Yann Moulier Boutang, Le capitalisme cognitif, La Nouvelle Grande Transformation.
  • La grande histoire du capitalisme, Revue Sciences Humaines, mai-juin 2010, hors-série spécial, no 11.

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