C’est Engels qui le rappelle en 1885 :
« Lorsque je rendis visite à Marx, pendant l’été 1844, il apparut que nous étions en accord complet dans tous les domaines de la théorie et c’est de là que date notre collaboration.
« Lorsque nous nous retrouvâmes à Bruxelles, au printemps 1845, Marx avait déjà tiré de ces bases une théorie matérialiste de l’histoire qui était achevée dans ses grandes lignes et nous nous mîmes en devoir d’élaborer dans le détail, et dans les directions les plus diverses, notre manière de voir, nouvellement acquise. »
GILBERT BADIA REND COMPTE
C’est Gilbert Badia (1) qui rend compte de ces faits à l’occasion de la publication de « L’Idéologie allemande », en 1968, par « Les Editions sociales » , dont il rédige « L’Avant-Propos ».
Gilbert Badia confirme l’affirmation d’Engels :
« C’est dans « L’Idéologie allemande » que Karl Marx et Friedrich Engels formulent pour la première fois, de manière élaborée, la théorie du matérialisme historique... Ils dégagent quelques principes qui vont constituer les fondements mêmes du marxisme et les expriment en une série de formules frappantes, qui n’ont, plus d’un siècle plus tard, rien perdu de leur force.
Formules frappantes ? Gilbert Badia illustre :
« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie ; mais la vie qui détermine la conscience...Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances...Les pensées de la classe dominante sont aussi, à chaque époque, les pensées dominantes...Dans l’activité révolutionnaire, l’homme se change lui-même en changeant les circonstances...La conscience, c’est l’être conscient » ; et surtout la onzième thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer. »
L’IDEOLOGIE ALLEMANDE, UNE ETAPE
Gilbert Badia précise :
« L’Idéologie allemande constitue d’abord, aux yeux de Marx et d’Engels, une étape dans la formation de leur doctrine.
« C’est presque, pourrait-on dire, un ouvrage que Marx et Engels ont écrit pour eux-mêmes, pour élucider leur position théorique en attaquant avec verve et mordant celle de leurs adversaires ;
« Dans la préface de la « Contribution à la critique de l’économie politique », treize ans plus tard, Marx n’écrit-il pas : « Nous résolûmes, Engels et moi, de travailler en commun à dégager l’antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande ; en fait nous décidâmes de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois. »
VOIR CLAIR EN EUX-MEMES
Et, un peu plus loin, dit Badia, Marx explique que l’essentiel était de « voir clair en eux-mêmes » et que ce but a été atteint grâce, précisément, à la rédaction de « L’Idéologie ». « L’Idéologie allemande » a donc eu d’abord une fonction pédagogique et critique...Elle est donc à la fois un texte essentiel du marxisme et un jalon très important dans l’élaboration de la pensée de Marx.
En 1859, Marx, dans la préface à la « Contribution à la critique de l’économie politique, a expliqué lui-même à quels résultats il était parvenu au moment où, expulsé de Paris, il vint se fixer à Bruxelles en 1845.
LA PREFACE A LA CONTRIBUTION A LA CRITIQUE DE L’ECONOMIE POLITIQUE
« Le résultat général auquel j’arrivais et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces de production matérielles.
« L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées.
« Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général.
« Ce n’est pas la conscience des hommes qui conditionne leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.
« De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. »
ALORS S’OUVRE UNE EPOQUE DE REVOLUTION SOCIALE
« Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.
« Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure.
« Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu’on peut constater d’une manière scientifique rigoureuse - des conditions de production économique et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout.
« Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production...
« Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant, les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. »
LA FIN DE LA PREHISTOIRE DE LA SOCIETE
Et Marx conclut : « Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »
Ces conclusions, poursuit Badia, ne se sont pas imposées brusquement à Marx, il les atteint au terme d’un long cheminement....En 1844, Marx parlait encore le langage de Feuerbach. Dans « l’Idéologie allemande », il montre les limites de ce philosophe matérialiste : s’il a ramené l’homme du ciel sur terre, ce n’est pas l’homme réel qu’il étudie, c’est-à -dire l’homme dans ses rapports avec les autres hommes.
« Or, on ne passe de l’homme abstrait de Feuerbach aux hommes réels vivants que si on les considère en action dans l’histoire. Et Feuerbach s’y refusait... », dira plus tard Engels.
Et, étudier l’homme vivant, inséré dans l’histoire et la politique, c’est précisément ce que se proposent Marx et Engels dans « L’Idéologie allemande ».
LES THESES SUR FEUERBACH
Dans les « Thèses sur Feuerbach », revient sans cesse cette notion de l’activité pratique, révolutionnaire de l’homme qui transformera les conditions sociales en même temps qu’elle changera l’homme lui-même.
Et Marx et Engels s’en prennent aux philosophes qui établissent une séparation radicale entre économie politique et histoire...Refusant cette dissociation, Marx et Engels mettent au jour les grandes lignes d’une conception de l’histoire complètement nouvelle. Du même mouvement, ils saisissent quelques traits fondamentaux de l’idéologie en général.
Le caractère révolutionnaire, sur le plan théorique, de « L’Idéologie allemande » tient donc dans le rapport qui se trouve établit entre l’ensemble des transformations politiques (statut de la propriété, forme du droit de l’Etat, constitution des nations) et idéologiques et l’histoire de la production des biens matériels.
LE MOTEUR DE L’HISTOIRE : LES BESOINS HUMAINS
Tel est le fil conducteur, dit Badia, qui peut, à partir de la « base réelle », rendre intelligible l’histoire tout entière.
Marx dégage cette idée féconde que le moteur de l’histoire, ce n’est pas la pensée, mais la production des besoins humains :
« Le premier acte historique de ces individus, par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence. »
Ce sont ces besoins qui sont à l’origine des changements historiques :
« ...Toute révolution ainsi que les résultats auxquels elle aboutit étaient déterminés par ces conditions d’existence des individus, par les besoins... »
LE TRAVAIL ET SES FORMES D’ORGANISATION
Ainsi, montre Badia, le travail et ses formes d’organisation constituent « la véritable scène de toute l’histoire ». Or les besoins de l’homme ne cessent de se modifier, de se développer, de se différencier, et ces modifications sont à l’origine des transformations sociales.
La « structure », « l’articulation », de la société est fonction du mode de production historiquement existant.
Un mode de production déterminé implique un mode de coopération déterminé et, par conséquent, une forme déterminées de rapports sociaux...
Dans le cours du développement historique, il arrive un moment où la forme d’échanges (les rapports de production) « devenue une entrave (est remplacée) par une nouvelle forme qui correspond aux forces productives plus développées... »
Ces changements entraînent chaque fois des modifications sociales : une classe sociale nouvelle se substitue à l’ancienne classe dominante. L’histoire de la société, c’est l’histoire de la lutte des classes.
« Ainsi, dit Marx, la société a toujours évolué dans le cadre d’un antagonisme, celui des hommes libres et des esclaves dans l’antiquité, des nobles et des serfs au moyen âge, de la bourgeoisie et du prolétariat dans les temps modernes. »
Les hommes sont prisonniers, poursuit Badia, des rapports de production qui entravent leur libre développement.
PERMETTRE LA LIBRE ACTIVITE DE L’HOMME : ABOLIR LE TRAVAIL
« Le travail, dit-il, dans « ’Idéologie allemande », c’est cette activité imposée à chacun par la division du travail, par la place qu’il occupe dans la société.
« L’individu n’a qu’une activité bornée, mutilée, unilatérale.
« Pour abolir cet état de choses, pour permettre à l’individu de développer toutes ses facultés, pour permettre la libre activité de l’homme, il faut donc abolir ce qui est ici conçu comme le contraire de cet accomplissement : le travail et, corrélativement, la division du travail et la propriété privée. »
Et Gilbert Badia cite à nouveau Marx : « ...dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas selon mon bon plaisir... »
Mais, dit Badia, cette abolition des contraintes qui pèsent sur les individus réels ne saurait être que le résultat de l’action pratique des individus et non la seule critique des représentations fausses. Ce n’est pas la conscience des hommes qu’il s’agit de modifier d’abord, mais la réalité sociale d’où procède cette conscience.
REVOLUTIONNER LE MONDE EXISTANT
Et Badia cite de nouveau Marx : « ...pour le matérialiste pratique, c’est-à -dire pour le communiste, il s’agit de révolutionner le monde existant, d’attaquer, et de transformer pratiquement l’état des choses qu’il a trouvé. »
Matérialistes pratiques, dit-il, Marx et Engels veulent donc faire la révolution, une révolution qui aura ceci de spécifique qu’elle ne remplacera pas, comme les précédentes, la domination d’une classe par celle d’une autre. En se libérant, le prolétariat libère en effet toutes les autres classes sociales.
« ...les prolétaires, disent Marx et Engels, eux, doivent, s’ils veulent s’affirmer en tant que personnes, abolir leur propre condition d’existence antérieure, laquelle est, en même temps, celle de toute la société jusqu’à nos jours... » ; « ...la révolution communiste...abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes... »
L’affirmation polémique du principe du matérialisme historique, poursuit Gilbert Badia, est, pour Marx et Engels, l’occasion de développer leurs conceptions dans des directions multiples.
L’ETAT, INSTRUMENT D’OPPRESSION
Ils ne nous donnent pas seulement une théorie de l’Etat, instrument d’oppression aux mains de la classe dominante, ils posent déjà que « le prolétariat doit nécessairement commencer par conquérir le pouvoir politique. »
Ils se mettent à défricher le terrain de l’économie politique, conçue non comme l’étude spéculative de catégories universelles, mais comme analyse de rapports humains réels, historiques et transitoires.
Ils ébauchent ce que sera à leurs yeux la société communiste : une société où les hommes utiliseront consciemment les lois économiques objectives, où ils domineront les rapports de production au lieu d’être dominés par eux, au lieu d’en faire des puissances mystérieuses et transcendantes.
Ce point les entraîne à préciser leurs conceptions de l’éducation, de l’art, à définir le langage « qui est la conscience pratique,... réelle. »
Quand ils écrivent « L’Idéologie », Marx et Engels ne s’adressent en réalité pas uniquement à ceux qu’ils critiquent, les Jeunes-Hégélens et les socialistes « vrais », ou leurs adeptes
LES SOCIALISTES « VRAIS »...
« Nous n’avions nullement l’intention de faire connaître au seul monde « savant », écrira plus tard Engels, les conclusions scientifiques nouvelles auxquelles nous étions parvenus, en les exposant dans de gros traités.
« Au contraire, nous étions déjà tous deux profondément entrés dans le mouvement politique, nous avions des disciples chez les intellectuels, en particulier en Allemagne occidentale, et des liens solides avec le prolétariat organisé.
« Nous avions le devoir de donner une base scientifique à nos idées, mais, il n’était pas moins important pour nous de convaincre le prolétariat d’Europe et surtout d’Allemagne de la justesse de ces idées. »
Déjà , reprend Gilbert Badia, dans « La Critique de la philosophie du droit de Hegel », Marx n’avait-il pas posé en principe que « la théorie aussi devient une force matérielle, dès qu’elle s’empare des masses ? »
...CEUX QUI ENDORMENT LE PROLETARIAT
Dans la seconde partie, Marx et Engels s’attaquent non plus aux philosophes, mais aux théoriciens allemands qui se disent socialistes en ignorant tout du socialisme et qui, au lieu de secouer les prolétaires allemands, au lieu de réveiller le peuple allemand de sa torpeur, l’endorment en lui prêchant un socialisme sentimental et verbeux qui ne saurait rien changer à l’exploitation dont ce peuple est victime, ni lui procurer les libertés que ses maîtres lui refusent.
Ces théoriciens, dit Gilbert Badia, dans l’esprit de Marx et d’Engels, n’en prétendent pas moins incarner la « seule vérité » philosophique et politique du socialisme.
« D’où, dit-il, l’expression de « socialisme vrai » qu’ils revendiquent et qui devient peu à peu, sous la plume de Marx, un terme de dérision. »
Michel Peyret
samedi 15 octobre 2011
Note 1 : lire la biographie de Gilbert Badia : http://www.ages-info.org/spip/spip.php?article26
Note 2 : voir notamment mon article : « Lorsque l’histoire ne dit rien, ou l’Idéologie allemande ».