Le rejet de l’étranger est une construction politique, un mode ou régime toujours plus accentué du gouvernement de la population... (Alain Brossat)

La France a peur ?

Jean-Marie Durand

Pourquoi la figure de l’étranger infuse-t-elle autant le discours politique et l’appareil d’État ? Le philosophe Alain Brossat [1] analyse, sévèrement, comment l’art de gouverner reste aujourd’hui contaminé par ce geste obscur du rejet de l’autre.

Pourquoi la question de « l’étranger parmi nous » obsède-t-elle aujourd’hui, de manière démesurée, le discours politique ?

Alain Brossat - Le geste philosophique dont je me sens proche s’attache davantage au « comment » qu’au « pourquoi », je veux dire aux causes ultimes ou à l’origine première des objets ou phénomènes sur lesquels nous travaillons. Dans ce travail, je pars de ce constat : d’une part, la question de l’étranger, telle qu’elle est non seulement mise en discours mais aussi mise en pratique par nos gouvernants, est le domaine par excellence où les éléments de rationalité, les stratégies, l’art de gouverner, etc., sont constamment envahis et contaminés par les fantasmagories. C’est, par opposition à « l’imagination au pouvoir », le basculement et la fuite perpétuels dans l’imaginaire, un imaginaire réactif peuplé d’une multitude de menaces disparates et de projections fantastiques sur les parois de la caverne du présent – le spectre du terrorisme islamique, l’insoutenable envahissement de nos cités par les Roms, insupportables parasites, etc.

Un indice très sûr de cette dérive de la politique de l’étranger de nos gouvernants dans les eaux de l’imaginaire sécuritaire est son écart croissant avec les analyses produites par les corps de spécialistes disposant d’une expertise sur ces questions et incarnant, disons, un certain principe de réalité – démographes, sociologues, historiens, etc. Ce n’est pas par hasard que ceux qui inspirent les ministres de l’Intérieur en la matière (ceux-là mêmes qui donnent le la de la politique de l’étranger réduite, symptomatiquement, aux conditions d’une politique de l’immigration) sont des exaltés de la défense sociale repeints aux couleurs de la criminologie comme Alain Bauer plutôt que des historiens ou des démographes respectés comme Gérard Noiriel ou Hervé Le Bras… Ce que vous appelez la démesure en rapport avec cette question, c’est tout simplement pour moi le fait que le discours et les pratiques des gouvernants soient, en la matière, émancipés de toute prise en compte des éléments majeurs constitutifs du réel – voir la façon dont cette politique met en avant une supposée lutte contre l’ »immigration clandestine » et le « travail au noir » dont les promoteurs ne peuvent ignorer qu’ils constituent des éléments structurels dans des secteurs d’activité économique aussi importants que le bâtiment, la restauration, la confection, etc.

En quoi le sort réservé à l’étranger s’inscrit selon vous dans la longue histoire des persécutions liées au déploiement de l’État moderne ?

Question essentielle à tous égards. Dans son cours au Collège de France intitulé « Il faut défendre la société », Michel Foucault énonce une thèse forte : le racisme, dit-il en substance, ce n’est pas en premier lieu une question d’idéologie dévoyée, de mauvais héritage, de relations entre communautés virant à l’aigre, c’est une technologie de pouvoir. Pour lui, le racisme devient le problème perpétuel de la politique moderne et une arme de destruction massive dès lors qu’il entre en composition dans les mécanismes de l’État ; c’est qu’il est l’un des gestes décisifs par lesquels s’affirme la capacité de gouverner une population, le geste consistant à fragmenter cette population, à produire et reconduire la coupure entre cette part des gouvernés qui a vocation à être placée sous le signe de la prise en charge de la vie et une autre, placée sous un signe de mort. Pour Foucault, ce partage (au sens de séparation) est un élément fondateur de l’exercice du pouvoir dans nos sociétés ; il est très visible dans un temps où les massacres et le travail forcé accompagnent la colonisation tandis qu’en métropole on installe le tout-à-l’égout dans les villes et on met en place la médecine sociale. Il est moins exposé aujourd’hui mais n’en demeure pas moins opérant en tant que matrice, opérateur fondamental du biopouvoir. Comme l’a montré Didier Fassin dans un récent ouvrage, La Force de l’ordre, les habitants des quartiers défavorisés sont soumis à un régime de police (celui qu’imposent les brigades anticriminalité) totalement différent de celui qui prévaut dans les centres-villes ; la bavure policière, comme action homicide sans crime, telle qu’en font les frais en règle générale des sujets postcoloniaux, est un autre exemple probant de la perpétuation de ce partage implacable entre cette part de la population (que j’appelle « l’autochtone imaginaire ») et cette autre qui se trouve exposée à cette violence du pouvoir dont l’abandon constitue la ligne d’horizon.

La figure de l’étranger occupe donc la place qu’occupait le fou dans la modernité naissante analysée par Michel Foucault.

Dans son Histoire de la folie, Foucault convoquait déjà, à propos du « grand renfermement » des fous et assimilés, cette notion d’un partage, comme geste de gouvernement, inauguré sur le seuil de la modernité politique, avec la mise en place de l’hôpital général, et qu’il désigne, précisément comme geste obscur. Il semblerait donc bien qu’une continuité s’établisse ici, un enchaînement du traitement de « la folie » à l’âge classique à celui de l’étranger litigieux (et généralement pauvre) dans nos sociétés aujourd’hui. L’adjectif « obscur » met en relief le fait que les pouvoirs sont ici sous l’emprise d’une force, ou d’un « programme », qui excède leurs intentions. Il semblerait que la fragmentation du corps social, la hiérarchisation, la mise en opposition de certains avec d’autres soient des conditions déterminantes de la capacité des gouvernants à assigner à chacun sa propre place – ce qui est, au fond, la tâche première des pouvoirs modernes…

L’expression de « xénophobie d’État » qui revient fréquemment sous votre plume est assez brutale. Peut-on vraiment l’utiliser aujourd’hui, depuis que, notamment, la gauche est arrivée au pouvoir ?

Le premier trait de la politique de l’étranger de nos gouvernements successifs, et ce de manière pratiquement immémoriale, c’est sa fondamentale continuité. Je lisais hier un livre de Guy Hocquenghem, publié en 1979, La Beauté du métis, et je suis tombé sur ces lignes : « L’étranger dégusté à petits coups in situ est gibier d’expulsion en France. Cette irrésistible compulsion de rejet, ce réflexe de l’expulsion administrative passe pour assez naturel, même aux yeux des cultivés, pour fonctionner tous les jours sans complexes. » Rien de nouveau sous le soleil, donc. On rappellera pour mémoire qu’en matière de destruction de campements de Roms et de « reconduite », comme ils disent, d’étrangers en situation irrégulière, Manuel Valls, adonné à la fièvre obsidionale du chiffre comme son prédécesseur, fait mieux que celui-ci (Claude Guéant, l’âme damnée de Sarkozy). Contrairement à ce qui s’énonce couramment, on n’a pas affaire ici à des gouvernants en quête de popularité qui, en désespoir de cause, s’efforceraient de répondre à une demande de plus en plus insistante surgie des tréfonds de la société, une quête autochtoniste nourrie par toutes sortes d’inquiétudes à propos de l’identité nationale et des menaces qui pèseraient sur elle.

Le rejet de l’étranger est une construction politique, un mode ou régime toujours plus accentué du gouvernement de la population : à défaut de pouvoir gouverner à l’espérance, aux réformes utiles (celles qui améliorent les conditions de vie de la majorité, de l’élément populaire), au renforcement des éléments de cohésion (les dispositifs égalitaires), on gouvernera toujours davantage à la mobilisation des affects négatifs, à la peur et au ressentiment, à la méfiance et au rejet – c’est-à-dire à la fabrication de mauvais objets, mauvais corps, ceux par lesquels le mal est supposé advenir – l’étranger pauvre en moyens et en droits, le dernier arrivant. L’ironie de la situation présente est que ce soit ce même pouvoir qui, volontiers, adopte face au racisme et à la xénophobie la posture de l’Etat instructeur gardien des normes de tolérance et de civilité contre une partie du corps social que l’on dira rongée par les fièvres du communautarisme, de l’ethnicisme, etc. Ce même pouvoir magicien qui officie sans état d’âme sous le signe de l’heureuse coexistence entre le Clemenceau de la lutte contre l’étranger ingouvernable et les fondateurs de SOS Racisme montés aux affaires…

Jean-Marie Durand, le 17 juillet 2013 à 06h21

[1Autochtone imaginaire, étranger imaginé – Retours sur la xénophobie ambiante d’Alain Brossat (Editions du Souffle), 302 p., 17 €


 http://www.lesinrocks.com/2013/07/17/actualite/la-france-a-peur-11409641/

COMMENTAIRES  

13/08/2013 08:09 par Scual

Oh moi je peut répondre à cette question bien plus rapidement :

"Diviser pour mieux régner."

13/08/2013 10:51 par cunegonde godot

Pourquoi la figure de l’étranger (le mécréant, l’infidèle) infuse-t-elle autant le discours communautariste et l’appareil clérico-ethnique ?

13/08/2013 11:47 par babelouest

Le seul étranger est pourtant le financier, pervers et par définition même apatride. Curieusement le politique le protège, au lieu de le mettre définitivement en prison. Car cet animal n’est qu’un parasite soigneusement inutile, et bien entendu nuisible. Je vais en faire sauter au plafond, et pourtant...

13/08/2013 12:18 par Quidam

Jean-Marie Durand

"(...) Le premier trait de la politique de l’étranger de nos gouvernements successifs, et ce de manière pratiquement immémoriale, c’est sa fondamentale continuité. (...)"

Personnellement je ne pense pas que ce soit le cas - en France tout au moins, je daterais le début de ce phénomène très inquiétant au tout début des années 70.

Précédemment à cette date les groupuscules racistes d’extrême droite étaient régulièrement & promptement dissouts & interdits au titre de lois datant de bien avant même 1958 traitant des milices armées & des groupuscules subversifs portant atteinte à la sureté de l’Etat, ce qui était tout à fait approprié & responsable.

Puis est venu un certain VGE & sa clique de soi-disant "centristes" dont bon nombre étaient en réalité issus des dits groupuscules extrémistes précédemment dissouts, des Madelin, Poniatowski, Devedjian, etc. tout droit sortis de charmantes organisations du genre Occident, & cette belle petite troupe a commencé à ouvrir la boite de Pandore en laissant bienveillamment émerger un nouveau parti d’extrême droite - en le promouvant même en sous-main - & en en lui donnant la possibilité de commencer à faire ses ravages dans l’opinion.

Dans le même temps - était-ce un hasard ? - les médias dominants ont vu un fantastique filon de profits dans l’agitation perpétuelle des thèmes de l’extrême droite, l’insécurité, l’immigration, etc. avec accessoirement - était-ce pour se donner bonne conscience ? - la peur du grand méchant loup, à savoir la progression de l’extrême droite, dont en fait il assuraient la promotion ...

En 1981 le pouvoir "socialiste" avec guillemets a continué à jouer avec le feu dans le même registre afin de tenter d’affaiblir la droite traditionnelle parlementaire.

Voila comment on s’est retrouvé avec un JMLP au second tour des présidentielles en 2002 ...

Entre temps était survenu le 11/09/2001 avec la "War on Terror" d’un certain George W. Bush junior & les conséquences que l’on sait en particulier dans une Europe à la botte des Yankee & ne rêvant que de les singer ...

C’est comme cela on arrive en Europe & en France en particulier dans une société & un pouvoir néo-fascisants, où les Musulmans, les Roms, les "sans-papiers" sont devenus les éternels bouc-émissaires, la sécurité, le terrorisme, des obsessions quotidiennes & constantes, & où bien sûr dans le même temps la casse de la protection sociale, des acquis sociaux & des services publics, etc. peut être menée à bien à grand train en toute tranquillité ...

13/08/2013 20:36 par A.K.

Jean-Marie Durand :
"(...) Le premier trait de la politique de l’étranger de nos gouvernements successifs, et ce de manière pratiquement immémoriale, c’est sa fondamentale continuité. (...)"

Quidam :
Personnellement je ne pense pas que ce soit le cas - en France tout au moins, je daterais le début de ce phénomène très inquiétant au tout début des années 70.

JMD parle de la xénophobie d’État, qui date de bien avant les années ’70.
L’esclavage, les colonies ou encore l’antisémitisme pour ne citer que quelques exemples.
(et l’auteur n’aborde pas le premier des racisme : le sexisme, machisme.)

Mais il y a effectivement une mutation de la "xénophobie d’État" autour des années 70, à plusieurs niveaux comme l’Islam remplaçant généralement la Judaïté.

13/08/2013 20:36 par patrice

Diviser pour mieux régner,
Avec des écoles de pensée telles que l’école de Chicago qui perfuse la politique mondiale, on en arrive à l’éclatement des états nations prôné par le nouveau désordre mondial !
Tous nos hommes politiques ne sont que des laquais stipendiés aux ordres de la finance internationale et le plan Pilke car c’est bien d’un plan machiavélique dont il s’agit n’en déplaise aux aveugles et autres moutons de panurge, ne saurait tarder à voir le jour malheureusement ...
Ce à quoi nous assistons n’est rien d’autre que la naissance programmée d’un beau monde Orwellien bien fasciste !

13/08/2013 20:49 par Quidam

@ A.K.

Je parlais de l’époque contemporaine - disons A/C la Vème république - l’époque de la colonisation, j’en ai connu la fin, mais ... pas celle de l’esclavage tout de même !!!! ;-)

13/08/2013 23:22 par Dominique

Le racisme, c’est toute l’histoire par opposé à la préhistoire.

Ce que nous appelons la civilisation n’est rien d’autre que l’institutionnalisation du racisme. On trouve cela dans la bible, avec le dogme de l’immuable conflit du bien et du mal, ou chez Confucius avec celui de la complémentarité du yin, du yang et de ce qui les unis, dogmes qui en attribuant aux choses des qualités qu’elles n’ont pas, permettent d’établir deux hiérarchies, la première entre le bien (les dieux), l’homme et le mal (le reste de la création. Cette hiérarchie est l’origine et la justification morale de la séparation de l’homme et de la nature, ainsi de la séparation de l’intellect et de la chair.

Cette première hiérarchie sert donc à la fois de justification morale à toutes les formes d’exploitation et de destruction de la nature, qu’à tous les tabous qui transforment l’être humain, cette créature sociable et emphatique, en un monstre frustré incapable de maitriser sa violence.

La deuxième hiérarchie est établie entre les hommes, certains se retrouvant plus près des dieux que les autres, ou plus égaux que les autres, ou plus riches que les autres. Cette deuxième hiérarchie est la justification morale de toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme.

Et ce n’est pas parce que nous ne nous éclairons plus avec des torches ou parce que les formes d’exploitation de l’homme par l’homme ont changé, que le racisme n’est plus institutionnalisé. Bien au contraire, aucune civilisation avant la nôtre n’a inventé des armes aussi sophistiquées pour massacrer notre prochain. Et aujourd’hui comme hier, pour pouvoir exploiter son semblable, il est nécessaire de le rabaisser au préalable à un status inférieur. C’est un principe de base de la psychologie humaine qui a été appliqué tel quel depuis que l’être humain a inventé la guerre organisée et l’exploitation de l’homme par l’homme lors de l’Antiquité.

Pour info, les noms des premiers dieux grecs étaient les noms des patriarches des premières familles patriciennes de la Grèce antique, ce berceau de la démocratie où 90% de la population était des esclaves. Le racisme a toujours été le fond de commerce des riches (les premières guerres organisées furent de gigantesques parties de chasse à l’esclave). Il fut le fond de commerce des colonisations, et aujourd’hui, le racisme anti-pauvres reste une constante de base du capitalisme ("Quand on a votre salaire, on a pas d’enfant." - Entendu à la TV suisse de la bouche d’une vieille peau raciste de politicienne bourgeoise, en France elle se serait retrouvée au tribunal, mais pas en Suisse ce pays où les riches croient encore plus qu’ailleurs que tout leur est dû, notion qui leur est inculquée dés leur naissance !), tout comme le racisme anti-étranger reste une constante de base de l’impérialisme et du néo-colonialisme.

Il ne faut pas croire que la gauche est épargnée par ce mal. Bien avant le sionisme, la "croyance" que les peuples n’existent pas a été le fond de commerce des civilisations, il n’y avaient que des sauvage à civiliser, aujourd’hui ils disent des arabes ou des populations. Et aujourd’hui une certaine gauche confond internationalisme et suprématisme quand elle réduit tout un peuple à deux de ces dirigeants en parlant de la révolution cubaine, quand elle réduit la Jamahiriya libyenne à Kadhafy ou qu’elle réduit la révolution bolivarienne à Chavez ou Morales.

Ce qui se passe en Libye et en Syrie aujourd’hui montre que ces gens-là, qui se prétendent d’extrême-gauche, ne sont en fait et au même titre que les socialistes, que des collabos zélés du système. La seule différence c’est que les socialistes eux le revendiquent quand ils sont au pouvoir comme en France et qu’ils envoient leurs armées au Mali ou qu’ils soutiennent l’Armée syrienne "libre", alors que je ne suis pas convaincu que beaucoup de militants de ces groupuscules "internationalistes" ont conscience de donner dans le suprématisme.

Une petite chanson pour finir, "Les pauvres" de Plume Latraverse
https://www.youtube.com/watch?v=syZxtQLynE4

15/08/2013 17:47 par Dwaabala

Il y a eu une époque où la figure de l’étranger dans son propre pays était le communiste, le moscoutaire. P. Mendès-France lui-même, on l’oublie parfois, prétendait sous la IVe République constituer sa majorité sans tenir compte des votes des parlementaires communistes.
Après dissolution de l’Assemblée, les élections législatives de juin 1968 entre autres, ont été gagnées par de Gaulle sur le thème unique de la peur, alimenté de plus par les évènements extérieurs concomitants en Tchécoslovaquie.
Si l’on peut sur ce point tirer une leçon de cette époque, c’est que ces agitations sont superficielles et que pour le pouvoir elles sont plutôt une fuite et ne payent au mieux que sur le moment : après avoir ainsi triomphé (60% de sièges à la droite), de Gaulle démissionnait moins d’un an plus tard, désavoué par les résultats du référendum sur la régionalisation... et J. Duclos faisait plus de 21% au premier tour (G. Deferre 5% !) de l’élection qui devait voir arriver G. Pompidou contre A. Poher.

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