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Impressions à l’issue d’une croisière effectuée sur le paquebot MSC Splendida du 7 au 14 mars 2014

Le paquebot de croisière, incarnation flottante du modèle capitaliste

Le MSC Splendida sur lequel j’ai eu l’occasion d’’embarquer dans le port de Marseille est une véritable ville-flottante. L’expression, pour galvaudée qu’elle soit, n’en est pas moins rigoureusement pertinente. Le paquebot se dresse comme une barre d’immeuble devant le voyageur, ridicule cloporte aplati sur le quai, face à ce titan de près de 40 mètres de haut pour plus de 300 mètres de long. Impossible lorsqu’on est à proximité de l’embrasser d’un seul regard et c’est en prenant du recul, par comparaison avec les bâtiments alentours et même les autres navires que son gigantisme se manifeste de la façon la plus magistrale. Les photographies ne rendent qu’imparfaitement cette impression de grandeur qui se dégage à la vue de ce monstre des mers, de même qu’aucune image du Mont-Blanc, du Grand Canyon ou des Chutes du Niagara ne parvient à traduire réellement la puissance de ces sites qui remettent l’homme à sa place en lui montrant la petitesse de sa condition.

I- Les armateurs

Le qualificatif de ville flottante n’est guère exagéré lorsque l’on sait le MSC Splendida peut accueillir jusqu’à 3000 passagers et quelques 1300 membres d’équipage. Qu’une telle construction ait vu le jour n’en démontre par moins cette aspiration ininterrompue à la grandeur, cet hybris qui pousse sans cesse l’homme à dépasser les limites du possible et ce depuis les temps bibliques de la Tour de Babel. Mais si les habitants de l’ancienne Babylone souhaitent rivaliser avec Dieu, telle n’est pas l’ambition de ces nouveaux armateurs mégalomanes. C’est le moteur tout aussi dévastateur de la concurrence capitaliste qui guide leur course aux records. La MSC (Mediterannean Shiping Company) fondée par l’Italien Gianluigi Aponte dans les années 1970 (et dont la filiale spécialisée dans les croisières a vu le jour en 1987) se heurte dans le domaine de l’industrie touristique au leader mondial Costa qui appartient depuis 1997 au groupe Carnival fondé par l’israélien Ted Arison et dont le fils Micky gère aujourd’hui l’empire. Gianluigi Aponte et sa femme Rafaela étaient en juin 2014, selon le magazine Forbes, 216ème fortune mondiale avec 6,5 milliards de dollars [1] tandis que Micky Arison atteignait la 225ème place du classement avec 6,4 milliards [2]. Si en Europe MSC et Costa se partagent l’essentiel du marché, à l’échelle internationale viennent se rajouter deux autres concurrents non moins sérieux : la Royal Carribean International détenue par la richissime famille Pritzker (cette famille qui compte actuellement 10 milliardaires en dollars dans ses rangs selon le magazine Forbes, possède en plus de la RCI, la chaîne d’hôtels de luxe Hyatt et étend son influence jusque dans l’administration Obama puisqu’ en juin 2013 Penny Pritzker à été nommée la tête du département du Commerce des Etats-Unis [3]) et la Star Cruise (qui possède notamment la Norwegian Cruise Line) basée à Hong Kong et qui fait elle-même partie d’un conglomérat malaisien le Genting spécialisé dans les casinos et les parcs à thème [4] ,

Sur le marché des croisières, ce sont donc quatre poids lourds qui s’affrontent dans une lutte sans merci. Et cette concurrence inter-capitaliste se traduit de manière visible dans la taille toujours plus démesurées des paquebots mis en service.

A l’heure actuelle, le plus gros navire de la flotte MSC est le Preziosa (1750 cabines pouvant accueillir jusqu’à 3500 passagers) mais l’armateur italien vient en mars 2014 de passer commande de deux monstres encore plus impressionnants (2250 cabines et jusqu’à 5700 passagers). Du côté de Costa, le plus gros paquebot en circulation est le Fascinosa (1508 cabines et jusqu’à 3800 passagers) mais le prochain bâtiment actuellement en construction viendra détrôner son prédécesseur en accueillant jusqu’à 5000 passagers. La Royal Carribean International, pour sa part, peut s’enorgueillir de posséder aujourd’hui le plus grand paquebot du monde, l’Allure of the Sea (362 mètres de long, 66 de haut, plus de 6000 passagers et 2300 membres d’équipage). Inutile de multiplier les chiffres. Lorsqu’on observe la liste des navires construits depuis le début des années 2000, on constate que chaque année le tonnage des paquebots a augmenté de façon considérable et que chaque record détenu par une compagnie entrainait immédiatement une surenchère de la part de ses concurrents ; en régime libéral il s’agit de faire toujours plus fort et de dépasser sans cesse les limites du possible afin de ne pas se laisser distancer.

Cette concurrence entre grands groupes capitalistes trouve son expression au niveau des passagers eux-mêmes : il y a les fidèles du Costa qui ne monteraient pour rien au monde sur un MSC, les curieux qui ont été voir chez l’une et l’autre compagnie et qui peuvent se permettre de faire des comparaisons - la nourriture est meilleure sur Costa mais les spectacles sur MSC sont supérieurs - ceux enfin, plus rares, qui ont navigué sur un paquebot de la Norwegian Line et qui jurent que ces derniers sont incomparablement préférables...

II- Les habitués

A peine embarqué sur le MSC Splendida, une constatation s’impose : un grand nombre de voyageurs n’en est pas à sa première expérience maritime. Dès que les premiers contacts se nouent, en attendant l’ascenseur, dans la salle de spectacle ou au restaurant, surgit la question quasi-rituelle, qui sert de prologue presque incontournable à toute conversation : ’Est-ce que c’est votre première croisière ?’. Et la personne interrogée d’approuver ou au contraire de plastronner en affichant son palmarès : ’C’est ma septième croisière, vous savez ! ’. On constate une fierté non dissimulée chez les passagers habitués des croisières qui, même s’ils ne connaissent pas nécessairement le bateau sur lequel ils viennent d’embarquer, se sentent un peu chez eux. Il est vrai que la majorité des navires en circulation sont construits sur le même modèle et que la vie à bord se ponctue de passages obligés : l’exercice avec les gilets de sauvetage, la soirée du capitaine accompagnée de la traditionnelle photographie à ses côtés, la soirée ’italienne’... Pour le primo-arrivant, le paquebot peut apparaître comme un espace profondément défamiliarisant et souvent complexe. Une fois à bord, il faut en effet trouver son chemin à travers des successions interminables de couloirs, utiliser les ascenseurs et durant les premiers jours, nombreux sont les passagers égarés qui errent sans parvenir à regagner leur chambre ou le restaurant. L’habitué, lui, s’épargne cette phase préliminaire de tâtonnement : il a compris le système, connaît les petites astuces, et choisit toujours le plus court chemin pour aller d’un point à un autre. Cette aisance lui fait jeter des regards un brin condescendants sur les touristes incapables de s’orienter dans ce labyrinthe flottant.

Les habitués n’hésitent pas non plus à donner des conseils et à faire profiter les nouveaux passagers de leur expérience. Les compagnies ont bien compris que leur meilleure publicité était assurée par les passagers eux-mêmes et que c’est le bouche à oreille qui attire de nouveaux clients. Fidéliser la clientèle est donc une priorité. Un club MSC a été mis en place, présenté en ces termes sur le site internet de la compagnie : ’Chez MSC Croisières, nous accordons de la valeur à nos hôtes, en particulier ceux qui choisissent de naviguer encore et toujours avec nous. C’est pourquoi nous avons le plaisir de vous donner l’occasion de rejoindre le club de fidélité MSC Club. Un club exclusif qui offre à ses clients des avantages de plus en plus nombreux !’. Ce club se structure autour d’une sorte de cursus honororum du vacancier avec ses différentes cartes, Classic, Silver, Gold et enfin Black. La progression se fait suivant un système de points (il faut 100 points pour atteindre le Parnasse de la carte Black) et les points s’obtiennent en fonction des sommes dépensées par le passager durant son séjour (1 point est gagné par tranche de 200 euros dépensés à bord). Comme toutes les cartes de fidélité, la carte MSC incite à la consommation en accordant ensuite aux hôtes les plus généreux de petits avantages lors de leurs prochaines croisières (réductions sur un certain nombre de services, cocktails ou jetons de casino offerts et jusqu’à un repas à la table du commandant pour les détenteurs de la carte Black !). Les croisiéristes ont bien compris qu’un passager satisfait est un passager qui reviendra et surtout n’hésitera pas à parler de son séjour en termes élogieux à sa famille et ses amis. Et rien n’est plus efficace que cette publicité spontanée qui contribue en partie expliquer l’’explosion du nombre de croisières dans les classes moyennes au cours des dernières années.

III- Le luxe et l’abondance

Si l’extérieur du paquebot impressionne par son gigantisme, l’intérieur surprend par son décor d’un luxe clinquant. L’atrium principal cherche à en mettre plein la vue, avec ses escaliers dorés aux marches pailletées, son ascenseur de verre, ainsi que son éclairage recherché qui fait étinceler les cuivres astiqués nuit et jour par le personnel. Un grand travail a été effectué sur la décoration des espaces communs. Chaque bar, chaque restaurant possède son unité thématique propre afin de satisfaire tous les goûts : le bar sportif avec piste de bowling et maillots dédicacés sur les murs, le bar-œnothèque ou l’on peut déguster des vins sur des tables en forme de tonneaux, le restaurant mexicain décoré de cactus, la piazzetta avec sa fontaine et ses bancs ornés de céramiques siciliennes... On trouve également une salle de sport bien équipée à la proue du navire, une piscine extérieure et intérieure accompagnées de jacuzzi, un casino aux décors égyptianisants, des boutiques en duty free et bien sûr un théâtre grandiose avec des spectacles chaque soir. Le passager ne doit jamais s’ennuyer et trouver toujours une activité à son goût, en particulier lors des longues journées de navigation. Chaque soir, un programme de la journée suivante est déposé dans la cabine, avec la liste de toutes les activités et animations disponibles (conférences, concerts, quizz, karaoké...). C’est une équipe d’animation jeune et regorgeant d’une enthousiasme si excessif qu’il en paraît presque artificiel qui se charge de divertir les passagers. Les animateurs de la croisière sont formés sur le modèle des ’Gentils Organisateurs’ des villages de vacances de type Club Med. La bonne humeur est leur maître mot ainsi qu’une disponibilité totale.

En ce qui concerne les repas, les voyageurs ont le choix entre un self-service à volonté ou bien une salle de restaurant où des mets plus délicats sont servis à table. L’impression qui se dégage est celle d’une abondance sans limite et presque indécente. Le self service est approvisionné 24h sur 24h et, aux heures de repas, regorge de montagnes de nourriture capables de satisfaire les appétits les plus gargantuesques des passagers. Sur ce point, les paquebots reprennent le modèle déjà éprouvé des immenses buffets à volonté présents dans les clubs de vacances. Cette impression d’abondance et de profusion est caractéristique de l’idéologie capitaliste (on la retrouve d’ailleurs dans les supermarchés et les centres commerciaux toujours plus fournis et démesurés). Aucun frein ne doit venir brimer la soif de consommation et de jouissance des individus. Cette abondance artificielle est d’autant plus choquante qu’elle vient se heurter à la réalité du monde extérieur au moment des escales. Quittant cette bulle privilégiée de luxe et de d’opulence, le passager découvre alors des réalités sociales beaucoup moins idylliques. Même si les circuits touristiques dans des villes comme Naples et Tunis évitent les quartiers où la misère est la plus criante, se contentant des rues balisées où il est possible une nouvelle fois de consommer dans les boutiques d’artisanat et de souvenirs locaux, le passager ne peut totalement ignorer la réalité et se rend encore mieux compte de son traitement privilégié à bord.

Les passagers déjeunent généralement le midi au buffet self-service et se rendent le soir dans les belles salles du restaurant où leur est attribuée une table qu’ils partagent pour toute la durée de la croisière avec d’autres voyageurs de la même nationalité. Le service est toujours assuré par les mêmes serveurs qui font preuve d’un empressement et d’une sollicitude extrême. Un service de cette qualité, réservé habituellement aux restaurants gastronomiques, produit une impression très favorable sur des passagers, dans l’ensemble peu coutumiers de ce genre d’établissements et qui, l’espace d’une croisière se voient servis comme des princes. Mais il est surtout intéressant de constater que plus les hôtes sont traités avec égard, plus leurs exigences s’accroissent. S’il est une chose à laquelle on s’habitue vite, c’est bien le luxe. Il n’est pas rare que des individus râlent lorsqu’un plat se fait un peu attendre (ces mêmes individus qui, le reste de l’année affrontent sans broncher des queues interminables dans les fast food) ou qu’ils sollicitent à tort et à travers les serveurs pour obtenir du vin, ou faire changer un plat au dernier moment. Des comportements de ce genre sont caractéristiques d’une bourgeoisie récente, ignorante des règles les plus élémentaires d’urbanité et de courtoisie et qui croit bon de s’imposer par ses exigences grossières et ses caprices. Etant traité comme un prince, le passager se prend progressivement à son rôle et, lui-même exploité le reste de l’année, devient le temps d’un séjour, exploiteur. Même s’il est enveloppé de bonne humeur, de rires et de petites blagues - les passagers sympathisant volontiers avec les serveurs qui s’occupent d’eux au cours de la semaine - un rapport de domination n’en existe pas moins. Peut-être en raison des origines ethniques du personnel (les serveurs venant souvent d’ Asie ou d’Amérique du Sud) un paternalisme néo-colonisateur se fait ressentir. Les serveurs pour leur part se livrent bon gré mal gré aux petits jeux auxquels on les soumet. On veut les prendre en photo, ils prennent la pose en souriant. Un client leur demande une double ration de dessert au prétexte d’une prétendue ’grande amitié’ qui existerait entre eux, ils s’exécutent quitte à recevoir ensuite des réprimandes en cuisine. Une autre cliente a pris l’habitude de leur pincer les cuisses quand ils passent à proximité de la table, ils font mine de s’amuser de la chose, même si au fond d’eux, une telle attitude leur paraît totalement déplacée. En effet, les serveurs ne doivent froisser le client sous aucun prétexte car une partie de leur salaire dépend du questionnaire de satisfaction que doivent compléter les passagers à la fin du séjour. Les employés sont donc soumis à deux maîtres : leurs supérieurs et les clients qui, plus que dans n’importe quel restaurant traditionnel, jouent un rôle de censeurs. Ainsi, derrière les rires et la bonne humeur, subsiste un féroce rapport de domination ; et si les touristes n’en sont pas toujours conscients, les employés, eux, ne l’oublient jamais.

IV - Le business

Si le passager est traité avec beaucoup d’égards, les croisiéristes n’en oublient pas pour autant qu’il est un consommateur à qui il s’agit de faire dépenser le maximum d’argent au cours de son séjour. En effet, si le prix de la croisière en elle-même est relativement abordable ce qui permet de viser un public toujours plus large (on trouve des séjours d’une semaine pour moins de 500 euros en période creuse), la note peut facilement doubler ou tripler à l’issue du voyage. Dès le premier jour, une carte nominative est distribuée à chaque passager. Cette carte magnétique est scannée à chaque montée et à chaque descente du paquebot. Un employé contrôle alors que le visage du passager correspond bien à celui qui s’affiche sur son moniteur, empêchant ainsi que des étrangers ne s’infiltrent à bord et surtout permettant de s’assurer qu’aucun touriste n’a été oublié à terre au moment du départ du bateau. C’est cette même carte qui permet d’accéder aux chambres et qui doit être présentée au moment de régler n’importe quel achat. Il faut savoir qu’il n’y a pas d’argent à bord. L’acte de consommation en est d’autant plus dématérialisé. Inutile de se demander si l’on a assez de monnaie en poche, il suffit de tendre sa carte pour obtenir ce que l’on veut. La note, qui peut s’avérer très vite douloureuse, n’est présentée que le dernier jour, juste avant l’ultime débarquement.

A bord, la nourriture est gratuite mais les boissons sont toutes en supplément. Une série de formules est ainsi proposée aux passagers. Sur son site internet, la compagnie invite chaudement le client à se laisser totalement aller à ses envies : ’Chaque croisière avec MSC est une expérience unique qui offre une infinité de façons de se détendre, de s’amuser ou de prendre soin de soi. Et pour rendre votre croisière encore plus mémorable, vous pouvez la personnaliser en vous offrant de nombreux suppléments en option. Par exemple, nos nouveaux Forfaits tout compris vous permettent d’étancher votre soif à volonté et à n’importe quel moment. Alors pourquoi ne pas vous offrir une relaxation totale ? [5] Pour atteindre cette relaxation totale, il suffit simplement de souscrire à l’offre Allegrissimo (remarquons au passage le nom, qui signifie ’très joyeux’ en italien) qui, pour 23 euros par jour, permet de profiter à volonté et 24 heures sur 24 de boissons avec ou sans alcool (sodas, jus de fruits, vins, bières, cocktails...). Une formule Allegrissimo Premium existe à 42 euros par jour qui offre un plus large choix encore dans les vins et spiritueux proposés. Il faut savoir que ces formules doivent être souscrites obligatoirement pour toute la durée de la croisière et par tous les occupants d’une même cabine. Ainsi, pour un couple, c’est un minimum de 46 euros journaliers qui sont dépensés pour les boissons, ce qui incite bien entendu à une consommation excessive et ce afin de ’rentabiliser’ sa formule. Il n’est donc pas rare de croiser de nombreuses personnes ivres à l’intérieur du bateau. Il n’est pas inutile non plus de préciser qu’au prix de ces formules doivent se rajouter les taxes de service - signalées en petits caractères en bas des dépliants, les passagers ne les découvrent généralement que le dernier jour en réglant un note plus salée que prévue - et qui correspondant à 15% du prix de chaque verre consommé.

Une autre manne financière importante pour la compagnie sont les excursions organisées à chaque escale. Ces dernières sont très onéreuses, il faut compter entre 50 et 100 euros par personne en fonction des pays pour une demi-journée de visite. Des villes comme Rome et Florence ne sont pas au bord de la mer et si on veut les visiter par soi-même, il est nécessaire de prendre un train ou de louer une voiture. Ces tracas dissuadent bien des voyageurs (surtout les personnes âgées qui constituent une large part de la clientèle) qui pour plus de sécurité préfèrent prendre l’excursion organisée par le croisiériste ou alors rester à bord pour se reposer.

Afin d’immortaliser ’l’expérience unique’ qu’est une croisière sur le Splendida, les passagers sont sollicités en permanence pour être pris en photo. Dans chaque couloir, dans les salons, au restaurant, il y a toujours un photographe qui rôde pour prendre un cliché ’artistique’ du vacancier. A moins de refuser très fermement (attitude souvent réservée aux habitués des croisières), les photographes zélés, à grand renfort de flatteries, ne manquent aucune occasion de vous tirer le portrait. Prendre la pose ne coûte rien. Les clichés sont ensuite imprimés (souvent dans la journée même) puis exposés dans un couloir où les passagers peuvent ou non les acheter. Si la majorité des vacanciers ont bien conscience que ces photographies n’ont pas d’autre vocation que de leur soutirer encore un peu d’argent, ils finissent par se laisser séduire en découvrant leur image imprimée sur papier glacé. Par une sorte de superstition aussi, ils rechignent à abandonner leur image au pilon et se résolvent à cet achat supplémentaire : ’Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on fait une croisière !’. Chaque photographie étant vendue une dizaine d’euros, l’affaire est très lucrative et même si le nombre d’images détruites chaque semaine est impressionnant (sans parler du gaspillage d’encre et de papier), la compagnie parvient à rentrer largement dans ses frais.

Un autre lieu incontournable est le casino dont l’accès, contrairement aux casinos terrestres, n’est soumis à aucune restriction d’âge. Les enfants ne peuvent pas acheter de jetons eux-mêmes mais rien en les empêche de regarder ou de jouer aux machines à sous à côté de leurs parents. Après avoir bien mangé et bien bu, le jeu tient une place de choix au panthéon de la jouissance. Le casino occupe une position stratégique et il faut le traverser pour se rendre à la salle de spectacle. Ainsi, un individu qui ne fréquenterait jamais ce genre d’établissement en temps normal, augmentera ses chances, à chacun de ses passages, de succomber lui aussi à la tentation du jeu.

Si elle cherche à maximiser son profit en incitant continuellement ses clients à se laisser aller et à faire preuve d’une libéralité qui irait de pair avec un certain esprit de vacances, la MSC sait aussi se montrer généreuse pour les nobles causes. Dans les ascenseurs sont diffusés continuellement des publicités pour l’UNICEF accompagnées comme il se doit d’images tire-larmes d’enfants sous-alimentés. Et sans qu’il n’ait rien demandé, chaque passager constate au moment de régler sa note le jour du départ, qu’il a versé un euro pour soutenir la cause de l’association. Bien sûr, il est possible de contester en arguant que ce don n’est en rien volontaire et insidieusement imposé par la compagnie. Mais qui oserait se montrer suffisamment mesquin pour réclamer un misérable euro qui sera, bien évidemment, utilisé pour la bonne cause ! N’a-t-on pas vu les images des pauvres enfants dans les ascenseurs ? Il faudrait vraiment être sans cœur pour ne pas en être ému. MSC, par ce partenariat avec l’UNICEF a ainsi pu récolter près de 2,8 millions d’euros entre 2009 et 2013 et, sans bourse délier puisque ce sont les passagers qui font les dons malgré eux, contribuer à se donner une image humanitaire et généreuse qu’elle n’hésite pas à mettre en avant sur son site internet [6].

V - La face cachée du rêve

Emue par le sort des enfants des favelas brésiliennes, la MSC semble étonnement moins sensible à celui de ses propres employés, main d’œuvre corvéable à merci qui doit créer pour les passagers cette impression de luxe et d’abondance que nous avons déjà analysée. Les étages inférieurs réservés à l’équipage sont bien sûr totalement inaccessibles au public et les passagers ignorent bien souvent à quel point les conditions de vie peuvent être difficiles pour le personnel. Les journalistes et les syndicalistes ne sont pas autorisés à visiter les coulisses des croisières ni à interroger l’équipage et seules des enquêtes en caméra cachée ont permis de montrer la réalité d’une exploitation honteuse. Le documentaire ’La face cachée des croisières’ de Mélissa Monteiro et Jérôme Da Silva est particulièrement éloquent à cet égard. Dans toutes les compagnies, le personnel navigant s’engage pour des contrats longs, rarement en dessous de six mois et qui peuvent aller jusqu’à douze mois dans certains cas. Une fois à bord, il faut être sur le pont sept jours sur sept et près de 11 heures par jour, avec des horaires flexibles correspondant aux impératifs de service : il n’est pas rare que des employés passent une nuit blanche pour tout ranger après une soirée à thème.

De multiples nationalités se côtoient dans les cales des paquebots de croisière, partageant des cabines minuscules (moins de six mètres carré pour deux personnes), bien différentes de celles des passagers des ponts supérieurs. Il existe une hiérarchie des nationalités qui va de pair avec la hiérarchie des salaires. L’aristocratie est constituée par les officiers derrière lesquels on trouve les animateurs généralement européens. Les serveurs, en contact permanent avec les clients, constituent un échelon intermédiaire. Le salaire est d’environ 900 euros par mois, auquel se rajoutent les commissions sur les ventes de cocktails. Ramené au temps de travail réel effectué, ces derniers ne gagnent en réalité guère plus de trois euros de l’heure. L’échelon le plus bas, enfin, est composé des femmes et hommes de ménage, blanchisseurs, commis de cuisine, toute cette main d’œuvre invisible qui s’active à longueur de journée sans recevoir la moindre reconnaissance. Ces employés, généralement issus des pays les plus défavorisés (Madagascar, Philippines, Haïti) sont voués aux salaires les plus bas (400 euros par mois) et sont contraints bien souvent de travailler au noir pour arrondir leur maigre revenu, en faisant du ménage pour les autres employés ou en coupant les cheveux. Le discours de ces exploités est toujours le même : ils économisent vaillamment leur salaire afin de pouvoir aider leur famille restée au pays. Pour des serveurs venus d’Amérique Latine, d’Asie ou d’Europe de l’Est, 1200 euros par mois est un somme inespérée qui permettra à leur famille de vivre confortablement. Exploités durant le temps de la croisière, ils apparaissent ainsi comme des privilégiés jouissant d’une relative aisance une fois rentrés chez eux.

Pourtant, des conditions de travail aussi extrêmes ont un impact non négligeable sur la santé. Tenir un plateau à bout de bras, huit heures par jour, sept jour sur sept et plusieurs mois de suite, finit un jour où l’autre par avoir un impact sur l’organisme. Les serveurs développent souvent des tendinites. Et à ce moment là, il n’est pas question de prendre un arrêt maladie. Il faut continuer à travailler, sans rien dire en essayant d’oublier son mal avec des antidouleurs. Aux souffrances physiques se rajoutent aussi les désagréments causés par la promiscuité, la discipline stricte (interdiction de fumer et de boire de l’alcool à bord) la séparation prolongée avec sa famille, la menace permanente d’un licenciement en cas de faute professionnelle. Car une fois embarqué sur un paquebot de croisière, il n’est pas question de démissionner avant la fin de son contrat. Pour pouvoir travailler à bord, les employés ont dû engager des frais, suivre une formation à leur charge, acheter eux-mêmes leurs uniformes de service. Il s’agit donc d’aller jusqu’au bout pour pouvoir ramener le maximum d’argent chez soi, au risque d’aller au bout de ses forces.


La face cachée des croisières de luxe par LPDE

VI - Conclusion : le goulag légal ?

Le paquebot de croisière est le reflet de la mondialisation. Au cours des dix dernières années, les croisières sont devenues l’un des secteurs touristiques les plus porteurs. En 2013, près de 21 millions de touristes ont navigué sur les mers et le marché de la croisière (compagnies de croisière et chantiers navals compris) a généré pas moins de 37 milliards d’euros de chiffre d’affaires [7]. Il est loin le temps où les croisières d’agrément n’étaient réservées qu’à une petite élite fortunée. Mais la démocratisation de cette manière de voyager par des prix cassés qui attirent chaque année un public plus large, se fait sur le dos de l’immense masse salariale issue des pays en développement et qui doit suer sang et eau pour offrir du rêve aux touristes occidentaux. L’abondance et le luxe bon marché ont un coût humain extrêmement lourd. Mais peut-on blâmer les passagers eux-mêmes exploités tout au long de l’année et qui ont patiemment économisé pour s’offrir une semaine de rêve ?

Récemment à la télévision, sont apparues des émissions de télé réalité où des patrons viennent travailler une semaine incognito dans leurs propres entreprises [8]. Mais plutôt que de se livrer à ces mascarades sinistres devant les caméras, faudrait-il forcer les exploiteurs comme Gianguili Aponte, le PDG de MSC, à expérimenter les conditions de vie de ses employés, sans tambour ni trompette. Survivrait-il seulement à un contrat de six mois sur un paquebot dans les conditions inhumaines qui lui permettent chaque année d’accroître sa fortune ? L’idéologie capitaliste a toujours dénoncé avec les plus grands cris, l’horreur des goulags soviétiques et des camps de rééducation par le travail chinois car c’étaient justement les anciens exploiteurs qui en étaient les premières victimes. Pourtant, les conditions de travail sur les paquebots où les usines indiennes où l’on travaille souvent 12 heures par jour broient tout aussi efficacement les hommes et femmes qui s’y retrouvent plongés . La seule différence est alors que l’exploitation capitaliste des petites-mains n’est pas censée être un supplice mais un moyen tout à fait normal de gagner sa vie...

Jean-Philippe Guirado


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