Le "piège de Thucydide" entre les États-Unis, l’Ukraine et la Russie

Angelo d'Orsi a été professeur d'histoire de la pensée politique à l'université de Turin. Il a enseigné diverses disciplines historiques, philosophiques et politiques. Sur le plan scientifique, il s'occupe de l'histoire des idées et des intellectuels, du nationalisme et du fascisme, de la guerre et des questions de théorie politique et de méthode historique. Il est membre de l'édition nationale des écrits d'Antonio Gramsci et de celle d'Antonio Labriola, ainsi que de nombreux comités scientifiques de séries éditoriales et de journaux. Il a conçu et dirige les revues "Historia Magistra. Rivista di storia critica" et "Gramsciana. Revue internationale d'études sur Antonio Gramsci". Il a été candidat à la mairie de Turin en 2021 pour une coalition unie des partis de gauche de la ville ("Sinistra in Comune") et comme député de l'Unione Popolare.

Angelo d’Orsi – ilfattoquotidiano.it 27/08/2023

Même si, imperturbable, Zelensky répète que la guerre se terminera avec la victoire ukrainienne, des signes de mécontentement viennent de ses maîtres étasuniens, mais même de certains serviteurs imbéciles européens, de la France (Sarkozy, par exemple) à la Bulgarie, récalcitrante en matière d’armement. Bref, quelques fissures s’ouvrent ou se creusent sur le front occidental, comme l’ont montré tout récemment la rencontre du général Milley avec le pape François ou la prise de position d’un ancien collaborateur d’Obama, Tom Malinowski, tandis que le cardinal Zuppi poursuit prudemment la ligne pacifiste du souverain pontife. Beaucoup parient que le sommet de Kiev connaîtra bientôt un changement brutal, plus ou moins indolore, pour évincer celui qui est aujourd’hui l’un des principaux obstacles à la paix : le longa manus de Washington, en somme, fera sentir son poids, et le combattant héroïque ne sera plus qu’un souvenir, peut-être même pas un souvenir bienveillant.

Personnellement, je ne crois pas à une entente tant que Zelensky restera au pouvoir, et j’ai tendance à craindre que la guerre durera très longtemps. Une sorte de nouvelle "guerre du Péloponnèse", le conflit entre Sparte et Athènes qui a duré 27 ans entre 431 et 404 av. Les similitudes entre cette guerre et la guerre actuelle sont d’ailleurs nombreuses et fortes. C’est précisément à propos de l’affrontement entre les deux polis grecques, à partir du récit minutieux qu’en a fait Thucydide, qu’un professeur de Harvard, Graham Allison, a inventé en 2012, dans un article du Financial Times, l’expression, qui est depuis entrée dans l’usage des sciences politiques, de "piège de Thucydide". En d’autres termes, lorsqu’une puissance hégémonique constate la montée ou la croissance d’un État (et nous parlons ici de cités-États, la polis grecque, précisément) susceptible de saper son hégémonie, au point de la remplacer par la sienne, la puissance hégémonique passe à l’attaque ; ou, avec une plus grande sophistication tactique, elle fait passer l’antagoniste lui-même à l’action, devenant ainsi l’"agresseur". Voici le mot magique : combien de centaines de fois avons-nous été réduits au silence dans le débat public par l’affirmation péremptoire : "Il y a un agresseur et un agressé" ? Et c’est ainsi que l’on a empêché toute tentative d’analyse des faits, de reconstitution de la genèse du conflit, de mise en évidence des différents acteurs sur le terrain. Eh bien, quand Allison a écrit cet article, qui a ensuite servi de base au livre Destinati alla guerra (édition italienne, Fazi 2017), il avait à l’esprit l’affrontement entre les États-Unis et la Chine, un sujet toujours d’actualité, mais qui est aujourd’hui provisoirement remplacé par l’affrontement entre les États-Unis et la Fédération de Russie, qui se déroule sur le sol ukrainien.

Il est clair que le rôle de Sparte, la puissance hégémonique, est désormais joué par les États-Unis, tandis qu’Athènes est la Fédération de Russie qui, après la décennie misérable de Boris Eltsine, a retrouvé une grande partie de son potentiel économique, financier et militaire et relève le défi du multipolarisme (et de la "dédollarisation", aujourd’hui vigoureusement relancée par Lula lors du sommet des Brics en Afrique du Sud) face à la prétention de Washington de tenir le monde en échec dans le cadre de l’unipolarisme dirigé par les États-Unis. La puissance dominante et hégémonique, les États-Unis, ne pouvait tolérer cette véritable "résurgence" russe et, par une série d’actions politiques, militaires et idéologiques, elle a mis Poutine dos au mur, le faisant tomber dans le piège de Thucydide : l’"agression" contre l’Ukraine.

Et là, nous sommes aidés par un autre auteur, un général et universitaire allemand, Heinrich Joris von Lohausen (impliqué dans la conspiration contre Hitler et échappant à la vengeance pour se retrouver à Nuremberg sous les traits de l’accusateur de Goering) : il nous a expliqué qu’il faut toujours distinguer l’agresseur "stratégique" de l’agresseur "opérationnel" : le premier prépare les conditions qui pousseront le second à agir.

De Thucydide à Von Lohausen, en passant par Allison, ne semble-t-il pas que nous soyons exactement dans cette situation aujourd’hui ? Les provocations de l’OTAN, sous la direction des États-Unis, ont construit le réseau parfait de l’agresseur stratégique, laissant la partie opérationnelle à la Russie. D’autre part, Poutine a été confronté à un dilemme, c’est-à-dire à une situation à deux issues négatives : rester inerte face au massacre systématique des "frères" du Donbass, attaqués par Kiev depuis 2014, et rompre de facto avec eux, ou intervenir militairement, s’attirant les foudres de l’Occident : sanctions, saisie (illégale et illégitime) des avoirs de l’État russe à l’étranger, russophobie rampante.

La guerre du Péloponnèse s’est soldée par la victoire de Sparte, mais comme le dit la devise "Si Athènes pleure, Sparte ne rit pas", c’est une défaite pour l’ensemble du monde grec, qui perd son hégémonie sur la scène méditerranéenne. Si le conflit ukrainien se poursuit, il est probable qu’il n’y aura pas de "vainqueur", mais plutôt une défaite générale, et avant tout de l’Europe qui, en devenant un simple appendice politique de l’OTAN, perdra aussi pour toujours cette hégémonie idéale qui l’animait dans le passé. Est-ce cela que nous voulons ?

 https://italienpcf.blogspot.com/2023/09/le-piege-de-thucydide-entre-les-etats.html

COMMENTAIRES  

08/09/2023 09:44 par J.J.

...il nous a expliqué qu’il faut toujours distinguer l’agresseur "stratégique" de l’agresseur "opérationnel" : le premier prépare les conditions qui pousseront le second à agir....
Machiavel avait déjà déclaré ça : "Ce n’est pas celui qui prend les armes le premier qui est coupable de la guerre, mais celui qui lui a donné un motif pour qu’il prenne les armes ".
À retrouver sur "Principes élémentaires de propagande de guerre utilisables en cas de guerre chaude, froide ou tiède"
Anne Morelli éditions ADEN dernière réédition 2022.

08/09/2023 11:11 par Michel REGNIER

LONGUE VIE AU DOLLAR, AUX ARMES ET À LA GUERRE
Les ÉTATS-UNIS sont la plus grande, la plus belle et la plus authentique DÉMOCRATIE du Monde libre. Leurs alliés occidentaux, tous pétris de bienveillante lucidité, s’alignent systématiquement sur les sages décisions de la Maison-Blanche sans la moindre remise en question ni objection, et cela pour le plus grand bien de l’Humanité toute entière.
Car soit on adhère pleinement à leurs principes sacrés, soit alors il faut assumer d’être désigné comme leur ennemi. Dans ce cas, cela implique généralement une invasion militaire fraternelle, le plus souvent assortie des généreux bombardements humanitaires, ainsi que tous les hommages collatéraux délicatement rendus par les philanthropes au pouvoir à Washington.
Voilà pourquoi nous vous en supplions ardemment, très cher Monsieur le président Bidon : DE GRÂCE PRÉSERVEZ-NOUS DE LA PAIX, cette insupportable situation de faiblesse, d’échec pitoyable et d’extrême lâcheté que nous redoutons par-dessus tout.Car il n’y a rien de plus cynique, pervers, déloyal et surtout dangereux que les soi-disant "PACIFISTES" !
Tous plus violents les uns que les autres, ces prétendus humanistes n’hésiteraient pas, si par malheur ils le pouvaient, à mettre sur la paille des centaines de millions de personnes, s’agissant des valeureux effectifs des grands équipementiers en matière d’armement... Dont ils osent ouvertement souhaiter la faillite pure et simple, avec fracas et au grand jour (ou grand soir, c’est selon). On se demande dans quel camp se situe la cruauté ?
Jamais ces cauteleux antimilitaristes ne tiennent compte du fait que tout d’abord et chiffres à l’appui, la Paix n’est absolument pas rentable, ensuite que les nombreux travailleurs de ce secteur essentiel participent activement à l’Harmonie du Monde. Car en effet, si ce n’était pas eux qui conçoivent, produisent, testent et commercialisent ces indispensables vecteurs d’Ordre et de Discipline démocratiques, et bien ce serait évidemment les autres barbares sauvages...
"Ils seraient vraiment ravis de ravir les maigres dividendes, grappillés si durement, dont les investisseurs méritants bénéficient légitimement,", confie l’un d’eux sous garantie d’anonymat. "Et pourtant les armes ont tellement évolué, grâce à la technologie et leur financement" ajoute-t-il. "Aujourd’hui elles sont non seulement plus efficaces que jamais mais également durables, responsables, étiques et équitables, ainsi que souvent locales et respectueuses de la biodiversité".
En effet, la dernière génération d’armes intelligentes est en mesure de trier en temps réel les victimes potentielles, soit en priorité les étrangers, chômeurs, malades de longue durée, allocataires, fauteurs de troubles sociaux, opposants, militants et syndicalistes, puis les pas trop jeunes ou quasi vieux, entre beaucoup d’autres cibles éventuellement visées. Bien sûr, il est préférable pour les clampins candidats à la survie de ne pas trop cumuler les critères négatifs, quoi de plus logique après tout.
MAIS RIEN NI PERSONNE NE TROUVE GRÂCE AUX YEUX DES PACIFISTES, ILS BOUGENT SUR TOUT CE QUI TIRE ET CELA SANS PITIÉ, VERGOGNE NI DISCERNEMENT !

Michel Regnier (OBJECTEUR DE confiance envers l’Occident dénué de toute CONSCIENCE)

08/09/2023 12:51 par cunégonde godot

La guerre du Péloponnèse s’est soldée par la victoire de Sparte, mais comme le dit la devise "Si Athènes pleure, Sparte ne rit pas", c’est une défaite pour l’ensemble du monde grec, qui perd son hégémonie sur la scène méditerranéenne. Si le conflit ukrainien se poursuit, il est probable qu’il n’y aura pas de "vainqueur", mais plutôt une défaite générale, et avant tout de l’Europe qui, en devenant un simple appendice politique de l’OTAN, perdra aussi pour toujours cette hégémonie idéale qui l’animait dans le passé. Est-ce cela que nous voulons ?

L’ "Europe" n’a jamais été qu’un simple appendice de l’OTAN depuis la création et la mise en œuvre de celle-ci. C’en était même la condition. En cela, l’ "Europe" vassale a perdu par avance toute guerre quand bien même la gagnerait-elle en apparence.
Il y aura une issue à cette "guerre" Russie-USA en Ukraine, et un perdant : l’hégémon américain (anglo-saxon) et ses vassaux "européens" pour qui chaque nouvelle réunion/adhésion aux BRICS est une défaite qui s’ajoute à la précédente.

La "gauche" et les européistes français de tout poil ont approuvé la destruction (progressive et inéluctable) de la France et par-là sa sortie du concert des nations libres et souveraines le 24 septembre 1992 – la "gauche" (sic) présentant le Traité de Maastricht comme un "compromis de gauche" (Mélenchon), ce qui ne l’empêche pas de bêler contre l’OTAN...

10/09/2023 11:40 par michel PAPON

@Michel REGNIER

En 1944 en Normandie un soldat allemand prophetisait "profite bien de la guerre, la pais sera terrible...".

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