Le fait est que les données de toute l’histoire contemporaine depuis la Guerre d’Espagne (1936-1939) ne montrent aucune campagne, aucune alternance aussi frappante entre la force armée et la diplomatie que celle que nous offre actuellement la Guerre de Syrie !
Les légions de l’armée d’Empire déployées en Europe, en Méditerranée et au golfe Persique ; les troupes auxiliaires des nations « barbares » qui chevauchent à envahir le territoire syrien ; les frontières turques au nord et saoudites au sud - à travers l’Irak et la Jordanie - ouvertes aux groupes djihadistes ; le nord d’Israël devenu une zone de logistique pour lesdits groupes ; la série de conférences d’« amitié » avec le peuple syrien (sic) ; les projets de résolution au sein du Conseil de sécurité sur la Syrie ; les sanctions économiques ; l’isolement politique et diplomatique ; la propagande et la campagne médiatique ; le complot sur l’usage des armes chimiques par l’armée syrienne ; le financement, l’armement et le soutien des djihadistes ; tout ceci est grave, saisissant, poignant et tragique auprès de la comédie « révolutionnaire » que certains écrivains, comme Marie Peltier, jouent, à l’heure présente, dans les médias « mainstream », sous les éclats de rire sonore de tous ceux qui ont écrit les grands événements de l’histoire humaine : Hérodote, Thucydide, Tacite, Tite-Live, Plutarque et autres !
Suivons brièvement l’intrigue de cette comédie
La semaine passée, une amie m’envoya, par courriel, l’adresse URL d’une lettre écrite par MariePeltier et publiée dans L’Express intitulée « Assad reçoit Paris Match : comment en sommes-nous arrivés là ? »[1]. Au-dessous de l’adresse URL, mon amie écrit la note suivante : « la désinformation continue ! » Au début, je ne réagis pas au courriel que je laissai « refroidir » dans ma boîte de réception pendant une semaine, comme je me considérais en « année sabbatique » de l’écriture politique sur la guerre en Syrie, eu égard à mes occupations énormes dans le domaine de la recherche littéraire que je prépare encore. Or, comme le dit Molière dans son Amphitryon, « la faiblesse humaine est d’avoir des curiosités d’apprendre ce qu’on ne voudrait pas savoir » ; et c’est exactement ce qui m’arriva. Honnêtement, j’eusse voulu ne pas savoir ce que Marie Peltier eut écrit « de peur qu’à nos malheurs, il n’ajoute encore un malheur » (Eschyle, « Les Perses » ) [2], mais aussi pour m’échapper à mon sort d’être obligée, en plein de mes occupations universitaires, à y rédiger une réplique. En effet, madame Peltier, qui se suffit à elle-même en rédigeant son esquisse sans faire recours à aucun ouvrage, à aucun article, sans mentionner ses sources d’information en des notes bibliographiques, mais qui forme aussi un tout achevé dans le domaine de la désinformation, ne peut naturellement admettre que la réalité des choses au Moyen-Orient, et partout dans le monde, est différente, même contradictoire, à ses désirs « révolutionnaires » romantiques de débarrasser l’humanité, en général, et le peuple syrien, en particulier, d’un « criminel de guerre » - selon elle, évidemment - comme le président syrien Bachar al-Assad ; ce serait en effet admettre la misère de la « misère du discours » qui, dès le début des événements en Syrie en mars 2011, s’efforce à présenter le conflit comme étant une « révolution démocratique populaire », tantôt pacifiste tantôt transcendantale, contre un dictateur-vampire assoiffé au sang de son peuple.
Hélas ! Je sentis vraiment, déçue qu’après un bon nombre d’années à la « guerre mondiale » contre la Syrie, je me trouvasse encore obligée d’écrire des répliques à de pareils articles de désinformation et d’aveuglement. Je crus que l’atrocité et la sauvagerie des crimes contre l’humanité au Moyen-Orient commis par les dinosaures du siècle - qui sont souvent nourris, élevés et même bénis par l’Empire et ses auxiliaires turcs, saoudites et pakistanais - eussent pu aider MariePeltier à suivre une approche scientifique et objective à la guerre en Syrie, et à se débarrasser par conséquent de cette vision subjective, révolutionnaire romantique, qui a marqué, dès le début du « Printemps aux pays des Arabes », le discours de plusieurs écrivains occidentaux soudainement convertis à la cause pour ainsi dire des « populaces » arabes - et je dis « populaces », car c’est de cette façon qu’on les voit en Occident - ; j’en cite d’abord les écritures d’Alain Gresh [3] et de Christopher Barbier[4] qui tombent dans la catégorie du « discours de la misère », les oratoires de BHL qui se classifient dans la catégorie de la « misère du discours »[5], et les formules alchimiques de Jeangène Vilmer, théoricien de « la guerre contre les monstres sans devenir soi-même un monstre », et qui constituent en effet une catégorie unique en soi-même, celle de la « misère de la misère »[6] ; tout vise un seul objectif : détacher le conflit en Syrie de son contexte historique et géopolitique et le mettre dans un cadre mythologique d’une prétendue « révolution démocratique », fantasmée jusqu’au bout par les plumes de ces grands prophètes et messies, contre un monstre-vampire, « un criminel de guerre, responsable direct et indirect de la mort de 200 000 de ses concitoyens (...) [qui] bombarde massivement, et impunément, une population civile sans défense »[7]. J’eusse bien aimé voir Marie Peltier s’émanciper de ce discours désinformatif pour qu’elle pût nous raconter quelque chose de réel, quelque chose de nouveau, non une reproduction d’un discours déjà usé par la machination de la propagande mondialiste et impérialiste, mais que puis-je dire ? « Hélas ! trois fois hélas ! Le coup certes est lourd ; mais voilà qui ajoute encore à ma souffrance ! » ( Eschyle, « Les Perses » )[8].
Dans le discours de Mme Peltier, le conflit en Syrie se sépare de son contexte historique et géopolitique ; et elle - c’est-à-dire Marie Peltier - qui prend le sort du peuple syrien entre ses mains, crie au loup de laisser le Petit Chaperon rouge vivre. Le regard en dessous, elle prononce ces mots qui ont des ailes :
« Il n’est plus question aujourd’hui de respect des droits humains, de lutte pour faire tomber la tyrannie, de soutien aux revendications démocratiques. Un régime tortionnaire a réussi à nous convaincre que la victime, c’était lui. Que le soutenir, c’était aussi nous sauver. Des barbares. Et de l’Empire. Les Syriens, au milieu, ont été assassinés »[9].
Chaque fois que je lis de discours pareils publiés dans des médias « mainstream » - parce qu’en dépit de la remarque de Marie Peltier sur lesdits médias, le magazine L’Express, où elle a publié sa lettre, n’a jamais porté ni la faucille ni le marteau - je me demande où étaient-ils ces discours lorsque dans les années 70 le sénateur américain, Abraham Ribcoff, voulait affamer le peuple syrien - cher au cœur des écrivains "mainstream" - en imposant des sanctions économiques contre la Syrie, privant ainsi son peuple de toute possibilité de survivre ? :
In 1977, Senator Abraham Ribcoff introduced the Omnibus Antiterrorisme Act of 1977, which allowed Congress to add countries to a list of suspected terrorist supporting states. Syria, along with Yemen, Iraq, and Libya, was put on the list in late 1980 after the U. S. State Department declared it has repeatedly provided support for terrorist groups. Under the terms of the Ribcoff act and subsequent congressional acts, Syria was denied a variety of American financial aid programs, and serious export restrictions were imposed[10].
Hélas ! trois fois hélas ! Personne ne se précipita au secours du peuple syrien affamé par les sanctions de l’Empire ; aucun écrivain, aucun journaliste, aucun diplomate, aucun messie, aucun marabout ; « douleur pour nous, joie pour nos ennemis » ( Eschyle, « Les Perses » )[11].
À plus forte raison, comme le montrent les données historiques, ces sanctions dont le but était de secouer le régime baasiste du président Assad (père) n’avaient aucun effet ni sur ledit régime ni sur le rôle qu’il jouait dans le conflit régional des années 70 et 80, c’est-à-dire le conflit arabo-israélien, la guerre du Liban et les relations avec l’Union soviétique ; la preuve en est que jusqu’à nos jours, en 2014, le régime Assad (fils) est toujours au pouvoir. Nous pouvons citer en ce sens le point de vue de Jeffrey Simon sur l’effet des sanctions économiques comme moyen de punition :
Economic sanctions can therefore hurt large numbers of innocent people. This includes the civilian population in the target country as well as business interests in the country that is imposing the sanctions[12].
Dans la réalité historique, l’État islamique, le Front al-Nusra et d’autres groupes islamistes djihadistes armés mènent une guerre atroce contre l’armée syrienne et ses alliés régionaux ; mais dans la « réalité » de Marie Peltier, les islamistes djihadistes se réincarnent pour ainsi dire en « une population civile sans défense ». Ainsi qu’en témoigne le Washington Post, un média "mainstream", qui a écrit à propos de cette « population civile sans défense » :
The repeated efforts to unify Islamist factions have come as the military opposition to Syrian President Bashar al-Assad is being simultaneously squeezed by al-Qaeda-linked forces from the Islamic State of Iraq and Syria and by Assad’s troops, which are backed by militants from Iran and Lebanon’s Shiite Hezbollah movement (...) “It was important to face this unity of theirs with a unity of our own,” Abu Eissa al-Sheikh, leader of the new entity, said of Assad’s forces as he announced the group’s creation on Al Jazeera. “This independent political, military and social formation aims to topple the Assad regime . . . and build an Islamic state.” (...) The group incorporates Jaish al-Islam, which was formed in September, as well as the powerful Tawheed Brigade and the Salafist Ahrar al-Sham. It notably does not include the al-Qaeda-linked Jabhat al-Nusra, part of the Islamic Alliance announced in September, which Friday’s announcement appeared to supersede[13].
Des donnés parallèles furent aussi publiés par la RFI, encore un média "mainstream" :
« En Syrie, les sept principaux groupes islamistes ont décidé le 22 novembre de s’unir pour créer la plus importante force islamiste de la rébellion. Un groupe de 50 000 hommes beaucoup plus important que le Front al-Nosra ou l’Etat islamique d’Irak et du Levant qui sont, eux, liés à al-Qaïda. Le nom de cette formation est le Front islamique. Son but est de renverser le régime de Bachar el-Assad dont les troupes regagnent du terrain, chaque jour, et d’instaurer un « Etat islamiste juste »[14].
Pourtant, Marie Peltier insiste sur le fait que ceux qui s’opposent au régime syrien sont des « militants pacifistes syriens » et qu’il « n’est plus question aujourd’hui de respect des droits humains, de lutte pour faire tomber la tyrannie, de soutien aux revendications démocratiques » [15].
Ah ! Race furieuse, si durement haïe des dieux ! Ah ! race d’Œdipe - ma race ! - digne de toutes les larmes ! Hélas ! voici accomplies aujourd’hui les malédictions d’un père ! (Eschyle, Les Sept contre Thèbes)[16].
C’est de telle et telle manière que Mme Peltier exprime son indignation envers l’entretien de Paris Match [17] avec le président syrien Bachar Assad ! Or, l’alphabet de la géopolitique a un pouvoir rétroactif total : antérieurement à la lettre de Mme Peltier, la guerre en Syrie s’est donc passée tout autrement que depuis sa lettre. Avant la lettre, James Foley, Steven Sotloff, David Haines, Hervé Gourdel, Alan Henning, Peter Kassig, ont été décapités par le groupe armé État islamique qui « récidive et montre, encore une fois, toute l’horreur dont il est capable » [18] ; après la lettre, c’est « Assad [ qui ] tue en toute liberté. En toute impunité » [19].
C’est pourquoi la géopolitique, que l’on appelle réelle, diffère considérablement de la géopolitique fictive, telle qu’elle se présente dans la lettre de Mme Peltier.
Dans la géopolitique réelle, « Les djihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), engagés dans les combats en Syrie et en Irak, ont annoncé dimanche 29 juin le rétablissement du califat, le régime politique islamique disparu il y a près d’un siècle, et le changement de nom de l’organisation en "l’État islamique" » [20] ; dans la géopolitique fictive de Marie Peltier, « Nous avons refusé la solidarité au peuple syrien, nous avons refusé que nos valeurs sacro-saintes de liberté s’appliquent aussi à eux. Nous avons cru en nos peurs, à nos fantômes. Et que dire encore quand, telle une prophétie auto-réalisatrice, les évènements récents semblent même nous donner raison ? »[21]
Dans la réalité, « 150 jeunes filles et femmes (sur près de 500 capturées), surtout des communautés yazidie et chrétienne, auraient été transférées en Syrie, soit pour en faire des récompenses destinées aux combattants de l’État Islamique, soit pour être vendues comme esclaves sexuelles. (...) Les femmes et les petites filles y sont amenées avec des étiquettes de prix pour que les acheteurs fassent leur choix et négocient. (...) Les femmes auraient ainsi été utilisées comme « appâts » pour inciter de potentielles recrues à venir gonfler les rangs de l’EI. Le rapport évoque également des conversions à l’islam et des mariages forcés » [22] ; dans la fiction de Marie Peltier, « il n’y a aujourd’hui, sauf à entrer dans une logique de négationnisme et de déni, plus matière à remettre en doute l’étendue des crimes du régime baathiste (...) Le viol comme arme de guerre [du régime Assad] a fait l’objet de nombreux témoignages et reportages de terrain » [23].
[Ô Bachar !] que toujours je haïrai, ne me dis rien d’un accord.
De même qu’entre lions et hommes il n’y a pas de serment,
Que loups, et agneaux n’ont pas le cœur à l’unisson,
Mais qu’ils ne cessent de se détester les uns les autres,
De même toi et moi nous ne pouvons nous aimer. (Homère, Iliade) [24].
Mais tout cela n’est encore rien. Madame Peltier ne saurait se contenter de tous les « maux » du président syrien mentionnés ci-devant, elle en crée de nouveaux dont l’histoire lui sera redevable. Elle crée en effet un réseau de médias, plutôt fictif que réel, dirigé par le « tyran de Damas », et répandu partout aux quatre coins du monde, dans un scénario qui évoque le Dr No de la série 007 James Bond :
« Parce que la narration mise en place par le régime Assad et véhiculée, nourrie par ses nombreux soutiens à travers le monde a remporté la bataille médiatique. Parce qu’aujourd’hui, celui qui mène la danse, qui désigne les cibles à combattre, c’est lui, le tyran de Damas (...) Cette propagande, qui aujourd’hui est partagée autant par l’extrême droite que par une partie de la gauche radicale, en passant par une large partie de l’opinion publique "mainstream", s’est construite - avec notre large contribution - sur un objet narratif central : nier la dynamique populaire syrienne, effacer des préoccupations les aspirations de la société civile syrienne qui se sont levées en mars 2011, son combat pour la liberté et la dignité après 40 ans d’autoritarisme et de terreur »[25].
Or, tous les données et les faits qui contredisent la narration fictive de Mme Peltier, je les ai récupérés des médias « mainstream » anti-Assad tel que Le Monde, Le Figaro, Radio Canada, The Washington Post, etc., fer de lance de la guerre médiatique contre le régime Assad.
Pourtant, Marie Peltier mélange réalité et fiction, faits historiques et mensonges politiques, objectivité et subjectivité, n’en fait qu’un tas massif, et décrète que si nous n’avons pas démissionné, si nous n’avons pas donné la parole à Assad, la démocratie démocratique aurait pu fleurir de nouveau pour ainsi dire sous le ciel bleu de Damas. Exprimant son indignation envers l’entretien de Paris Match, elle dit ces mots qui ont des ailes :
« Parce que nous avons choisi de continuer à lui donner la parole, parce que nous avons démissionné. Nous avons refusé la solidarité au peuple syrien, nous avons refusé que nos valeurs sacro-saintes de liberté s’appliquent aussi à eux »[26].
En guise de conclusion, la lettre de Marie Peltier n’est qu’une partie du plan général de la propagande des médias "mainstream" qui aspirent à désinformer les masses, notamment les francophones, et à les manipuler concernant la réalité du conflit en Syrie ; à mettre de cendre dans les yeux, maintenant que la neige fond en plein hiver damasquin et que la vérité se révèle ; mais aussi à nous livrer sans défense à l’ignorance.
Je m’arrête ici et je me suffis de cette réplique à la lettre de Marie Peltier, car il est temps de rentrer chez moi et de manger.
Fida DAKROUB