« Les meilleurs livres [politiques] sont ceux qui vous disent ce que vous savez déjà. » - (Orwell, 1949)
Pourquoi le Trône de fer — dont le titre original est A Song of Ice and Fire — de George Raymond Richard Martin (1948–), et tout particulièrement son adaptation par HBO (« Home Box Office », une chaîne de télévision payante US-américaine), rencontre-t-il un succès quasiment planétaire ? À cause de la créativité de l’auteur, magistralement mise en image par des producteurs richement inspirés ? Parce que la vie « post-moderne » suscite, plus que jamais, un besoin de fantastique, de rêve et de mystère ? Ou plutôt car cette fiction politique agit comme révélateur de la crise que nous traversons ? Une crise dont les ramifications apparaissent totalement imprévisibles, et qui met en évidence les vices de la finance, la vacuité du politique et la factualité du changement climatique.
Les meilleurs livres politiques — écrivait en substance Orwell — sont « ceux qui vous disent ce que vous savez déjà [1] ». Il s’agit cependant d’une connaissance particulière : je sais, et je sais que je sais, mais, en même temps, je ne veux pas le savoir et, parfois, je ne peux pas savoir que je sais. Un bon livre nous réconcilie donc avec nous-mêmes et avec notre préhension consciente, et appréhension inconsciente, du monde alentour. Cette connaissance est ici double : elle porte sur les événements contemporains, et sur la nature du pouvoir et de son exercice.
Martin met en scène dans son roman deux menaces génériques, qu’il emprunte à une ancienne mythologie germanique : la glace et le feu. Le spectre septentrional (« Ice ») est constitué par la venue de l’hiver, de ses malheurs, de ses monstres froids (les « White Walkers » ou « Others »), et surtout de ses conséquences géopolitiques : les flux de réfugiés climatiques et économiques (les « wildlings » ou « Free Folk ») que Jon Snow cherche à canaliser. Le grondement méridional (« Fire ») s’origine dans la soif démocratique des esclaves des « cités libres » (Orwell serait heureux de cette pirouette), attisée par Daenerys Targaryen, et dans ses dragons. De ce point de vue, le récit de Martin, aussi complexe soit-il, est structuré par un axe qui traverse King’s Landing et qui unit Jon Snow et Daenerys Targaryen (qui sont du reste parents [2]). De plus, le pouvoir a été usurpé deux fois à Westeros : il a été confisqué au peuple et pris aux héritiers légitimes (ou aux derniers en date à se prétendre légitimes).
S’il fallait proposer un raccourci saisissant avec nos sociétés moribondes, on pourrait avancer les deux thèses suivantes. D’une part, nos existences sont prises en tenaille par deux menaces similaires : le changement climatique, la famine qu’il annonce et les flux de réfugiés qui s’y originent, directement et indirectement, et le feu qui anime les peuples opprimés et qu’aucune mesure liberticide ne sera à même de contenir. D’autre part, penser froidement et systémiquement l’exercice du pouvoir — qui diffère de l’œuvre de gouverner — confronte tôt ou tard à la schizophrénie, à la sociopathie et à la psychopathie. Les sources de notre interprétation seront précisées chemin faisant ; notons déjà que les grands classiques de la philosophie politique (Machiavel, Hobbes, Locke, Sade…) cèdent ici la place à Orwell et, dans une moindre mesure, à Whitehead, Foucault et Lorenz [3]. L’apport de l’éthologie sera en effet précieux pour distinguer les modalités de la prédation, de l’agression et de la violence.
En somme, contextualiser le Trône de fer permet de comprendre sa dynamique interne, son succès, et de jeter quelque lumière sur notre époque. De quoi parlons-nous ? De la crise globale systémique qui va balayer nos sociétés. De qui parlons-nous ? Des oligarques qui se font passer pour une élite. Comment gouvernent-ils ? Par la guerre, le complot et la torture. Pourquoi ? Il y a une folie propre à l’exercice du pouvoir.
1. Le Trône de fer
« Si on veut faire une œuvre un tant soit peu originale, on n’a pas besoin de reconnaissance ou du moins, il ne faut pas en attendre [4]. » L’écriture de ce roman épique, qui rappelle tout à la fois Balzac, Dumas, Hugo et Zola, a commencé abruptement en 1991. Martin était alors déterminé à suivre son instinct littéraire plutôt que de créer à tout prix un scénario rentable, ce que les anglo-saxons appellent un « blockbuster ». Depuis lors, sept volumes ont été publiés ou sont en gestation — A Game of Thrones (1996), A Clash of Kings (1998), A Storm of Swords (2000), A Feast for Crows (2005), A Dance with Dragons (2011), The Winds of Winter (attendu en 2016), et A Dream of Spring [5]— et rien ne dit que Martin s’en tiendra là.
L’adaptation télévisée, qui est en cours depuis 2011, et à laquelle Martin participe en tant que producteur délégué et scénariste [6], appartient à un créneau qui avait été déjà exploré, mais avec moins de succès, par d’autres séries mettant en scène un épisode de l’histoire européenne en insistant lourdement sur la violence — et tout particulièrement la violence sexuelle — des gouvernants. Rome (deux saisons, 2005 et 2007) décrit la transition de la République à l’Empire au premier siècle avant notre ère et la guerre civile de César (49–45). The Tudors (quatre saisons : 2007–2010) dépeint le règne d’Henry VIII d’Angleterre (1491–1547). The Borgias (trois saisons : 2011–2013) propose une version romanesque du pontificat d’Alexandre VI (1592–1503). Game of Thrones (à l’antenne depuis 2011) est, quant à elle, directement inspirée de la Guerre des Deux-Roses (1455–1487), qui a opposé les maisons Lancaster et York, et de la guerre de succession entre les Capétiens et les Plantagenêt (1159–1259), telle qu’elle a été rendue par Druon [7]. La série Rome mise à part, le Moyen Âge tardif a donc été résolument mis en vedette ces dernières années.
Ces feuilletons télévisés ne sont certes pas les seuls à proposer une vision cynique du monde politique. House of Cards (BBC 1990, puis Netflix 2013–) [8], par exemple, met également en relief les conspirations permanentes des principaux protagonistes pour acquérir et conserver le pouvoir. Mais l’intrigue, si machiavélique soit-elle, y produit ses effets dans une configuration « business as usual », alors que le Trône de fer dévoile comment la pourriture politique suscite une crise systémique et multiplie ses conséquences dramatiques. On est également à mille lieues de la vision très fleur bleue de Downton Abbey (2010–2015), qui met en scène des aristocrates délicieusement sophistiqués condamnés à arbitrer les conflits parfois sordides qui agitent leurs domestiques.
Il faudra se poser la question de cette fascination pour le Moyen Âge et pour les vies sacrifiées aux réalités politiques les plus abjectes [9]. Demandons-nous tout d’abord dans quel cadre cette abjection résonne.
2. Un climat plombé
Nous sommes en présence de deux importantes questions complémentaires : d’une part, dans quel contexte biographique les péripéties du récit de la Guerre des trônes ont-elles été conçues ? ; d’autre part, dans quel cadre socio-politique sont-elles lues et visionnées par la multitude ? Il faut retrouver l’humilité platonicienne, qui n’est ni feinte, ni cynique, lorsque le philosophe écrit : « il nous suffit d’accepter en ces matières un conte vraisemblable [10] ».
La première question est plutôt exégétique et d’un intérêt secondaire pour notre argument pragmatique. Afin d’approximer l’horizon qui se profile chez Martin, il serait en effet nécessaire, mais pas suffisant, d’envisager son point de vue sur les différents aspects de la crise actuelle. Lors d’une interview, Martin rappelle à ce propos que Tolkien a lui-même toujours refusé d’admettre que Le Seigneur des anneaux (1954) constitue une allégorie de l’Angleterre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale [11]. Martin ne précise toutefois pas la nature exacte de son allégorie personnelle, à supposer qu’elle existe : la (re-)construire, ou à tout le moins l’esquisser à partir de données historiques et d’hypothèses de lecture, est précisément un des buts que s’assigne le présent essai.
La seconde question est pragmatique : elle envisage les conséquences plutôt que les sources. Que peut-on conclure du récit de Martin étant donné l’état présent du monde ? La crise financière et ses satellites économiques, socio-politiques et énergétiques définissent une crise globale systémique qui est bien plus profonde que les crises systémiques de 1870 et de 1929. Les pics énergétiques sont en effet déterminants pour une société qui est bâtie sur une abondante énergie et, de facto, sur son gaspillage. Le pic de l’uranium (1980), le pic du pétrole conventionnel (2004), et le pic du gaz (2010) rendent inéluctable l’effondrement culturel annoncé déjà, mais pour d’autres raisons, par Tocqueville en 1835, par Emerson en 1836 et par Thoreau en 1849.
Parfois la création littéraire permet d’aborder plus directement la réalité du quotidien que des travaux dits scientifiques [12]. Quel est, en trois mots, la nature de ce sentiment atmosphérique qui rend la crise globale à la fois évidente, omniprésente, et douteuse, évanescente ? Chômage, austérité et chaos.
Primo, si le taux de chômage harmonisé est, dans nos contrées (et selon les données du B.I.T.), de l’ordre de 8 %, le taux d’emploi (soit le rapport entre la population active occupée et la population en âge de travailler) est, par contre, de l’ordre de 60 %. Le différentiel donne une idée de la prise en charge réelle du chômage (30 % de personnes en sont exclus) et dévoile la magnitude et le caractère endémique du sous-emploi. En fait, la situation est pire qu’en 1933. Quoi qu’il en soit des statistiques [13], les populations précarisées et paupérisées sont en passe de devenir majoritaires, et l’imminence de ce basculement est palpable dans l’atmosphère de certains quartiers, voire de certaines villes — on pense notamment à Détroit (Michigan). La moitié de la population en âge de travailler est donc constamment sommée de sortir de sa léthargie, de se rendre employable, d’accepter si nécessaire (et généralement ça l’est) un emploi dévalorisant, précaire et sous-rémunéré, en espérant ne pas être remplacé trop rapidement par une machine. Du reste, si l’emploi en question n’est pas, à terme, automatisable, on suspecte qu’il n’est pas rentable non plus, et qu’il est donc socialement inutile, c’est-à-dire jetable. Le créneau le plus en vogue semble être celui des gens de maison, des domestiques sans statut, des hommes-à-tout-faire et des repasseuses-de-luxe. Mais pour combien de temps ? Des progrès énormes ont semble-t-il été réalisés dans la « robotisation » de la filière de l’aide à la personne [14]. Qui pourrait seulement prétendre y voir une bonne nouvelle ?
Secundo, la démocratie représentative a joui d’une certaine efficacité à l’époque où le capitalisme industriel était triomphant et le communisme militant ; avec l’avènement du capitalisme financier et l’effondrement du bloc soviétique, le recours aux élections est devenu proprement carnavalesque — ce qui ne veut toutefois pas dire que les citoyens soient restés sans pouvoir politique. Au contraire, le pouvoir citoyen est encore immense, mais il ne s’agit plus que du pouvoir que leur confère leur consommation, et cette consommation est aiguillée par les contingences de la vie biologique et les contraintes de la vie sociale : il faut travailler pour survivre et paraître pour vivre. Le producteur docile pourra donc s’épanouir comme consommateur assidu. Dans un environnement économique propice, l’oligarchie peut ainsi se contenter de manipuler le consommateur, mais lorsque viennent de très grands vents, il faut malheureusement s’en remettre à des solutions plus expéditives : le capitalisme financier retourne alors à ses amours fascistes et l’électeur-jetable, devenu brièvement consommateur dévoué, n’est plus qu’un interné en puissance. Telle est la vraie signification politique de l’austérité. La société de consommation a vécu, et le consommateur peut maintenant mourir d’oisiveté, d’inanition, de chagrin ou de dépit, selon ses moyens, sans que le pouvoir de l’oligarchie soit aucunement ébranlé. Les pressions sociales exercées par le chômage et par l’austérité sont complémentaires : la seconde achève le travail d’exclusion entamé par le premier. Mais ce n’est pas suffisant pour atomiser les masses.
Tertio, le chaos totalitaire. La démocratie représentative n’a aucun avenir dans la configuration crisique actuelle. Dès 1974, l’économiste Heilbroner tire les conséquences du premier Rapport Meadows au Club de Rome (1972) et fait remarquer que seul un régime « très autoritaire » permettra de piloter la dépression économique qui s’annonce avec l’effondrement de la biosphère et la raréfaction des ressources, à commencer par le pétrole [15]. A posteriori, il faut constater qu’une reprise en main politique de l’économie, dès les années soixante-dix, aurait peut-être permis d’éviter la crise globale systémique actuelle. Il ne reste malheureusement maintenant, comme l’envisageait Heilbroner, qu’à subir un totalitarisme second. C’est de fait le tournant pris depuis 2001 aux États-Unis, d’abord, et en Europe, ensuite. Jean-Claude Paye montre, analyse juridique à l’appui, que la terre de la liberté et la patrie des courageux [16] est entrée dans la dictature souveraine, sans visée de retour au principe de légalité [17]. On retrouve au fond les mêmes conclusions chez Giorgio Agamben, Alain Badiou et Slavoj Zizek.
Ces trois réalités ne constituent pas qu’un continuum sémantique : elles balisent la descente aux enfers des sociétés capitalistes.
3. L’enfer du pouvoir
Dans ce climat plombé, l’orchestre joue toujours. Les sirènes du consumérisme n’ont sans doute jamais été aussi séduisantes : l’obsolescence programmée des biens laisse indifférent ou suscite un enthousiasme infantile, le crédit à la consommation continue son œuvre de sape de l’économie réelle, et la publicité est plus omniprésente que jamais. Il existe depuis le début du XIXe siècle un inceste entre publicité, désinformation, mésinformation, bruit et propagande. Le marché de la « communication » a été créé par l’hybridation des nouvelles « évidences » comportementalistes et psychanalytiques. Il doit beaucoup à Edward Bernays (1891–1995) [18], qui fonde la première firme de « relations publiques » en 1919, et au « Committee on Public Information », auquel participent Bernays et Walter Lippmann (1889–1974), qui utilise l’expression « engineering of consent » déjà en 1922. Les médias ont, quant à eux, compris l’importance de l’ « infotainment » (1980) pour captiver leur audience. Comment survivre à l’audimat alors que s’informer fatigue et finalement déprime ? En rendant l’information divertissante, tout simplement. Dernièrement, le « tittytainment » (1995) a été jugé plus expédient et, avec lui, le passage du divertissement à l’abrutissement et à la stupeur.
Face à cette dégradation résolument triste du tissu social, on entrevoit la décadence apparemment joyeuse de l’oligarchie. Il est essentiel, à ce propos, de s’entendre sur le lexique utilisé : ouvrons une parenthèse afin de définir les formes de gouvernement. Aristote (Politique, III, vii) développe, à la suite de Platon (République, III), une typologie des systèmes politiques qui aura une grande descendance (elle sera par exemple reprise par Hobbes). Il travaille avec deux questions : « qui gouverne ? » (un seul, une minorité, la majorité ?) et « dans quel but ? » (ses intérêts ou le bien commun ?). Ce faisant, Aristote ébauche une théorie des castes qui lorgne vers une théorie des classes. La matrice heuristique obtenue est la suivante : monarchie/tyrannie ; aristocratie/oligarchie ; démocratie/anarchie.
Si un seul individu gouverne, nous obtenons, dans le meilleur des cas, une monarchie. Ce n’est pas un mauvais système dans la mesure où, théoriquement, le roi accède au trône sans devoir perdre sa virginité politique dans des luttes sans merci. De plus, un souverain éclairé (Platon parle du « philosophe-roi ») est susceptible de mener son peuple beaucoup plus sûrement qu’un conseil ou qu’une assemblée. Lorsqu’une tempête doit être surmontée, on s’en remet au capitaine de la même manière que la guerre est l’affaire du stratège. L’histoire montre toutefois que le monarque n’est pas toujours éclairé, loin s’en faut, et que le danger de la tyrannie est toujours présent.
Le même argument peut valider un régime aristocratique, c’est-à-dire le gouvernement des meilleurs, de ceux qui sont les mieux éduqués et les plus vertueux. Chez Platon il y avait d’ailleurs déjà une pensée de la philosophie comme aristocratie. En pratique, l’aristocratie dégénère facilement en technocratie, en gérontocratie ou en ploutocratie (le gouvernement des plus riches).
Jusqu’ici, on ne rencontre pas de vote et d’élection, si ce n’est dans un sens très limité. Dès lors que l’assemblée des citoyens est appelée à diriger collectivement la Cité, une telle procédure est inévitable. La lecture d’Aristote n’est toutefois pas naïve : la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple mais celui des pauvres, et ceux-ci ne sont pas nécessairement très avisés dans leur gestion.
Deux corrections lexicales sont donc importantes : d’une part, nos sociétés ne sont pas gouvernées démocratiquement, mais oligarchiquement ; d’autre part, cette oligarchie ne peut être qualifiée d’ « élite » car elle n’est pas une aristocratie, c’est-à-dire qu’elle ne cherche pas à gouverner pour le bien commun. L’enfer du pouvoir possède bien des facettes. Il y a d’abord les victimes de l’exercice du pouvoir ; il faudra préciser comment et pourquoi on devient victime. Il y a ensuite ceux qui se brûlent les ailes en cherchant à gravir les échelons du pouvoir. Il y a enfin le piège de la folie qui menace de se refermer sur ceux qui parviennent à préserver leurs prébendes.
En somme, le roman de Martin met en évidence notre crise globale systémique et jette une lumière très crue sur les pathologies du pouvoir politique (schizophrénie, sociopathie, psychopathie). Il offre une pornologie du pouvoir qui est clairement susceptible de réveiller ses lecteurs, un peu comme G. Debord il y a cinquante ans…
Michel Weber
http://chromatika.academia.edu/MichelWeber
M. Weber, philosophe, vient de publier Pouvoir, sexe et climat. Biopolitique et création littéraire chez G. R. R. Martin, Éditions du Cénacle de France, 2017. (ISBN 978-2-916537-22-1) ; cf.