Les militants « de gauche » sont maintenant confrontés à la quasi-impossibilité de faire valoir leur point de vue par quelque action que ce soit [1]. Tout ce qu’ils ont fait, font, ou feront sera, d’une manière ou d’une autre, retenu contre eux. Comment en est-on arrivé là ? Avant de faire l’inventaire des entraves actuelles au militantisme de gauche, un bref rappel historique n’est pas inutile pour comprendre la longue descente aux enfers d’un courant de pensée qui fut pourtant, pendant une centaine d’années, disons de 1844 à 1944 [2], la force vive d’un peuple désormais insoumis.
Au moment même où le Programme du Conseil national de la Résistance est adopté dans la clandestinité (le 15 mars 1944), Hayek publie sa Route de la servitude, qu’il a pavée de 1940 à 1943. Son message ? Ce n’est pas parce que le communisme vient, hélas, de remporter une victoire contre le fascisme (et à quel prix !) qu’il faut baisser les bras. Ce n’est pas parce que l’idéal communiste est plus vivace que jamais dans l’imaginaire politique, et qu’il inscrit même ses exigences concrètes dans la vie politique de l’immédiate après-guerre, que la partie est perdue. Il faut réseauter patiemment le monde académique, noyauter les médias, et infiltrer tous les niveaux du pouvoir, jusqu’à ce que le moment d’agir soit propice. Celui-ci arriva, trente ans plus tard, avec l’essoufflement de la croissance, le pic pétrolier US-américain (King Hubbert l’envisageait dès 1956 entre 1965 et 1970), la fin de Bretton Woods (le 15 août 1971, les États-Unis suspendent la convertibilité du dollar en or), et la politique que l’OPEP redéfinit à l’occasion de la guerre du Kippour (1973).
De fait, ce sont les idées de Hayek et de ses complices qui permettent à Pinochet de renverser Allende et d’imposer la criminelle stratégie du choc à l’économie chilienne [3]. Entre le 11 septembre 1973 et le 11 septembre 2001, se succéderont, en moyenne, des gouvernements de plus en plus en droite. J’écris en moyenne, car certains pays échapperont brièvement à la dérive, tandis que d’autres seront nantis de gouvernements de gauche travaillant un peu moins à droite, ou plus frappés d’inertie dans la mise en œuvre des réformes libérales, nécessaires sans être jamais suffisantes. Avec l’avènement de la « nouvelle gauche » et du néolibéralisme, il n’y a simplement plus d’alternative (le célèbre « TINA » de Thatcher, c. 1975) [4].
Enfin, depuis la chute du Mur de Berlin (1989), la dissolution du Comecon (1991), et, plus encore, les attentats du 11 septembre 2001, l’absence d’alternative va de soi. L’heure est à la globalisation, c’est-à-dire à l’US-américanisation du monde aux niveaux économique (pas de salut en dehors du libre-échange en dollars), politique (la « communauté internationale » est l’OTAN), et militaire (l’OTAN est la « communauté internationale »). Depuis la démolition contrôlée de la Libye (2011), les terroristes musulmans, russes et chinois prétendent certes construire un monde multipolaire, mais la nouvelle n’a pas encore percolé dans les esprits occidentaux — sauf dans ceux qui soupçonnent que cela ne sera pas respectueux des droits humains.
Il y aurait donc quatre époques militantes. Paradoxalement, l’âge d’or du militantisme est aussi celui du capitalisme sauvage, colonial et crisique, comme il se doit. Entre 1844 et 1944, l’idéal et la philosophie communistes constituent, respectivement, un puissant attracteur et une grille de lecture cohérente et applicable. Le monde ouvrier est mobilisé, ou mobilisable, derrière le concept de lutte des classes. Il ne fait aucun doute pour personne que la différence « gauche / droite » représente le gouffre qui sépare les gens d’en bas des gens d’en haut. L’échec des Internationales et les errances du communisme soviétique n’y changent absolument rien.
L’âge d’argent, de 1945 à 1972, est celui des compromis et des compromissions de la social-démocratie. L’évidence de la nécessité de la concertation sociale n’a d’égale que celle de la guerre froide. En fait, l’étau idéologique, militaire et policier ne s’est jamais desserré autour du communisme et de ses adeptes. Rien ne sera toutefois plus pareil après l’échec de Mai 68. Il s’agit bien sûr d’une révolution avortée par la CGT et le PCF, et récupérée par les conservateurs. Le tour de passe-passe opéré par l’oligarchie est remarquable : les revendications révolutionnaires, qui remettaient en cause, par définition, les modalités de l’exercice du pouvoir, ont été transformées en exigences infantiles. D’une part, le conservatisme gaullien devient libéralisme pompidolien et les oligarques dorment à nouveau sur nos deux oreilles ; d’autre part, le tissu social est détricoté à l’aide d’idéaux pervertis. On dénonce la notion d’autorité, sans laquelle l’éducation est impossible (le diagnostic d’Arendt est aussi un pronostic [5]) ; on adopte un féminisme plus soucieux du capital que des femmes ; l’anarchie devient libertarienne, ou libérale-libertaire, la consommation devient libidinale et ludique ; et le défi de la décroissance s’apprête à devenir le challenge du développement durable. Ce sera ou le capitalisme ou la barbarie.
L’âge d’airain, de 1973 à 2001, est celui de la démission de la « nouvelle gauche » face au retour du capitalisme fascisant et à son discours moralisateur : après avoir largement vécu au-dessus de ses moyens, la société occidentale doit maintenant faire face à une crise qui nécessite une politique « de rigueur » ou « d’austérité ». C’est le tournant de la rigueur de Mitterrand (1983) et celui du blagueur de Blair (1997) [6]. La différence « gauche / droite » est démonétisée… par la droite, tandis que la nouvelle gauche y trouve sa raison d’être, et que sa base n’y voit que du feu. Le (rétro-)pantouflage mine l’État de l’intérieur. Que demander de plus pour des capitalistes en mal de profit ?
L’âge de fer, qui est le nôtre depuis, conventionnellement, 2001, se signale par la paupérisation des classes moyennes et la stupeur de tous face à de vraies-fausses machinations économiques et de fausses-vraies embrouilles politiques. C’est le tournant de la terreur qui a été adopté par les grands de ce monde, unanimes face à la nouvelle menace fantôme. Dans ce contexte surréaliste, aussi manichéen qu’orwellien, il est devenu extrêmement difficile d’exprimer un dissensus, et encore plus de le manifester par quelque action concrète que ce soit. Les raisons de ce néomaccarthysme ne sont pas difficiles à identifier.
Primo, la presse d’opinion ayant pour ainsi dire disparu dans des circonstances parfois violentes [7], et les radio-télévisions nationales s’étant converties aux exigences des publicitaires, les citoyens peinent à trouver les informations qui pourraient orienter leurs choix économiques et leurs jugements politiques. Il faudrait se résoudre, comme l’écrit Chomsky, à lire le Wall Street Journal ou son équivalent local. Et encore…
Secundo, la capacité de l’enseignement à susciter la pensée critique étant en chute libre (on lui laissera celle de fabriquer des compétences sur mesure), les citoyens ont bien du mal à faire le tri des informations auxquelles ils ont accès, à les relier, et à en tirer toutes les conséquences qui s’imposent.
Tertio, ceux qui, pour des raisons qui échappent à toute enquête sociologique, n’ont pas renoncé à se tenir systématiquement au courant des aléas de l’histoire, savent encore hiérarchiser les données, et ont le courage de tirer des conclusions de leurs réflexions, tombent ipso facto sous la condamnation de « conspirationnisme ». On assiste, en effet, à la criminalisation du dissensus sous toutes ses formes.
Quarto, le militant qui se déciderait néanmoins à agir, que ce soit en s’exprimant librement sur des sujets délicats, en organisant une action quelconque, ou même en s’abstenant d’agir (en pratiquant la « Civil Disobedience » de Thoreau), sera confronté à quelques obstacles supplémentaires, et non des moindres. Le silence absolu est le premier. Il pourra éventuellement se muer en silence poli, même pas désapprobateur. C’est, par exemple, le sort que l’on réserve, outre-Atlantique, à Chomsky. (C’est aussi le sort que Chomsky réserve, lui-même, outre-Atlantique, à ceux qui n’acceptent pas la version officielle des événements du onze septembre 2001. La violence symbolique a ses raisons que la raison ne connaît pas.) Le refus de laisser l’intéressé s’exprimer librement est devenu une pratique journalistique standard. Avant même d’avoir pu terminer, ou commencer, sa première phrase, il doit faire face à une seconde question qui ignore trop souvent ce qui vient d’être esquissé (ou pas). Ou alors on somme le syndicaliste de reconnaître des voies de fait et de condamner l’éventuelle dérive de la manifestation [8]. La décontextualisation, l’ajout d’erreurs, la malveillance, la déraison, l’invention pure et simple, la calomnie, et le discours salade complètent la panoplie du parfait désinformateur. « Fausse ignorance et froid mensonge [9] » peuvent toutefois ne pas suffire ; la condamnation violente et grossière par les collègues, les experts et les chiens de garde (de Nizan à Halimi), vient ensuite. Il s’agit ici, très prosaïquement, de satisfaire les appétits carnassiers d’une certaine frange de la population. Il faut un Mélenchon pour survivre à la répétition d’une telle épreuve. Enfin, le retournement pur et simple du sens de l’action militante si, par extraordinaire, le système médiatique devait éprouver le besoin d’en parler, est remarquable. « Dans un monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux. [10] »
La conclusion est évidente : qu’il agisse ou non, qu’il s’explique ou non, qu’il présente ses excuses (!) ou non, le militant ne communiquera que son indigence à communiquer, c’est-à-dire sa non-maîtrise de sa propre image et de sa diffusion. C’est la conséquence de l’extrême désagrégation du tissu social et de la fusion des (contre-)pouvoirs ; elle possède elle-même deux racines. D’une part, le conformisme se manifeste par l’infantilisation et l’indifférenciation des personnes, la dépolitisation des citoyens, et la standardisation des consommateurs, qui constituent autant de précieuses muselières pour paralyser les corps et amnésier les esprits. Il faut être fou pour prétendre penser, c’est-à-dire critiquer, quoi ou qui que ce soit, dans une telle atmosphère. Il est, après tout, si commode d’être mineur. À la niche, les glapisseurs de Kant ! D’autre part, l’atomisme est décelable dans l’impuissance politique ressentie, à des degrés divers, par nos contemporains. Elle constitue à la fois le symptôme de la faillite de la démocratie représentative, et le prodrome du retour d’une gouvernance encore plus respectueuse des droits du capital. L’humanité doit se cantonner dans la guerre de tous contre tous [11]. Au conformisme et à l’atomisme, qui hantent les sociétés industrielles depuis leur avènement, il faut ajouter la surveillance généralisée, et l’anxiété qu’elle nourrit sous prétexte de l’empêcher.
Quels sont les outils qui, en pratique, permettent de sceller le sort citoyen dans la démocratie de marché ? Dette, obsolescence et publicité sont instrumentales, surtout depuis la crise de 1972. Le tout premier outil politique d’uniformisation et d’atomisme est la publicité. Il est du reste revendiqué comme tel par ses pionniers : « la manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions des masses constitue un élément important de la société démocratique [12] ». Ce n’est pas en vain qu’on parle de démocratie de marché. Un bref rappel historique est, ici aussi, éclairant.
La réclame semble émerger vers 1830, et sa particularité est de rendre publique la solution industrielle à des besoins qui peuvent prétendre à une certaine réalité. On peut soutenir, en effet, que l’eau et le gaz à tous les étages, une brosse à dents par personne, une gazinière avec four thermostatique, ou un aspirateur électrique, améliorent sensiblement le niveau de vie. Restent à évaluer les coûts sociaux et écologiques de production et d’usage, mais pour le besoin de notre argument, on peut les mettre entre parenthèses.
L’obsolescence qui règne alors est d’abord fonctionnelle : le produit hors d’usage doit être remplacé. Avec la poursuite des innovations, l’obsolescence devient ensuite technique : le produit « périmé » est celui qui peut être remplacé par un équivalent plus efficace ou plus sophistiqué. Une troisième forme d’obsolescence apparaît dès 1924 : l’obsolescence programmée ou désuétude planifiée. Le
cartel de Phœbus (1924–1939) est resté dans les annales comme le premier oligopole créé dans le but d’entretenir la demande en viciant simplement la production. Les lampes à incandescence produites par les membres du cartel ne pouvaient plus, sous peine d’amende, avoir une durée de vie supérieure à mille heures. Produire du prêt-à-jeter est la première vraie parade du capitalisme.
Lorsque la réclame cède la place, dans les années 1970, à la pub-marketing, le marché est déjà saturé et le but de la publicité devient d’avancer les prétendues performances d’une marque par rapport à une autre (une gazinière de marque X plutôt que de marque Y) — non plus par la raison ou l’émotion, mais par le désir [13].
Un nouveau seuil est franchi, à la fin des années 1980, avec la communication multimédia (incluant le « branding »), et la création de besoins existentiels totalement factices. Contrairement à la réclame et, dans une certaine mesure, à la publicité, la communication cherche à s’approprier totalement la vie des individus. Et il ne s’agit pas uniquement de la création de besoins purement existentiels (religion de la bagnole, chirurgie esthétique, botox, génie génétique, …), mais du viol du monde mental de l’individu [14]. Le consommateur se définit plus que jamais par sa consommation symbolique : ce sont les logos qui donnent matière et forme à sa vie sociale. On n’achète plus un téléphone de la marque Dring, on devient Dring. Pour une fois, Sartre semble avoir anticipé quelque idée applicable.
L’obsolescence est maintenant psychologique : le consommateur ne peut plus s’identifier à des produits démodés — sous peine d’être, lui aussi, déclassé. Dans Le Festin nu, Burroughs a trouvé les mots pour dire le nouveau rapport qui s’instaure entre le producteur et le consommateur : le dealer ne vend pas son produit au consommateur, il vend le consommateur à son produit ; il ne cherche pas à améliorer et à simplifier son produit, il avilit et simplifie son client… La came est le produit ultime : nul besoin de boniment pour séduire l’acheteur, qui est prêt à traverser un égout en rampant sur les genoux pour mendier la possibilité d’en acheter [15]. La marchandise doit donc être pensée comme moyen de contrôle idéal. Pour ce faire, elle a été épaulée par la libération du crédit : en achetant à crédit, on consomme, par définition, ce qu’on ne peut pas se permettre et on s’enchaîne à la machine de production dont on attend qu’elle régurgite une partie de la plus-value du travail (ou ce qui en tient lieu) pour payer les intérêts du prêt.
Tout ceci a été théorisé par Debord et Bourdieu, et réinterprété par Dufour.
Le raccourci le plus saisissant qui peut être osé sur la Société du spectacle (1967) de Debord consiste à la rapporter à l’allégorie de la caverne : l’être s’y réduit à l’apparaître, et cet apparaître est machiné sans que l’on puisse comprendre le script à partir du spectacle, simplement parce que la causalité ne peut y être perçue. Au réel, qui est intériorité vécue et partagée, s’oppose le représenté, qui est extériorité spectaculaire et solitaire, comme la vie s’oppose à la mort. Deux clefs sont importantes dans ce théâtre d’ombres de simulacres : atomisme et conformisme. D’une part, le spectacle est superficiel, divertissant et aliénant dans sa jouissance individuelle ; d’autre part, il incarne un rapport social structuré par l’axe producteur/consommateur. « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images [16] »
Précisément, dans Sur la télévision (1996), Bourdieu analyse la violence symbolique qui imprègne le champ journalistique et « les locataires mal logés du territoire de l’approbation [17] ». D’une part, la télévision est dangereuse dans la mesure où elle détient un immense pouvoir de diversion (i.e., de production de faits divers) et de redirection de l’attention citoyenne. D’autre part, les rapports entre culture et politique sont devenus nocifs : Bourdieu dénonce la déculturation (le conformisme destructeur) et la dépolitisation (la censure et l’autocensure des intervenants professionnels) ; il distingue idées reçues (médiatisables instantanément) et discours articulé (qui demande un long argumentaire et donc un autre format et un autre vecteur que les mass médias).
Pour sa part, dans L’individu qui vient… après le libéralisme (2011), Dany-Robert Dufour remarque que le fil directeur de Bourdieu est adéquat, mais que son argument n’est pas complet. Le néolibéralisme, en tant que programme de destruction des structures collectives (culture, associations citoyennes, syndicats, familles, État-nation, …), vise aussi (avant tout ?) l’intégrité psychique des individus. La destruction du sujet autonome est double : le sujet critique (apte à l’exercice de la pensée) et le sujet névrotique (susceptible de culpabilité). Le « sujet » néolibéral est intrinsèquement acritique et psychotisant. Dufour fait reposer le programme « post-identitaire » sur les industries qui soutiennent et finalement tuent le fantasme : essentiellement l’industrie pornographique, l’industrie pharmaceutique, l’industrie chirurgicale de l’intime & l’industrie psychiatrique et asilaire. L’usinage de la sexualité s’apparente à ce que Sironi appelle l’effraction psychique : l’objectif majeur des systèmes tortionnaires est de faire taire, de produire de la déculturation en détruisant psychiquement un individu.
En fait, nous ne sommes pas du tout en territoire inconnu. Lorsque Leo Löwenthal analyse la politique génocidaire nazie [18], il dévoile des prémisses identiques : la déstructuration que la « démocratie » fait subir à la vie communautaire correspond point pour point à celle qui est exigée par le « divin marché ». D’où la conclusion qu’il annonce dès l’abord : la terreur fasciste est profondément enracinée dans l’esprit technoscientifique occidental, et plus particulièrement dans « le marché de concurrence pure et parfaite » voulu par Hayek. Pour Löwenthal, comme pour Orwell quelques années plus tard, penser devient un crime stupide et scandaleux (cf. « crimethink » vs « crimestop ») ; pour survivre, les clones doivent se réfugier dans une stupeur protectrice, dans un coma moral (cf. « protective stupidity ») [19]. La question rebondit alors : comment la Terreur plonge-t-elle les clones dans la stupeur ? La réponse d’Orwell est bien connue : la pratique de la double pensée (« doublethink ») pousse chaque clone dans les rets de la psychose et permet au Parti de contrôler la réalité, ni plus ni moins. Il lui faut savoir et ne pas savoir, être conscient de la vérité absolue de ses propos tout en l’élaborant à partir de mensonges complexes ; il doit pouvoir oublier ce qu’il est nécessaire d’oublier tout en ayant la faculté de s’en souvenir si besoin est… On quitte le domaine de la dissonance cognitive pour entrer de plain-pied dans la sphère de la psychose. En comparaison, le remplacement du récit culturel de l’harmonisation de la solidarité et de l’individuation par le récit de la guerre des clones fait figure d’aimable plaisanterie névrotique. Ce n’est pas par hasard qu’Orwell parle de folie dirigée (« controlled insanity ») et de l’impératif de la torture comme moyen d’exercer le pouvoir politique.
Le 11-Septembre nous offre deux exemples complémentaires d’injonction psychotique. Premièrement, l’interprétation absurde de ce qui est visible : depuis les années cinquante, la grande majorité des Occidentaux connait la signature visuelle de la démolition contrôlée, qui est utilisée systématiquement dans les pays de grande obsolescence programmée ; on exige (sans exiger) qu’ils ignorent (sans le pouvoir vraiment) ce savoir empirique. Deuxièmement, l’hallucination forcée de ce qui est invisible : alors que rien n’est discriminable dans la vidéo qui a été rendue publique, le citoyen est (et n’est pas) prié d’y découvrir le visage horrifié des passagers d’un Boeing en perdition [20].
Cela étant rappelé, le mécanisme de retournement qui est mis en œuvre par les employés aux écritures du système du mensonge spectaculaire [21] mérite qu’on s’y attarde. La double contrainte est la suivante : d’une part, toute action militante de gauche qui n’est pas répercutée par les médias n’a jamais eu lieu pour le citoyen lambda ; d’autre part, toute action répercutée par les médias aggravera, si c’est encore possible, l’image de ses concepteurs. De la même manière que, dans une famille incestueuse, l’enfant est, à la fois, contraint de continuer à vivre avec, si pas pour, l’adulte pervers, il sait que chaque nouvelle interaction sera traumatique. Selon la profondeur, la durée, et la répétition des événements traumatiques, la victime adoptera une des stratégies de survie qui ont été bien documentées depuis que l’imposture freudienne est connue : sentiments de honte et de culpabilité, comportements à risque, comportements autodestructeurs, tels que l’automutilation, promiscuité sexuelle et tentatives de suicide, deviennent progressivement inévitables. Dans un tel contexte, on peut se demander si ceux qui sombrent dans la schizophrénie ne s’en sortent finalement pas si mal.
De même, le militant ne peut que difficilement faire avancer ses idéaux sans accès aux mass médias ; et chaque accès aux médias dégrade son image. Et l’image est tout ; elle est devenue le capital principal au sens bourdieusien — ou, plutôt, le métacapital chapeautant tous les autres. On se souvient des formes de capital définissant la position dans le champ social : le capital économique (revenus et patrimoine mobilier et immobilier), le capital culturel (ressources culturelles : habitus culturel, titres scolaires, possession de biens culturels), le capital social (réseau de relations), et le capital symbolique (titres, rituels, distinctions honorifiques) [22]. Celui qui peut choisir comment il sera représenté dans les médias détient les clefs économiques, culturelles, sociales et symboliques. En jouant sur les unes, il acquerra inévitablement les autres. Les arrivés optent pour l’invisibilité médiatique, tandis que les arrivistes cherchent à conquérir et à occuper l’espace médiatique, tout dépend du profil et des objectifs.
En conclusion, le militantisme de gauche est confronté à trois obstacles majeurs.
Premièrement, le contexte idéologique n’a jamais été aussi défavorable. Prétendre qu’il n’y a plus d’alternative (« TINA »), cela veut aussi dire qu’il n’y a plus de gauche, que le clivage gauche-droite est l’équivalent, en science économique, de la différence entre alchimie et chimie en science dure. Les foules paupérisées ne se reconnaissent plus dans le militantisme, mais elles sont, par contre, très heureuses de s’entrevoir comme des riches en (im-)puissance, comme des « célébrités » qui ne demandent qu’à être découvertes. Pourquoi gâcher ce futur en crachant dans la soupe froide ? Les gauchistes n’ont produit, dans le meilleur des cas, qu’une pensée obsolète et, dans le pire, que des revendications incohérentes, inapplicables, et inadéquates.
Deuxièmement, dans une société du spectacle, toutes les informations transitent par les médias, et ceux-ci sont, dans leur grande majorité, à l’ordre. Le système médiatique choisit donc de relayer, ou pas, de commenter, ou pas, et, surtout, de donner implicitement la clef. En somme, la liberté d’expression est garantie tant qu’elle est totalement inefficace, voire qu’elle nuit au libre penseur.
Troisièmement, dans un tel système pervers, il n’est simplement pas possible de « répondre à l’insensé selon sa folie, afin qu’il ne s’imagine pas être sage [23] » : la raison a quitté la sphère publique. Il n’y a rien de moins médiatique que la raison ; il faut manipuler, sans état d’âme, le désir et l’émotion. Le militant est peut-être encore plus handicapé par cette réalité que par les deux autres. Chercher à présenter honnêtement son point de vue, croire en la vérité, en la vertu, au bien commun, constituent autant de traits qui deviennent handicapants dès lors que le vrai est un moment du faux, et que le monde renversé est le monde réel. Les débats contradictoires s’avèrent inutiles ; lorsqu’ils sont apparemment programmés, ils sont aussitôt appropriés par la logique spectaculaire.
On touche ici au ressort fondamental de la terreur médiatique. S’absenter du paysage médiatique confirmerait la faillite idéologique de la gauche ; chercher à y paraître confirme sa déroute. Ce n’est donc pas une contradiction à laquelle nous avons à faire, mais à un paradoxe pour lequel aucune solution rationnelle ne semble possible. Or, la seule réponse à un paradoxe est un contre-paradoxe : il faudrait communiquer de manière à pervertir ce système pervers. Prenons un exemple plus ou moins au hasard : créer un parti, faire campagne lorsque l’occasion se présente avec un vrai programme rationnel et positif (pas un tissu de négations) et appeler à l’abstention ou au vote nul. Impossible alors de perdre les élections !
La visibilité est un piège [24]. Voici le temps de la guérilla venu.
Michel Weber
Philosophe. Dernier ouvrage paru : Contre le totalitarisme transhumaniste : les enseignements philosophiques du sens commun, Limoges, FYP éditions, sept. 2018. Un échantillon de ses travaux est consultable ici : http://chromatika.academia.edu/MichelWeber. (La pratique de la philosophie et ses conséquences sociétales sont plus particulièrement traitées dans les articles de la rubrique « presse écrite »)