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Ricardo Napuri : Chavez a entre ses mains une responsabilité historique.

Entretien publié par le périodique d’informations alternatives Rebelion www.rebelion.org le 7 juillet 2004.

Par Modesto E. Guerrero

Traduction de l’espagnol Gérard Jugant

La Maza

[Napuri est un des militants révolutionnaires vivants les plus expérimentés du dernier demi-siècle. Sa biographie pourrait s’écrire avec les dates et les faits marquants de la résistance anti-impérialiste de notre continent. En ce sens, c’est une figure épique de la révolution latino-américaine. Dans cette conversation, qui a eu lieu à Buenos Aires au milieu de juin 2004, le vieux dirigeant réfléchissait sur les défis actuels de la "révolution bolivarienne" . Pour cela, il a choisi le chemin qu’il aime le mieux, celui de l’exemple et du vécu personnel. Il arrive à la conclusion que l’avant-garde bolivarienne doit connaître et débattre.

Ex-lieutenant spécialisé dans les bombardiers de l’Aviation du Pérou, collaborateur de Che Guevara entre 1959 et 1964 dans le projet révolutionnaire continental, député constituant en 1979 et Sénateur de la Nation en 1980, Napuri a été un des rédacteurs de la Constitution péruvienne de 1979.

Linotypiste, dirigeant syndical et journaliste en Argentine ; disciple de Silvio Frondizi et de Marcos Kaplan, deux des principaux intellectuels marxistes de ce pays ; fondateur avec Luis de la Puente du MIR péruvien, qui lança l’insurrection de la guérilla de 1965 ; organisateur d’un parti de masse appelé Vanguardia Revolucionaria, avec lequel il aida à refonder la Centrale Générale des Travailleurs du Pérou, la CGTP, en 1969.
En 1971 il fonda le Parti Ouvrier Marxiste Révolutionnaire, le POMR. Il fut un protagoniste de l’Assemblée Populaire de Bolivie. Il milita au premier rang du processus de type nationaliste de Juan Velasco Alvarado au Pérou et de celui de Salvador Allende au Chili, où il avait été déporté en 1973. Durant son exil français, il fut membre de la direction de l’Organisation Communiste Internationaliste, l’OCI, jusqu’à son retour clandestin au Pérou, en 1975, pour aider à organiser le Front Ouvrier, Paysan, Etudiant, et Populaire, le FOCEP en 1978, qui obtint 21% des voix pour l’Assemblée Constituante avec 12 députés.

Napuri enregistre 16 années d’exils et 8 années de prison. Avec Hugo Blanco, des journalistes et des militaires péruviens rebelles, il fut victime de l’Opération Condor en 1980. A 78 ans il écrit aujourd’hui ses Mémoires, à Buenos Aires, où il vit. Nous partons de cette histoire pour aborder dans cet entretien la "révolution bolivarienne" .]


Modesto E. Guerrero. Commençons par situer le phénomène "chaviste" au Venezuela et ce qu’on appelle "révolution bolivarienne" . Chavez, par exemple, qui est un phénomène en soi, a fait irruption comme leader nationaliste à l’époque de la globalisation, alors que ces mouvements font déjà partie de l’histoire. Comment tout cela se situe t-il dans l’actuelle situation internationale ?

Ricardo Napuri. Du fait de la complexité, je m’efforcerai de répondre à ta question tout au long de cette conversation. Plus qu’à une définition théorique, je vais recourir aux expériences historiques, à mes propres implications dans beaucoup d’entre elles et aux comparaisons. Néanmoins je te dis d’emblée, au risque de me tromper, que ce qui se passe au Venezuela constitue un processus révolutionnaire en herbe, à fort contenu nationaliste. En clair, ce n’est pas encore une révolution.

MEG. Comment identifies-tu un processus de révolution ?

RN. Dans un processus révolutionnaire on commence par rompre de plusieurs manières avec le passé immédiat, mais dans une réalité où les relations de force entre les classes ne sont pas encore totalement définies. Au contraire, une révolution se produit quand il y a un changement profond dans les rapports de force, avec la victoire d’une ou plusieurs classes sur les autres.

Dans un pays capitaliste, cette révolution prend un caractère socialiste ou pré-socialiste, parce qu’elle attaque les bases du capitalisme, il s’agit d’en finir avec le capitalisme. Nous avons aussi connu des révolutions de contenu bourgeois, comme la française de 1789 ou la nord-américaine et la latino-américaine. Dans le cas du Venezuela, le processus révolutionnaire en développement n’a pas défini son caractère de classe. L’idée de "révolution bolivarienne" exprime très bien ce sens de processus de transformations, processus en développement.

MEG. Quelle est la réalité mondiale que défient Chavez et la "révolution bolivarienne" ? Quelle est sa particularité dans le moment actuel ?

RN. Le processus vénézuélien prend une importance fondamentale, surtout pour l’Amérique latine. N’oublions pas qu’il se produit dans cette phase de mondialisation-globalisation avec la tendance à faire des EU la seule puissance impériale, une sorte actuelle de "superimpérialisme" [1]. Il ne s’agit pas seulement de la conquête brutale de l’Afghanistan ou de l’Irak, ni du Moyen-Orient ou du contrôle des sources d’énergie, en particulier pétrolières.

Le cours critique du processus d’accumulation capitaliste (taux de profits et autres contradictions intermédiaires) oblige les Etats-Unis à garantir leur subsistance, en accentuant l’exploitation et la domination du monde. Les théoriciens du Pentagone et les conseillers du gouvernement de George W. Bush disent bien sans le cacher en quoi consiste cette tentative de domination mondiale.

L’Amérique latine est une pièce fondamentale dans ce plan. De "chasse gardée" elle sera, si nous ne l’empêchons pas, recolonisée. Les insurrections, rebellions et résistances multiples de nos peuples sont des obstacles dans cette voie. Ses pics les plus élevés sont Cuba et le Venezuela, sans oublier la Bolivie et l’Equateur. De là la connotation internationale de l’affrontement, encore limité, entre Chavez et l’impérialisme nord-américain.

MEG. Mais en outre les puissances européennes ne se trouvent-elles pas entravées dans la recherche de leurs intérêts ?

RN. C’est pourquoi la mondialisation-globalisation constitue une phase différente de l’impérialisme étudié par Lénine. Entre autres différences, il y a la rupture de la parité inter-impérialiste. Aujourd’hui, la supériorité des EU s’exprime aussi contre l’Angleterre, la France, l’Allemagne, le Japon.

Ces derniers deviennent des espèces de sous-impérialismes. Et pour couronner le tout, si les yankees contrôlent ou s’emparent du pétrole et du gaz du Moyen-Orient, l’encerclement économique des puissances européennes sera plus grand. Il n’y aura pas d’unité européenne pour empêcher ce fait crucial.

MEG. Dans cette dynamique, Napuri, peut-on affirmer que le concept d’ "arrière-cour" a changé ?

RN. Bien sûr, mais en pire, parce que nous recoloniser est plus grave qu’être "l’arrière-cour" . C’est un degré plus élevé et pervers d’exploitation et de domination. Le peu d’indépendance qu’avaient acquis nos pays depuis le XIXe siècle serait liquidé.

MEG. Tu considères les mouvements anti-globalisation comme un obstacle à ce dessein ?

RN. Oui, ils le sont, surtout s’ils adoptent un accent anticapitaliste et parviennent à se généraliser. Mais en Amérique latine le principal est la résistance populaire qui s’exprime sous diverses formes de rebellions sur le continent, et Cuba, parce qu’il résiste à l’agression nord-américaine, parce qu’il lutte pour maintenir son indépendance nationale et parce qu’il concentre la mémoire anti-impérialiste de la résistance de nos pays.

Le processus social et politique vénézuélien, Chavez et le chavisme, malgré ses médiations, contradictions et limites, se trouve confronté aux plans de recolonisation de l’impérialisme yankee. Il a gagné cette place dans ce moment historique, juste à côté de Cuba. Pour l’Amérique latine, la chute de Cuba et le recul ou la défaite du processus vénézuélien seraient une tragédie, même dans la version actuelle de la "révolution bolivarienne" .

Chavez a entre ses mains une grande responsabilité historique dans cette bataille internationale. Les réalistes de gauche latino-américains, ceux qui suivent l’exemple du PT de Lula, seraient ravis de son échec (et bien sûr les patrons et gouvernements de la région !). Ils n’ont pas eu besoin de l’effondrement des pays du dénommé "socialisme réel" pour s’aligner, bon gré mal gré, sur les EU. Nous connaissons bien leur slogan : "Il n’y a pas d’alternative à sa domination" .

MEG. Pourquoi cette obsession du gouvernement nord-américain à vouloir assassiner Chavez ? Qu’est-ce qui les gênent tant chez le leader vénézuélien ?

RN. J’ai déjà donné une partie de la réponse : Chavez ne rentre pas dans les plans de l’impérialisme. Mais n’oublions pas qu’avant de décider de le tuer, ils ont tenté d’autres options, par exemple l’acheter, le récupérer ou le renverser par le putsch. Mais il n’y a là rien de nouveau dans la doctrine du Pentagone et de la CIA. Ils le reconnaissent aujourd’hui sans gêne et cyniquement, se débarrasser physiquement de leurs ennemis politiques a toujours été leur méthode. Ils ont organisé beaucoup d’attentats contre Fidel. Cette méthode ils la suivirent dans d’autres cas reconnus : Goulart, Salvador Allende, Torrijos...et j’en passe [2].

MEG. Ce que Chavez a défini avec ses propres mots, comme la tentative de "dompter la bestiole" . [3]

RN. Ils s’étaient dit, "ce commandant parachutiste, à peine va t-il fouler les marches du pouvoir que nous l’aurons de notre côté" . Mais l’homme leur a échappé, que ce soit par ses qualités personnelles ou par le fait qu’il s’est transformé en un personnage politique et que cela lui a plu. Les yankees ont compté dès le début sur l’opposition interne pour cette opération. Attention, ce que fait Chavez est un incroyable défi. Il y a eu très peu de gouvernants ou de leaders qui n’ont pas capitulé, soit ouvertement, soit discrètement par "réalisme" . Nous verrons plus loin quelques exemples de ce type.

MEG. Dans ce contexte il faut situer le coup d’avril 2002.

RC. Mais ce coup constitue le second temps de la conspiration. Les yankees et l’opposition se rendirent compte que la mobilisation de rue ne suffisait pas. La densité, la radicalité et la continuité de ces mobilisations pouvaient contribuer de manière décisive au changement de rapports de force. Il est clair qu’à chaque fois l’adversaire accusait le coup et reculait sur toute la ligne. Comme ça n’a pas marché, est intervenu ensuite le coup du 11 avril.

MEG. Et leur coup d’Etat a aussi échoué. Et après ?

RN. La réponse coule de source, l’attentat personnel, abattre la "bête" . Pour cela, la CIA, le FBI et les agents spécialisés du Pentagone ont plus d’expérience que les "démocrates" somnolents et vieillissants de l’opposition.

MEG. Néanmoins, dans le calcul de son assassinat le risque des conséquences qu’il pourrait avoir dans le Venezuela actuel n’est pas évalué.

RN. C’est qu’il s’agit d’une véritable guerre politique. Le capitalisme international et ses agents locaux savent organiser leurs batailles, si on les laissent faire. Plus clairement, il ne s’agit pas seulement de la figure de Chavez, mais de ce qu’il y a dessous et derrière. Soyons conséquents avec les caractérisations. Si au Venezuela il y a un processus révolutionnaire en cours c’est parce que des personnages gênants sont entrés en scène, y inclus dans les limitations du processus, de "nouveaux sujets sociaux" , comme on aime le dire aujourd’hui. Et si ces sujets peuvent agir pour leur compte, politiquement indépendants, alors ils posent leurs marques et vont plus loin dans leurs revendications, dans leurs actions, jusqu’à produire d’inconfortables révolutions.

Je pense qu’ils veulent sanctionner Chavez parce qu’il ne fait pas obstacle à ce processus social. Dans les centres de l’impérialisme on doit se demander : "Et s’il se convertit en un nouveau Cuba ? " .

La consigne est donc d’arrêter ce cours pour eux ingrat, et très dangereux pour leurs intérêts, pour la sacro-sainte propriété privée, pour le maintien d’une classe et pour son pouvoir. Mais ils sont irresponsables, bien que solides dans leurs convictions réactionnaires et conservatrices. Ils se fichent des conséquences. Ils ne craindront jamais de faire appel aux répressifs qui se présentent pour "tranquilliser" le peuple insurgé par une bonne dose de balles.

MEG. C’est d’accord, mais si on tient compte de l’expérience latino-américaine d’une société polarisée et tendue en permanence, est-ce que ça ne leur conviendrait pas, en dernière instance, de laisser en place des gouvernements de ce type ?

RN. Cela dépend de beaucoup de choses. Au Venezuela, s’est configuré ce que les marxistes appellent un gouvernement de type "bonapartiste sui generis" [4], à savoir une personne et un environnement qui concentrent un tel degré de pouvoir, qu’ils en arrivent à se convertir en quelque chose comme un arbitre entre les classes. Quand ils s’agit de pays arriérés, comme c’est le cas, ce pouvoir arbitre aussi entre la Nation opprimée et l’impérialisme.

Ce type de gouvernement peut-être progressiste ou réactionnaire. Quand ils sont progressifs, ils se situent au centre de la question nationale. Ils prennent des postures nationalistes de résistance aux excès de l’impérialisme. Toute l’expérience du siècle passé met en évidence que quand ils assument des postures "paternalistes" , ils tiennent, irrémédiablement, le contrôle des masses mobilisées et ses organisations.

Ni Bush ni ses gens et encore moins les politiciens bourgeois locaux ne peuvent s’offrir le luxe de supporter une si grosse expérience dans le cadre implacable de la mondialisation et de ses effets oppressifs sur nos pays. Nous devons nous demander : pourquoi n’ont-ils pas été patients avec Allende qui était un parfait démocrate ? Pourquoi se sont-ils débarrassés du général Juan Domingo Peron ou de Juan Velasco Alvarado ? Bien sûr, dans l’agenda des impérialistes et de ses agents capitalistes locaux, l’heure n’est pas à la généralisation des coups et des dictatures militaires mais à la mise en place de démocraties dominées, "protégées" , sous l’étroit contrôle de l’impérialisme. Dans ce cours politique, Chavez, le bonapartisme vénézuélien, son régime et son gouvernement nationaliste, sont autres. C’est pourquoi ils mettent sa liquidation à l’ordre du jour. Le président Chavez a parfaitement raison quand il dit au monde : le référendum d’août est "entre Bush et moi" .

MEG. Une caractéristique essentielle de ce type de régime n’est-elle pas qu’il ne s’installe pas dans des organismes de pouvoir du peuple, mais dans un homme, un leader ?

RN. En effet, c’est ce que montre le processus historique. Un Bonaparte politique ne surgit pas par hasard ! Il est le produit d’un moment spécifique de la situation politique, de la lutte des classes, quand la stabilité antérieure disparait. Dans ces moments-là , la société fait appel transitoirement à un arbitre. Au début il est toléré, même par les opposants et les ennemis patronaux, quoique à contrecoeur.
Je vais insister au risque de paraître têtu : ils l’acceptent tant qu’il les sert, s’il accomplit les tâches de garantir la rente et la sécurité des exploiteurs, malgré ses excès. La curiosité historique est que ces personnages échappent au contrôle de l’impérialisme et souvent durent plus que ce que pensait l’impérialisme. Dans ce laps de temps, les institutions de l’Etat passent de leur condition "démocratique" antérieure à la discipline du nouveau gouvernement, avec les formes et méthodes que leur impose le Bonaparte en question et ses appuis directs.

En Amérique latine nous avons diverses représentations de ce modèle de bonapartisme. Getulio Vargas gouverna au Brésil entre 1930 et 1945 et à nouveau de 1950 à 1954, jusqu’à ce qu’ils le conduisent au suicide. C’est un des premiers cas, avec celui de Cardenas au Mexique, bien que le cas du général Peron soit le plus connu, peut-être par le rôle que joua l’Argentine comme pays à développement capitaliste intermédiaire, ou parce que son gouvernement apparut à la fin de la seconde guerre mondiale. Celui de Peron se distingua dans son action politique par la place singulière que joua la classe ouvrière, auparavant dominée et écrasée par des gouvernements oligarchiques.

Entre la décade des années 30 et les premières années 40 montait en Argentine le danger d’une action de classe indépendante. Il y avait beaucoup de tradition anarchiste, classiste, socialiste et communiste dans une classe ouvrière relativement forte. Le général Peron joua le rôle historique d’être le Bonaparte au milieu de la crise. Il parvint à canaliser les actions des masses, jusqu’à "étatiser" leurs organisations.

MEG. Et quid de Velasco Alvarado dans ton pays, le Pérou ?

RN. Je vais te répondre à partir de circonstances personnelles. Dans son gouvernement se trouvait le général Jorge Fernandez Maldonado, ministre des Mines et du Pétrole. Il avait été un copain de quartier dans l’adolescence. Il me demanda si j’aimerais converser avec le président Velasco. Je lui dis que oui, qu’il n’y aurait pas de problèmes à cela, malgré ma position connue d’opposant et de socialiste.

On s’est retrouvés à San Bartolo, une plage au sud de Lima, que fréquentait parfois des ministres pour donner libre cours à leurs "vices d’hommes" , comme le disait gracieusement un ami guatémaltèque de ce temps-là , entre autres leur goût pour les femmes et les bonnes boissons, en particulier le pisco (alcool à base de raisin blanc, très prisé au Pérou, ndt).

Velasco était un métis de la campagne, sympathique, accessible et familier. Dès le début de notre conversation il me dit qu’il était au courant de mon expérience directe du péronisme et que cela l’intéressait de savoir comment il avait atteint tant de force populaire et surtout comment il était parvenu à durer au pouvoir.

Ce fut une longue conversation. Je lui expliquai qu’il fallait commencer par l’origine pour établir les comparaisons.. Il est exact, dis-je à Velasco, que Peron, comme lui, était parti d’un coup d’Etat, en 1943. Mais il fut rapidement en désaccord avec ses chefs militaires qui le sanctionnèrent et le mirent en prison. Il fut libéré par une gigantesque pression de la mobilisation des masses, avec une présence centrale des travailleurs. C’est une première différence. Cet appui populaire lui permit de vaincre ses adversaires dans le gouvernem ent et ensuite, en 1946, d’être élu président.
Il avait contre lui les groupes de pouvoir oligarchiques, l’ambassade yankee et la hiérarchie militaire. Le gouvernement des EU soupçonnait le gouvernement de Peron de ne pas transiter par les voies de ce qu’il estimait être alors "la démocratie occidentale" .

Comment le général résolut-il ce "noeud" comme disait Gramsci ? J’expliquai au général Velasco qu’il envisagea l’affaire sur deux terrains. Il se dit : "en plus d’être un problème politique, je dois le résoudre à la manière militaire, à savoir qui détient le pouvoir" . Telle fut la doctrine de Peron entre 1943 et 1946. Pour cela il devait instrumenter le changement nécessaire dans le rapport de forces interne et il le fit en partant du social.
Tirant profit des énormes ressources économiques du pays, son gouvernement prit une série de mesures favorables dans quasi tous les secteurs opprimés, avec au centre les ouvriers et les couches humbles. Il gagna ainsi l’appui et l’adhésion des masses populaires, qui émergèrent avec une force torrentielle dans la vie politique nationale. Intelligent et astucieux, Peron s’appuya sur cet énorme capital vis-à -vis des forces oligarchiques et en particulier d’un commandement militaire potentiellement hostile. Cette nouvelle corrélation de forces les avertissaient que s’ils dépassaient les bornes, le chemin de la guerre civile ne leur serait pas favorable.

Dans cette nouvelle configuration politique et ces nouveaux rapports de forces, le péronisme demeura une force politique progressive dans ses moments de fondation nationale. Dans cette voie il prit une forme bonapartiste. Telle fut la particularité du bonapartisme argentin, le péronisme, qui à partir de 1946 dura comme force politique majoritaire dans la société, malgré sa décadence, son tournant à droite, les coups d’Etats et la répression qu’il supporta à certaines périodes.

MEG. Quelle était la préoccupation fondamentale de Velasco Alvarado en te demandant ta version ?

RN. Il semble qu’à ce moment là l’équipe dirigeante discutait de l’orientation stratégique du processus qu’elle conduisait. Il y avait d’énormes doutes sur le cap à prendre. C’était cela, je crois, sa préoccupation centrale. C’est pourquoi il est allé droit au but, sinon il n’aurait pas eu d’intérêt à me voir.

Je lui expliquai que les différences d’origine comptent beaucoup. Par exemple que le coup militaire contre le gouvernement constitutionnel de Fernando Belaunde Terri (octobre 1968) était de caractère institutionnel, des trois Armes (Terre, Marine et Aviation) et de forme collégiale. A tel point qu’ils se répartirent les institutions de l’Etat de manière proportionnelle, avec la prédominance réelle de l’Armée de Terre. A la différence du péronisme, il n’y eut pas au Pérou de présence populaire et de masses. Initialement, les masses étaient contre les putschistes que dirigeait Velasco.

Comme le gouvernement adopta un type de "capitalisme d’Etat" , avec de nettes tendances bonapartistes, le changement des rapports de force prit une modalité propre. L’affrontement avec les EU pour le pétrole était limité, malgré l’expropriation de la filiale péruvienne de la Standard Oil Petroleum. La même année, la Standard menaça avec l’application du dénommé "Amendement Hickenlooper" . [5]

En même temps, une réforme agraire radicale liquida l’oligarchie terrienne, puis ce fut l’expropriation des entreprises de pêche, cela alors que le Pérou était le numéro un mondial du secteur. Le secteur minier fut également exproprié et il y eut d’autres mesures importantes comme le contrôle du secteur bancaire et des moyens de presse qui furent confiés à des syndicats, corporations et partis de gauche favorables au régime de Velasco.

Dans cette phase, le gouvernement gagna l’appui populaire. Au niveau politique, il reçut le soutien du Parti Communiste, qui dirigeait alors la centrale ouvrière. Des intellectuels qualifiés de la gauche gagnèrent des places notables comme conseillers et mentors idéologiques du régime. Tout allait dans le sens d’une longue vie du gouvernement militaire de Velasco Alvarado, légitimé par les mesures qu’il appliquait. Néanmoins, à la différence du péronisme, les masses populaires n’étaient pas partie organique du nouveau régime. Dans le nouvel équilibre des pouvoirs leur poids était nul.

Ce qu’on a appelé le "péché d’origine" du vélasquisme tenait au fait que ni le général ni son équipe n’osèrent changer leur caractère militaire collégial. Je rappelai au général que l’institution militaire traditionnelle avait ses propres règles et une place proéminente dans le dispositif privilégié qui composait le pouvoir d’Etat. Ce rôle social et politique du corps militaire dans nos pays, en faisait un "parti politique armé" , ce qui se vérifie facilement dans l’histoire latino-américaine.

Sans ce fort contrepoids social des masses organisées, et mieux encore si elles maintiennent un caractère indépendant, que pourrait-il se passer quand les militaires hostiles se mettraient à agir contre le président et le gouvernement ?

Velasco m’écouta attentivement. Je lui dis cela en particulier car je savais qu’il existait une forte opposition interne au sein des Forces Armées. Je lui dis que s’il n’appelait pas au soutien populaire actif, son gouvernement serait en danger.

Il m’interrompit : "Tu me suggères de faire quelque chose de semblable à ce qu’a fait Peron, en m’appuyant directement sur les forces populaires, en les organisant et en formant un parti politique de base populaire ?" .

MEG. Et que lui répondis-tu ?

RN. Moi rien, je ne pouvais pas le conseiller sur ce terrain qui n’était pas le mien. Je suis socialiste, j’ai une autre vision conceptuelle et stratégique. Je me suis limité à lui conter mon expérience du péronisme et à lui livrer mes conclusions politiques de ces événements. C’est lui qui en tirait ses conclusions. Mais historiquement parlant, je ne me suis pas privé de lui rappeler que Peron et le péronisme durèrent quasi 10 ans au pouvoir (et d’ailleurs ils sont revenus ensuite en 1973 et encore après) du fait du caractère populaire du mouvement, avec un rôle central des travailleurs comme base d’appui politique.

Il m’indiqua qu’ils en avaient discuté, et à ma surprise me dit qu’il était déjà trop tard pour prendre un tel tournant de type populaire. Il ajouta que personnellement ce n’était pas son "métier" d’évoluer dans le monde complexe des organisations sociales et politiques du peuple. Il me laissa entendre qu’il en avait peur, qu’il ne se sentait en sécurité sur ce terrain. "Je suis un soldat" , affirma t-il. Pour qu’il ne reste pas de doute sur le type de soldat auquel il se référait, il précisa : "Evidemment, pas n’importe quel type de soldat, je suis un patriote, j’ai une sensibilité sociale, je veux le meilleur pour mon pays, mais j’ai déjà pris une décision : je continuerai à prendre appui sur mon Armée, sur mes compagnons d’armes, parce que je crois que cette institution a des réserves patriotiques" .

C’est ainsi que vint pour Velasco le "jour J" [6]. En décembre 1975, son compagnon et ami le général Francisco Morales Bermudez, à la tête de la dissidence interne dans l’armée, fit son coup. Ce fut aussi un coup institutionnel des trois Armes associées. Il eu lieu de nuit, sous la forme d’une conspiration militaire traditionnelle.

Il fut significatif qu’il n’y ait ni peuple ni travailleurs dans les rues, aucun mouvement qui se leva pour le défendre. Le peuple travailleur n’était pas partie de ce drame. Il n’avait tout simplement pas été convoqué pour être un sujet actif et influent dans ce processus.

Contradictoirement, l’expérience nationaliste, avec Velasco, a été la plus radicale et progressive qu’ait connu le capitalisme arriéré du Pérou...

MEG. Comme toujours, les cas sont toujours distincts, mais les leçons demeurent...

RN. Dans beaucoup de domaines. Je ne connais pas à fond la trame des relations internes entre le gouvernement et les masses populaires dans la "révolution bolivarienne" . J’ai plus à connaître qu’à conseiller. Mais dans la mémoire sociale et historique des partisans du péronisme, par exemple, ce qui compte au moins c’est que de grandes conquêtes sociales et économiques ont été obtenues et que, avec des distorsions, le péronisme les a fait "participer au pouvoir" , du moins le crurent t-ils.

Néanmoins, le plus important à souligner est que les masses sentirent qu’avec Peron, au contraire de ce qui eut lieu avec Velasco au Pérou, ils accédaient à la vie politique, avec la sensation qu’ils étaient une "classe pour soi" , ce que nous considérons comme une avancée dans la conscience politique de classe.

MEG. Qu’est-ce qui t’a amené du Pérou à l’Argentine, ensuite à Cuba, en Bolivie, au Chili et à tant de scénarios révolutionnaires des 50 dernières années ?

RN. Quand j’étais lieutenant de l’Aviation militaire péruvienne, à la fin des années 40, j’ai été déporté pour avoir refusé de bombarder des civils et des militaires dans une insurrection de la gauche du parti APRA [7]. Cela s’est passé en 1948, dans l’intérieur du Pérou.

On me déporta en Argentine, où je m’incorporai à un groupe que nous pourrions définir de "centre politique" , appelé MIR-Praxis, orienté par l’intellectuel marxiste Silvio Frondizi, frère d’ Arturo Frondizi, celui qui devint président en 1958. Ils me sortirent de la prison où m’avait mis la police du gouvernement péroniste.

Ce groupe a été une clef de ma formation, parce que j’avais refusé de bombarder l’insurrection de l’APRA, mais sans aucune idée ou programme dans la tête, mû seulement par un sentiment humain et éthique, selon lequel je n’étais pas rentré dans l’armée pour tuer mes frères et encore moins dans cette situation. Ma conversion de militaire au sentiment démocratique en militant marxiste trouva dans Praxis son outil.

MEG. C’est ainsi que commença ton expérience politique qui couvrit largement le demi-siècle dans des scénarios latino-américains variés, beaucoup d’entre eux comme ce que vit aujourd’hui le Venezuela.

RN. Bien sûr, cela a commencé en 1948 puis a fait un saut en 1959 avec la Révolution cubaine et ma collaboration avec Che Guevara, bien qu’avant je sois passé par la révolution bolivienne. En Argentine, j’avais commencé des études de droit, j’ai travaillé comme linotypiste, ensuite j’ai été journaliste dans le quotidien La Razon, où je fus membre de la Commission Interne et de la direction du Syndicat de la Presse [8].

Dans ma formation politique a eu un poids fondamental la relation avec celui qui fut mon maître en théorie politique, Silvio Frondizi, sans oublier l’ambiance que je trouvai dans l’Argentine de 1948, avec son puissant mouvement ouvrier, sa vie intellectuelle active. Je peux dire que je suis entré en politique dans un contexte exceptionnel. Au début des années 50 j’ai été envoyé en Bolivie par Praxis afin d’accompagner solidairement le processus révolutionnaire que vivait le prolétariat minier de ce pays et m’entretenir avec son plus grand dirigeant, Juan Lechin. Cette expérience bolivienne fut très instructive. Des années plus tard, à la fin des années 60, j’ai milité dans d’autres processus politiques en Bolivie, comme l"Assemblée Populaire, un organe de pouvoir que produisirent les travailleurs de ce pays.

MEG. Un peu plus tard, tu t’es retrouvé à Cuba, peu de jours après le triomphe de la révolution et tu as commençé à entretenir une relation étroite avec le commandant Ernesto Guevara. Que t’a enseignée cette expérience ?

RN. Je me souviens avoir voyagé avec la mère du Che et un groupe de journalistes argentins, immédiatement après le triomphe de la Révolution cubaine. Nous avons atterri à l’aéroport de La Havane le 9 janvier 1959, il faisait une chaleur impressionnante. Le lien avec le Che facilita pour diverses choses, mais il était très important que je sois arrivé avec sa mère, et d’un autre côté, comme le triomphe était très récent, il y avait peu d’étrangers solidaires dans l’île.

Avec mon ingénuité d’alors, mais en même temps en essayant d’entrer dans le sujet de l’objectif de mon voyage à Cuba, je demandai au Commandant Guevara comment je pouvais aider la Révolution cubaine. La première tâche qu’il me proposa était de faire de la propagande révolutionnaire, du fait que j’étais dans le journalisme à cette époque. Mais non...

MEG. Et en quoi le Che t’étonna ?

RN. Immédiatement il "alla droit au but" , comme on disait alors. Il me proposa ses idées sur ce qu’il fallait faire pour aider la révolution cubaine, avec ce regard profond qui le caractérisait et exprimait la conviction de sa pensée. Il me dit que je devais impulser la révolution dans mon pays, le Pérou, parce que la révolution cubaine pouvait et devait être imitée, que cela était possible partout en Amérique latine. Mon devoir était celui-là , et si j’étais d’accord là -dessus, je pouvais compter sur l’aide cubaine.

MEG. Comment as-tu réagis devant une proposition aussi surprenante ?

RN. Très simplement. Je voulais moi aussi "faire" la révolution, c’est pourquoi et avec mes convictions, je n’hésitai pas à m’engager. Je m’engageai auprès du Che à développer la révolution au Pérou ou n’importe tout, mais lui insista pour que j’aille au Pérou.

MEG. Et tu allas "faire" la révolution dans ton pays.

RN. Bien sûr, mais en 1965 le mouvement guérillero a été vaincu, ce qui m’obligea à réfléchir, et c’est ainsi que je pris l’initiative de former une organisation partidaire appelée Avant-Garde Révolutionnaire, avec une orientation stratégique et tactique distincte. Ce fut une rupture avec la stratégie et le parrainage castriste et guévariste, parce que à Avant-Garde nous collions au mouvement des masses, aux travailleurs en particulier. En quelques années, nous sommes parvenus à nous structurer comme un parti d’une influence considérable dans le pays.

Par exemple, nous avons contribué de manière décisive à former la centrale ouvrière majoritaire, également à former la centrale paysanne, et à être influents dans le mouvement universitaire étudiant. Notre travail fut notable dans le puissant mouvement ouvrier minier. Tout cela fut une lutte "d’en-bas" , sur le terrain de la classe et des luttes des opprimés.

MEG. Mais dans ton histoire politique on relève beaucoup de choses que l’on peut considérer "par en haut" .

RN. D’accord. A la fin des années 70, nous avons formé le FOCEP, qui signifiait le Front Ouvrier-Paysan-Etudiant et Populaire. Avec cet outil politique nous avons atteint 21% des voix aux élections à l’Assemblée Constituante de 1978. Ce fut un excellent travail politique "par le haut" . Je fus élu député à l’Assemblée Nationale Constituante et en son sein membre de la Commission principale qui élabora la rédaction finale du nouveau texte constitutionnel du Pérou. Sur ce terrain, celui de la démocratie parlementaire, j’ai été député et ensuite sénateur de la République

MEG. De plus on pourrait ajouter, avec ton autorisation, qu’au cours de ce demi-siècle de vie révolutionnaire tu comptes au moins 6 déportations de ton pays, comme cela arrivait à beaucoup de lutteurs anti-impérialistes et anticapitalistes de ces années, sans parler des diverses prisons sordides.

RN. Oui, effectivement, ce fut ainsi. La dernière fois j’ai été victime de l’Opération Condor, en 1978.

MEG. Tu es en train d’écrire ta biographie ?

RN. J’avance là -dessus. Mais avant j’ai publié deux livres, un s’appelle "APRA, balance y liquidacion" et l’autre "La realidad peruana" .

MEG. Comme tu le sais, le Venezuela est régi par une Constitution Bolivarienne, votée dans un processus constituant qui a été très chargé de participation populaire. Quelle est ta réflexion, ayant été acteur d’un fait similaire ?

RN. Je n’ai pas lu attentivement la Constitution Bolivarienne, mais elle me semble plus démocratique et avancée que celle votée par la majorité dans notre Constitution de 1978, sous l’influence décisive de Haya de la Torre et du parti apriste. Ce qui l’a sauvée c’est la méthode utilisée d’unir les forces des socialistes et démocrates sincères, avancés, luttant pour un instrument démocratique de ce type.

Nous, au FOCEP, nous ne la concevions pas comme une institution démocratique en elle-même, mais comme une consigne démocratique transitoire, qui devait soutenir l’action populaire et des masses, dans leurs mobilisations, pour qu’elles soient les protagonistes de leur contenu.

MEG. Quelle est ton opinion, en tant qu’ex-militaire et comme socialiste, du rôle social et politique des militaires rebelles et de l’institution militaire, à la lumière de ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela avec les militaires chavistes ?

RN. Je me souviens que quand j’ai été déporté en Europe, à cause de la chute du gouvernement de Front Populaire d’Allende, dans lequel j’avais milité activement, parmi les camarades de la gauche européenne, on ne comprenait pas que dans des circonstances déterminées, il y ait des secteurs militaires qui se déclarent nationalistes, anti-impérialistes et jusqu’à "socialistes" et que beaucoup s’en sont pris aux oligarchies de leurs pays et ont affronté l’impérialisme dans certaines étapes de leurs gouvernements. Les Européens avaient du mal à comprendre cet aspect de l’histoire latino-américaine.

MEG. Explique-nous le.

RN. Je vais m’expliquer à partir de ce qui me plaît le mieux, les exemples. Les colonels et les généraux qui firent le coup au Pérou en 1968, avec Velasco à leur tête, avaient des antécédents quasi uniques. Dans les Ecoles de l’Etat Major, les élèves étaient endoctrinés par ce qu’on appelait le "potentiel national" , un concept élaboré par le général José del Carmen Marin, un élève très critique de la conception militaire française.

Selon ceux qui soutenaient cette doctrine, ce "potentiel" était constitué par la richesse économique et dans celle-ci le travail humain était fondamental, ou en tous cas on accordait, étonnament, un rôle prépondérant aux travailleurs. C’était une manière implicite de reconnaître que la plus-value était produite par les salariés.

On suppose que les implications de cette affirmation audacieuse pouvaient avoir des conséquences graves pour ceux qui détenaient le pouvoir du pays. Ces militaires progressistes, convaincus de l’idée d’un potentiel national, attribuaient une très grande valeur à la nature et aux moyens de production.

A la surprise des militaires traditionnels et conservateurs, la force militaire était conçue comme un simple appui des autres forces. Ces positions permirent au général Velasco et à ses supporters d’adopter une posture très critique contre les gouvernants oligarchiques qui trahissaient leurs promesses électorales.

D’un autre côté, ils se refusaient d’être le bras armé de la répression des insurrections, comme cela avait été le cas avec les guérillas de 1965.

Je crois que à cela contribuait pour une grande part l’influence de la Révolution cubaine. Le fond de leur motivation était le suivant : ce n’est pas qu’ils voulaient des révolutions comme la cubaine, non, en aucun cas, ce qu’ils cherchaient était la suppression des causes ou agents économiques, politiques et sociaux qui la motivait.

Pour vérifier si ce que je décris constitue une sorte d’idéologie du militarisme avancé qui prit corps dans le vélasquisme, il suffirait de consulter l’histoire récente de l’Amérique latine, où nous trouvons des constantes factuelles sur la façon dont l’institution militaire sort de son rôle traditionnel. Dans les faits, profitant quasiment toujours d’être l’unique institution armée de l’Etat, elle agit aussi pour son compte et à son profit. Il suffit de voir les innombrables coups militaires, une espèce de cimetière dans nos pays.

Néanmoins, dans des nations qui ont été très putschistes, comme la Bolivie, le Brésil, le Pérou, l’Equateur et d’autres, il y avait des militaires contestataires qui se réclamaient au service du peuple et situés à gauche sur l’arc politique national ou latino-américain. Avec des grades et des nuance distinctes, on peut citer les colonels boliviens Busch et Villarroel, et surtout le général Juan José Torres, assassiné en Argentine dans le cadre du plan Condor [9].

Au Brésil le paradoxe était que les militaires les plus traditionnels de droite furent ceux qui développèrent l’industrialisation nationale, sous de longues dictatures. En Argentine, où le droitisme militaire a été une constante durant le XXe siècle, certains généraux prirent en considération la défense des ressources naturelles, de l’énergie et du pétrole et quelques-uns allèrent même à se revendiquer anti-impérialistes, à l’instar du général Peron.

Ce que je voudrais qu’on garde à l’esprit est la contradiction que constitue l’institution militaire en assumant un rôle politique central dans l’Etat, en s’arrogeant la garantie de son ordonnancement constitutionnel. Le problème est que cet ordonnancement sert seulement pour "constitutionnaliser" le maintien au pouvoir des classes dominantes, de ses oligarchies nationales et de ses agents politiques. Alors, les Forces Armées, institutionnellement parlant, ne servent qu’à garantir cet ordre injuste et abjecte.

Mais d’un autre côté ce corps militaire ne vit pas dans les limbes ni en dehors de la réalité sociale. Là est sa contradiction. Ses composantes souffrent les mêmes pressions que les opprimés, surtout dans les niveaux inférieurs de commandement, parmi les sous-officiers et la troupe. Le haut commandement s’est structuré dans le temps très lié au pouvoir politique et en particulier aux forces économiques patronales.

MEG. Néanmoins les caudillos militaires ne sont pas allés très loin...

RN. A ceux déjà signalés, Peron et Velasco, j’ajouterai le cas du colonel Jacobo Arbenz, élu président constitutionnel du Guatémala en 1952. On peut supposer qu’il avait l’appui total de Forces Armées. Mais la révolution démocratique qu’engendrèrent les travailleurs et le peuple, principalement, et l’agression yankee, à travers les mercenaires menés par le colonel Castillo Armas, furent déterminants. En pleine crise, la majorité des chefs militaires optèrent pour l’alignement inconditionnel sur les EU. Dans cette situation, le président Jacobo Arbenz, qui comptait sur l’appui quasi total du peuple travailleur et de la gauche, renonça.

Il décida de respecter la décision corporative de ses chefs militaires, de suivre leurs règles et codes, et le fit sans résister. Ce qui est remarquable, quoique peu connu, c’est que la gauche non plus ne combattit pas. A ce moment était hégémonique le Parti Guatémaltèque du Travail, nom local du parti communiste pro-Moscou. Purement et simplement, cela doit être considéré comme une trahison politique à l’égard de ceux qui leur donnèrent le mandat populaire, à savoir le peuple et les travailleurs, qui bien sûr étaient disposés à tout donner pour défendre les conquêtes du processus qui avait été initié en 1945.

Les directions gouvernementales et politiques des masses abandonnèrent tout, en dépit des petites résistances armées des travailleurs et des quartiers qui avaient commencé.

Ici je veux me référer à une anecdote d’une énorme utilité éducative. La première femme de Che Guevara, Hilda Gadea raconte dans son livre autobiographique "Années décisives" , une conversation entre le jeune Ernesto Guevara et un des principaux chefs du Parti Guatémaltèque du Travail, Fortuni.

Le Che n’était pas encore le "Che" , le glorieux de la Révolution cubaine, mais un militant qui venait à Mexico retrouver les émigrés révolutionnaires.

Hilda raconte qu’elle demanda à Fortuni à Mexico, dans une conversation en présence du Che pourquoi ils n’avaient pas combattu, pourquoi ils n’avaient pas résisté ? Fortuni lui répondit que "le rapport de forces n’était pas favorable" . Le Che lui fit remarquer : "Mais comment, si ceux qui envahissaient à partir du Honduras n’avaient pas 2000 hommes et vous le pouvoir, les Forces Armées, l’appui du peuple ?" . Le rapport de force militaire était on ne peut plus favorable.

Hilda raconte ensuite dans son livre qu’Ernesto Guevara déclara qu’il n’était pas bien informé, mais qu’il ne comprenait pas comment "ayant le pouvoir, avec la légitimité d’un gouvernement démocratique, et l’appui des masses" , il n’avait pas été possible de résister plutôt que d’abandonner. C’est ce que dit le Che au chef communiste. Ce qui est absolument certain, c’est qu’ il n’y avait pas de troupes nord-américaines prêtes à débarquer, et que les mercenaires devaient rentrer à pied par la frontière hondurienne, avec deux ou trois petits avions d’appui. "Le pouvoir était nôtre" était la phrase juste du Che. Il paraît que Fortuni ne put le contester, qu’il s’énerva, selon Hilda Gadea, et lui dit : "Nous autres nous avons estimé dans le Parti qu’il é tait meilleur que la réaction gagne pour que les gens se rendent compte de ce qu’ils avaient perdu et ensuite on reviendrait" .

Il paraît que le Che se mit dans une grande colère et lui répondit : "Regarde, ne me racontes pas de connerie, celui qui a le pouvoir ne le perd pas sans résistance, vous ce que vous avez fait c’est capituler" . Cela est consigné dans le livre d’Hilda Gadea, la première femme du Che et n’a jamais été démenti.

MEG. Très éclairante, cette anecdote, Ricardo. J’ai entendu dire exactement la même chose de dirigeants importants du processus bolivarien : "S’ils nous chassent nous leur rendrons la vie impossible, ils ne pourront pas gouverner" . Parle nous un peu des expériences de l’Uruguay et du Chili.

RN. Ces deux pays avaient des armées considérées comme les plus démocratiques du continent, avec des dizaines d’années de respect des institutions démocratiques. Néanmoins, en gros à partir de l’exemple de la Révolution cubaine surgirent des mouvements revendicatifs radicalisés et combattants, comme les Tupamaros en Uruguay, qui fit passer à l’offensive au service de l’impérialisme le haut commandement, au moyen du coup d’Etat préventif.

Au Chili, avec le gouvernement de l’Unité Populaire, une minorité de militaires de haut rang voulurent défendre le gouvernement et le président Salvador Allende de la conspiration en marche dès son début en 1970. Là se combinèrent deux choses. La décision impérialiste d’éliminer l’Unité Populaire, comme ils veulent faire avec Chavez et la "révolution bolivarienne" , et la politique gouvernementale du Parti Communiste et du Parti Socialiste, connue comme "la voie pacifique au socialisme" .

Allende et son gouvernement refusèrent que ce petit secteur militaire qui l’appuyait le défende les armes à la main contre le secteur réactionnaire. En cela Allende a été cohérent avec sa conception pacifiste et parlementaire de "la révolution" .

Ce refus ouvrit la voie du sanglant coup d’Etat qui mit un terme à l’Unité Populaire et au processus révolutionnaire ouvert pour installer au pouvoir le génocidaire Augusto Pinochet. Ils ne s’arrêtèrent pas là . Ils prirent l’initiative, avec l’appui opérationnel des EU et de ses services secrets, de créer le Plan Condor, cette grande toile des gouvernements dictatoriaux du Cône Sud pour supprimer par des méthodes génocidaires les adversaires politiques.

Il y a un cas récent qu’il est utile de prendre en considération quand on parle de l’expérience que vit le Venezuela. Celui de l’Equateur avec Lucio Gutierrez. Initialement ce dernier se disait "chaviste" , obtint l’appui des paysans organisés dans la CONAIE et d’organisations syndicales et sociales influentes dans les masses. Il remporta démocratiquement la présidence de la République. Le "réalisme" qu’il crie sur les toits aujourd’hui, l’a amené à décider qu’il était allé très loin, et avec l’appui des Forces Armées, il a viré à droite. Rapidement, il est devenu favorable au Fonds Monétaire, militant néolibéral, et sans le cacher, partisan de Bush et de ses projets hégémoniques en Amérique latine. Lui aussi avait reçu beaucoup d’appui des forces de gauche.

MEG. Ce que tu racontes constitue un drame historique à prendre très en compte pour aborder le processus révolutionnaire au Venezuela...

RN. C’est que la conjoncture vénézuélienne oblige à mettre sur la table ces faits. Tu as Otto Reich qui appelle à renverser Chavez et de l’autre côté Chavez proclamant que la bataille du Référendum est entre lui et Bush. C’est là un affrontement qui ne peut être résolu par des demi-mesures ni s’arrêter au milieu du chemin. Il va soit jusqu’à son terme soit les processus reculent. C’est la leçon de notre histoire, bien que chaque fait ait été distinct, naturellement. Mais nous savons maintenant ce qui ne doit pas être fait.

Au Brésil, le président Janio Quadros renonça brutalement à la présidence. Il prit cette décision à la première menace des militaires putschistes. En Argentine il se passa la même chose avec Peron, qui partit sans organiser la résistance, mais aussi avec Arturo Frondizi, qui dut faire face à différentes tentatives de coup avant d’être déposé. Victor Paz Estensoro, en Bolivie, nomma comme vice-président le putschiste reconnu René Barrientos en 1964. Son argument était qu’il convenait de "rassurer" les Forces Armées et les EU. La manoeuvre ne l’a pas sauvé. Barrientos le "trahit" et l’expulsa du palais présidentiel . On a vu au Chili le même mécanisme et la même conception erronée quand Allende nomma Pinochet comme chef militaire et celui-ci le "trahit" . Toujours ils "trahissent" , mais c uote est ainsi parce que l’ennemi ne pardonne pas, il va jusqu’au bout, sans compromis, bien que dans les premiers temps d’un processus nationaliste les choses vont mal pour eux, comme on l’a vu avec l’oppostion et l’impérialisme au Venezuela.

Le cas bolivien fut particulièrement triste, parce que dans ce pays le mouvement ouvrier et populaire avait l’expérience pour vaincre l’ennemi, et sous forme armée, comme l’a montrée la Révolution d’avril 1952. Estensoro ne les appela pas à la résistance, ni ne les organisa, ni les arma. La même chose s’est produite dans tous les processus que nous avons commenté.

Ici il est bon de rappeler le danger que peut représenter un grand leader ouvrier quand il adopte les mêmes critères conciliateurs que l’ennemi que nous avons décrit. Je pense au cas de Juan Lechin, le plus grand leader ouvrier qu’a connu la Bolivie dans tout le XXe siècle. Il avait été le chef de la révolution de 1952 et le principal dirigeant des mineurs et de la puissante Central Ouvrière Bolivienne, la COB. Il fut aussi à un moment vice-président de Paz Estensoro. Son rôle consista à mettre au service d’un accord avec l’ennemi son énorme influence sur le mouvement ouvrier et social. Il calma les travailleurs pour les amener à accepter les accords contre-révolutionnaires.

MEG. Dans le même ordre d’idées, cela ressemble à ce qu’a fait et continue le président du Brésil, Lula, qui est en même temps le leader indiscutable du mouvement ouvrier.
RN. On peut dire de Lula et du PT qu’il constituent la capitulation la plus monumentale de l’histoire. D’anti-impérialiste et de socialiste hier, au gouvernement il s’est érigé en défenseur des intérêts généraux des patrons, en président qui accorde tout au FMI, à Bush, etc. Lula est à la tête de la mission militaire de l’ONU en appui au Pentagone pour contrôler Haïti. Ce type de dirigeant répète sans cesse qu’un jour il "changera de politique" , mais que pour le moment on doit "humaniser" l’exploitation du capitalisme local, c’est-à -dire, le sauver.

MEG. Ce sont des leçons pour Cuba et le Venezuela.

RN. Mon intention dans cette conversation est d’avertir les lecteurs et de les prévenir sur les leçons d’importants faits et expériences. Assumer ces faits pour apprendre d’eux. Nous pourrions ajouter les exemples du Nicaragua entre 1979 et 1989 et du Salvador à la même période.

La plupart de ces expériences se sont converties en véritables tragédies pour nos peuples. Il nous faut apprendre d’elles pour ne pas répéter nos erreurs au Venezuela et à Cuba, et en retour, les dépasser et appliquer les meilleurs enseignements de ces processus politiques.

Récemment le Commandant Borges, ex-ministre de l’Intérieur du gouvernement sandiniste et un de ses chefs historiques, dans une analyse autocritique, a reconnu que plus que les succès et le puissant déploiement par la contre-révolution dans la bataille, la défaite avait eu pour alliée fondamentale les erreurs, quelques unes de taille et grossières, des propres rangs du sandinisme [10].

Cette autocritique est très intéressante et plausible. Dommage qu’elle intervienne aussi tard, après la défaite, alors que beaucoup d’entre nous avions avertis en son temps de ces dangers que Borges signale aujourd’hui.

Ce rappel que nous faisons pour tirer les leçons des révolutions et processus du siècle, doit nous servir, précisément, pour nous éviter la tragédie de devoir tirer ce type de bilan des années plus tard. L’avant-garde vénézuélienne peut et doit apprendre du passé pour mieux mener le processus politique actuel.

Ce que j’affirme peut sembler très provocateur à quelques camarades.Mais je leur demande : dans le rapport des forces actuels que connaît le pays, qui est à l’offensive ?

Pour répondre, premièrement il faut identifier les adversaires et ensuite la dynamique du processus. Dans le front des réactionnaires c’est l’impérialisme Yankee qui dirige avec son gouvernement (qui peut être bientôt celui de Kerry), les organism’s internationaux et la banque internationale. La quasi-totalité du grand patronat vénézuélien suit auquel s’agrège les partis d’opposition, les médias, l’Eglise, les bureaucrates de la CTV et sans nul doute une fraction cachée à l’intérieur des Forces Armées.
Dans le front que conduit Chavez et le mouvement bolivarien, il faut compter sur l’énorme capital populaire apporté aux mouvements qui soutiennent la "révolution bolivarienne" , avec la figure-clé de Chavez et son gouvernement. Cependant, on ne peut se tromper, dans ce front la force principale, par sa vigueur, son organisation préalable, sa di scipline militante et sa décision d’aller jusqu’au bout, ce sont les travailleurs, jeunes, hommes et femmes des quartiers de la population défavorisée, ainsi que leurs organismes indépendants ou auto-déterminés dans le mouvement de masses.
Il s’agit d’un collectif résistant, socialement très fort, armé politiquement avec une conscience de classe, en dépit de ses éléments "polyclassistes" . Ils ont un fort accent nationaliste, consciemment anti-impérialiste et potentiellement anti-capitaliste, parce que ce qu’ils affrontent dans la "révolution bolivarienne" c’est la domination des patrons, l’oligarchie et son mandant, l’impérialisme.
C’est un recensement très rapide et simplifié des forces, certainement imprécis. Je sais qu’en étant schématique peuvent m’échapper des éléments, des va riantes et des alternatives. Mais je veux seulement atteindre quelques conclusions.
Je voudrais maintenant lancer une provocation-défi. J’affirme, dans la situation actuelle du Venezuela, que l’initiative vient de l’impérialisme yankee, de ses alliés et agents locaux signalés précédemment.

Premièrement, parce qu’ils ont une stratégie définie de recolonisation, qui implique de se débarrasser du chavisme et de Chavez en particulier, qui sont des obstacles pour tout ce qui doit être fait et refait dans ce pays et ce continent ; l’énergie, les ressources naturelles, la biodiversité, tout. Deuxièmement, parce qu’ils ont gagné le droit de convoquer le Référendum, alors qu’il y a à peine un mois, c’était très improbable. Troisièmement, parce que les ennemis internes continuent à saboter dans et hors de PDVSA. Quatrièmement, parce que la banque internationale prend des précautions en transférant des fonds à l’extérieur. Cinquièmement, parce que l’ennemi sait déjà qu’il a des alliés à l’intérieur du processus et du gouvernement, dans les partis et chez les dirigeants qui veulent freiner tout, ne plus continuer de combattre l e impérialisme. Sixièmement parce que plus on leur concède de droits et de privilèges, moins ils se calment dans leur campagne contre le gouvernement de Chavez. Septièmement, ils sont en train de se concerter entre pays et gouvernements amis de Chavez pour l’isoler diplomatiquement. Exemple : le récent envoi de troupes en Haïti, dirigé par les deux gouvernements les plus amis du Venezuela dans le Cône Sud, alors que Chavez est contre. Enfin, il y a Cuba, maintenu dans un harcèlement implacable, destiné à frapper le meilleur allié du gouvernement Chavez.

De son côté le front de la résistance vénézuélienne a une faiblesse que l’on peut qualifier de "tactique" parce qu’elle ne tire pas tout le parti de l’énorme capital de forces socio-politiques qui lui sont favorables, constitué par un large appui populaire des masses. Il ne combat pas sur son propre terrain, avec des objectifs clairement délimités. Il se contente de répondre aux attaques de l’ennemi
.
Le secret de cette contradiction tient au fait que les adversaires n’ont pas été frappés décisivement par des mesures qui leur enlèvent le pouvoir réel qu’ils ont dans le pays. Ces mesures sont l’expropriation et la nationalisation. On n’en connaît pas d’autres. Je ne dis pas toutes les entreprises, mais les plus grandes et les plus liées à l’impérialisme. Il faut commencer par les médias et la banque, qui dans la globalis ation jouent un rôle-clé dans le système économique. D’autre part la réforme agraire doit être radicale.

Il en résulte l’urgente nécessité de trouver des marché alternatifs pour le pétrole vénézuélien, excessivement lié au contrôle du marché yankee. Cela oblige à rompre la dépendance à l’égard de l’impérialisme, comme le fit Cuba au début des années 60. C’est l’unique moyen d’empêcher la menace permanente du type de celles proférées régulièrement par Otto Reich, Noriega ou Bush. Dans le social, il faut faire un véritable saut dans la distribution des revenus, afin de surmonter les énormes inégalités sociales, pour que le front de la révolution gagne l’appui ferme du peuple travailleur. C’est beaucoup plus que les plans d’assistance ou de redistribution de la rente.

Dans la conjoncture ouverte à la suite de l’appel au Référendum (juin 2004) est apparu un nouveau et véritable problème. Il s’agit de la voie toujours déformée de la démocratie électorale dans les sociétés capitalistes. Personnellement je suis pour le plein exercice et le développement de la démocratie, entendue comme une extension illimitée des droits et garanties fondamentaux pour la majorité de la population. Cela inclut la liberté d’expression et la souveraineté du vote. Mais ici peut se poser le syndrome connu au Nicaragua avec la défaite du sandinisme et au Salvador avec le Farabundo Marti. Cette option n’est pas irréelle.

Nous savons que la tendance possible est que Chavez ne soit pas révoqué en août. Mais si cela devait arriver, il faudrait respecter ce fait pervers du faux "jeu démocratique" auquel il est attaché. C’est par là que les forces ennemies pourraient se reconstituer et récupérer le pouvoir politique, en orientant le processus dans la "voie nicaraguayenne" , c’est-à -dire "démocratique" .

MEG. Je comprends que tu préviens de la possiblité que le processus s’engage dans une déviation dangereuse.

RN. Oui, les travailleurs et la majorité présidentielle courent un danger parce qu’ils entrent dans une voie qu’ils ne dominent pas, qui n’est pas la leur, où ils dépendront d "autres" . Ce serait différent si par l’acte électoral, à commencer par le Référendum, les ennemis étaient affaiblis, au bord de l’écrasement. Il y a élections et "élections" , elle n’ont pas toutes le même contenu, elles diffèrent par leurs conséquences. L’impérialisme et l’opposition interne savent bien cela, ils sont des experts en la matière. La Commission Carter et d’autres se chargent de systématiser ces expériences dans les multiples élections qu’ils supervisent. Ce n’est pas pour rien que le président Hugo Chavez a affirmé courant juin : "Mon véritable adversaire dans le Référendum , c’est Bush" . Je crois que ces paroles synthétisent assez bien le danger que nous tentons d’expliquer dans la conjoncture.

MEG. Pourrais-tu en dire un peu plus sur le "danger nicaraguayen" ?

RN. Cela signifie pour Chavez et le chavisme entrer sur un terrain où l’ennemi pourrait gagner les élections futures. Nul doute que Chavez et son gouvernement respecteraient les résultats, contrairement à leurs adversaires. Si les choses allaient en ce sens, les faux démocrates reviendraient au pouvoir. Le vote légitimerait le pouvoir qu’ils n’ont ni dans la rue ni dans la société. Cela reviendrait à avoir Bush et son équipe du Pentagone chez soi pour tout résoudre. Dans ce cas les travailleurs et les opprimés n’auraient même pas la possibilité de mener la bataille sur leur terrain propre, à savoir l’action directe avec ses méthodes et organisations révolutionnaires.

MEG. Le processus serait dans une impasse.

RN. Oui, et il n’y a pas de réponse à priori pour ce type de réalité, chargée de spécificité et d’exceptionnalité. Ce qui est clair c’est que nous allons vers un affrontement entre, d’un côté l’approfondissement du processus et de l’autre ceux qui disent "ça suffit, on ne va pas plus loin" . Parmi ces derniers, il y a des gens sincères et honnêtes. Mais il y a les autres, les attentistes et les profiteurs qui pensent qu’il faut tout freiner et qui le justifie en inventant une super-menace idéologique : "Le temps n’est plus aux changements révolutionnaires ni aux révolutions" . Et si quelqu’un leur dit que Cuba démontre le contraire ils s’exclament : "Oui, mais ça c’est du passé" . De toute façon, passé ou futur, tout est bon pour ne pas assumer la responsabilité d ’aller jusqu’au bout du processus en cours. Ce type de personnages exprime les tendances réactionnaires et conservatrices dans les inévitables processus révolutionnaires que vit toute société. La tragédie et la frustration de l’Unité Populaire au Chili, ils ne la prennent pas en compte.

MEG. Ricardo, n’es-tu pas en train de proposer de suivre la voie des révolutionnaires cubains ?

RN. Oui et non. Comme le disait le marxiste péruvien Juan Carlos Mariategui, les révolutions ne peuvent "être ni calquées ni copiées" , elles ne peuvent pas être imitées. Néanmoins je retiens des révolutionnaires cubains le fait historique d’ "avoir été plus loin que leur programme initial et plus loin que prévu dans la voie de la rupture avec l’impérialisme" . Et d’avoir exproprié le patronat à Cuba pour se mettre sur le sentier créateur des transformations socialistes de la société. C’est le magnifique exemple qu’ils donnèrent au monde et à l’histoire dans les premières années de la révolution.

MEG. Et au Venezuela ?

RN. Je ne dis pas qu’il faut appliquer la même chose au Venezuela. "Ni calque ni copie" . Nous devons prendre en considération la situation mondiale qui pèse sur le pays, avec la mondialisation-globalisation et l’impérialisme agresseur. Néanmoins j’insiste sur la nécessité de s’inspirer de la "méthode" cubaine, mais en mettant l’accent sur le subjectif.

MEG. En quoi consiste cette "méthode" à laquelle tu te réfères ?

RN. Dans une conjoncture très ressemblante à la vénézuélienne aujourd’hui, les dirigeants cubains qui n’avaient guère de passé socialiste ou marxiste, qui venaient pour l’essentiel des couches moyennes et de la petite bourgeoisie cubaine, et qui de surcroît conduisaient un front "polyclassiste" , se trouvèrent subitement face à un dilemme majeur.

Entre l’impérialisme yankee qui les agressaient et les masses radicalisées qui se ralliaient à la révolution, ils optèrent pour l’appui à la dynamique des masses, pour la défense de ses intérêts, contre le maître étranger. Ces deux réalités, la cubaine d’alors et la vénézuélienne de maintenant, se ressemblent beaucoup, étonnament. Ce que je veux souligner, c’est la volonté révolutionnaire de dirigeants sans passé ni conceptions socialistes. Ils n’eurent pas peur d’affronter la bête impérialiste et de la vaincre dans l’action. Pour avoir agi de cette manière, ils sauvèrent la révolution qui commençait à peine. Ainsi ils entrèrent par la grande porte dans l’histoire. Sinon, ça aurait fait un souvenir de plus.

MEG. Tu laisses entendre que Chavez et les dirigeants qui l’accompagne dans le gouvernement et en dehors se trouvent face à la même responsabilité historique ?

RN. Assurément oui. Le Venezuela a produit des faits qui constituent un énorme capital politique qui ne doit pas se perdre. Il y a eu ces années de combat démocratique contre le régime "démocratique" de la IVe République et de résistance encore limitée à l’impérialisme et à ses agents locaux. Le peuple et les travailleurs sont sortis dans les rues plusieurs fois pour lutter pour leurs droits et revendications. Pour la première fois dans l’histoire ils ont vaincu un coup d’Etat, en moins de deux jours, prenant casernes et palais, paralysant la classe moyenne droitisée et la bourgeoisie, et indirectement aussi infligeant une défaite à l’impérialisme dans les rues.

Huit mois plus tard, en décembre 2002, ils affrontèrent un sabotage pétrolier qui les obligea à cuisiner au feu de bois, et ils triomphèrent du sabotage. Ils se sont organisés démocratiquement, participant activement à la vie politique, votant massivement leur nouvelle Constitution, participant à des marches et à de grandes actions périodiquement, pour tout dire ils ont déployé une énergie révolutionnaire impressionnante.

Dans cette voie leur conscience politique de classe a mûri de façon accélérée, dans l’organisation et l’autodétermination à la base. Ainsi, par un effet d’entraînement le peuple, avec les militaires chavistes, a été le facteur décisif de la libération de Chavez et de son retour au pouvoir en avril 2002. Cela ne se voit pas souvent dans l’histoire. Je ne sais pas s’ils sont conscients de leur force politique actuelle et surtout, je ne sais pas s’ils ont tiré toutes les conclusions de leur énorme capacité politique.

Tout le monde reconnaît que les masses et l’avant-garde sont prêtes pour entrer dans la bataille de défense de leurs conquêtes et la défense de "leur révolution" . L’organisation d’activités multi-sectorielles depuis juin 2004, pour que Chavez ne soit pas révoqué en août, est plus qu’une démonstration de cette capacité politique.

Personne ne peut m’accuser d’exagérer. C’est bien le climat actuel. Profiter de cette situation exceptionnelle dépendra des directions, mais surtout de l’entrée en scène des organisations de base. Pour être plus clair : de Chavez lui-même et du chavisme.

MEG. Comme c’est toujours le cas dans les révolutions, ces décisions ne sont pas faciles.
RN. Elles n’ont jamais été faciles. La crainte de la révolution a toujours été réelle. Si on observe l’histoire, elles se produisent seulement lorsque convergent une somme de conditions exceptionnelles. C’est ce qu’on appelle le "saut qualitatif" . Et quand nous parlons du processus, comme un facteur décisif, il faut surmonter les dangers de la vie réelle, les obstacles sur le chemin de la révolution. Par exemple, que se passerait-il si Chavez disparaissait, pour quelque raison que ce soit, et notamment un attentat ? Et si la voie du référendum et des élections présidentielles changeaient le processus en cours ? Et si Chavez doutait de son rôle historique et lâchait du lest, comme le fit Allende en 1973 ou Peron en septambre 1955 ? Si Hugo Chavez suivait la "méthode" cubaine il n’y aurait pas de problème. Mais s’il ne la suit pas, quell e sera la voie alternative ? Quels organismes et hommes pourraient la constituer ? A un moment, en Bolivie, la COB constitua un double pouvoir et eut l’opportunité d’être la direction alternative au gouvernement du MNR. Jamais on ne doit oublier les exemples qui peuvent servir, qu’ils viennent d’Amérique latine ou d’autres continents. Les responsables politiques, sociaux et syndicaux et les organisations doivent se souvenir que la phrase correcte "ni calque ni copie" doit être accompagnée d’une autre, toute aussi éprouvée : "Le processus historique n’attend ni ne pardonne" . Ce qui signifie que les révolutions annoncent leur présence et ceux qui les laissent passer sont gravement sanctionnés.

- Source : Extrait de REVOLUTION BOLIVARIENNE Bulletin d’informations sur l’Amérique latine. N°3, août 2004
bolivarinfos@yahoo.fr.

Pour bien juger des révolutions et des révolutionnaires, il faut les observer de très près et les juger de très loin (Simon Bolivar).

REVOLUTION BOLIVARIENNE N°1 et N°2 en ligne dans les archives de LGS

[1Superimpérialisme (et son corollaire ultra-impérialisme) est une définition qui vient du théoricien marxiste allemand Karl Kautsky, dirigeant de la IIe Internationale social-démocrate. Il faisait allusion à une tendance à la superconcentration de l’impérialisme qui annulait la concurrence. Lénine s’opposa à cette thèse en 1915, dans son livre "Impérialisme, phase supérieure du capitalisme" . Napuri utilise le mot, mais non le concept, pour illustrer la différence de degré entre les EU et les autres impérialismes, depuis la chute de l’URSS.

[2"On est amplement documentés aujourd’hui sur la manière dont la CIA n’a lésiné sur aucun moyen pour atteindre ses objectifs de domination idéologique. Elle a acheté la conscience d’intellectuels connus en apparence irréprochables. Elle a suborné des leaders syndicaux pour qu’ils freinent les secteurs les plus radicaux du mouvement ouvrier. Des dizaines de revues culturelles et artisitiques ont été créées dans lesquelles, sous une perspective apparemment "neutre" et "libertaire" , on attaquait et on discréditait les intellectuels les plus engagés de leur temps. Et quand les moyens de la corruption s’avéraient insuffisants, on en venait à préparer les conditions du coup d’Etat et de l’assassinat de l’ennemi" (La CIA, su historia y su papel en el mundo hoy, de Manuel Medina Anaya et Cristo bal Garcia Vera, publié par Argenpress.info, 21/12/2003, du livre Algunas claves para entender el siglo XXI, Canarias, 2003).

[3NDT L’expression "domar al bicho" est utilisée contre Chavez et le chavisme par ses adversaires. Chavez a bien expliqué la chose dans son intervention remarquée du 26 janvier 2003 au Forum Social Mondial de Porto Alegre. Le "bicho" c’est l’insecte, la bestiole, la sale bête, mais aussi le sale type, la peste. C’est le langage quotidien de l’opposition "démocratique" contre la bête immonde qu’est pour elle le président Chavez et le processus qu’il incarne !

[4"Bonapartisme sui generis" est un concept approfondi par le révolutionnaire russe Léon Trotsky à la fin des années 30, dans des discussions avec les latino-américains. Ce qui a conduit à définir un type de régime surgi en Amérique latine et en Asie (plus tard en Afrique) à l’époque de l’impérialisme du XXe siècle. Il se limite à définir ce modèle de régime qui s’ordonne autour du rôle unipersonnel d’un leader, un président ou un chef d’Etat, qui est médiateur entre les classes internes et en même temps entre sa Nation et l’impérialisme. Trotsky distingue deux types de bonapartismes, le "réactionnaire" , quand il réprime les masses, et le "progressif" quand il s’appui sur elles pour résister à l’impérialisme et/ ou aux oligarchies internes. Il prend l’exemple du ré gime instauré par Louis Bonaparte en décembre 1848 en France, qui abrogea les institutions démocratiques de la bourgeoisie, vaincu le prolétariat dans les rues, interdit ses partis et ses dirigeants et concentra tout le pouvoir de l’Etat dans la figure présidentielle, jusqu’à se proclamer Louis Bonaparte, Napoléon III, nouvel empereur de France.

[5L’amendement Hickenlooper fait partie du vaste arsenal de lois de politique étrangère qui sanctionnent les pays supposés prendre des mesures hostiles aux intérêts économiques des EU ou de ses ressortissants. L’amendement Hickenlooper (qui sera aussi appliqué contre le Chili de Salvador Allende) interdit d’accorder une aide à tout pays qui a exproprié des biens d’un ressortissant étatsunien sans indemnisation et exige que les représentants des EU dans les institutions financières internationales s’opposent à l’octroi de tout concours financier à ce pays (une nouvelle version de cet amendement a été promulguée le 30/04/1994).

[6Allusion au débarquement surprise des forces alliées le 6 juin 1944 sur les plages françaises de Normandie.

[7Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine, APRA, fondée au début des années 20, fut le premier mouvement qui plaida pour l’unité latino-américaine contre l’impérialisme. Il promulgua un programme populiste en 5 points : unité d’action contre l’impérialisme yankee, unité de l’Amérique latine, industrialisation et réforme agraire, internationalisation du canal de Panama, solidarité mondiale avec tous les peuples et toutes les classes opprimés. Ensuite l’APRA dégénéra pour se convertir en un parti libéral, anticommuniste et agent de l’impérialisme (pris du livre "Sobre la Liberacion Nacional" de Leon Trotsky, Edition Pluma, Bogota, 1980).

[8La Commission Interne est un organisme de base du mouvement ouvrier argentin, surgi avec le développement du péronisme et la restructuration de la classe ouvrière des années 40. C’et l’organe syndical le plus à la base dans la structure bureaucratique disparate du syndicalisme de ce pays.

[9NDT En Bolivie, le régime nationaliste de gauche du général Juan José Torres a été renversé le 21 août 1971 par le colonel putschiste de droite Hugo Banzer, avec l’appui militaire ouvert du Brésil et bien entendu, en sous-mains, avec l’aide des EU et de ses services secrets. Réfugié en Argentine, le général Torres sera enlevé le 1er janvier 1976 et assassiné par des "Escadrons de la mort" du Plan Condor.

[10Aporrea/Venpres, Caracas, 04/06/2004.


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