Ce 12 avril 2022, j’ai regardé le Journal télévisé de 20 h de France 2 qui, entre autres sujets, traitait du programmes, en matière de retraites, des deux candidats (Emmanuel Macron et Marine Le Pen) au second tour de la présidentielle. Il y était question, notamment, du chiffrage de leurs propositions.
Commentaire du journaliste :
"Votre retraite au cœur de leur face-à-face. La durée du travail devenue le centre du débat. Reculer l’âge de départ à 64 ou 65 ans pour Emmanuel Macron, entre 60 et 62 ans pour Marine Le Pen. Deux visions à l’opposé, qui n’ont pas la même incidence sur les finances de l’État. Prenons d’abord la proposition d’Emmanuel Macron : la retraite à 64 ou 65 ans, cela ferait rentrer de l’argent dans les caisses, 9 milliards d’euros en 2027 selon lui. (ici un cartouche vert avec caractères blancs s’inscrit sur l’écran, portant : "+ 9 milliards/an"). Trop optimiste, pour un institut indépendant, qui chiffre l’économie à 7,7 milliards d’euros seulement (nouveau cartouche vert, en dessous du premier, portant : "7,7 milliards"). La raison de cette différence : le candidat espère qu’avec des salariés plus longtemps au travail, il y aura plus de croissance.
Ici apparaît l’intervenant de cet institut "indépendant" (en même temps que s’affiche son nom et celui de son institut – Victor Poirier, directeur des publications de l’institut Montaigne), qui dit : "Il y a un milliard trois d’écart, qui correspond surtout à un surplus d’activité, qui pourrait être entraîné par cette réforme. Plus de personnes qui seraient en emploi. Un taux d’emploi qui est de plus en plus élevé, notamment chez les seniors aujourd’hui. Ce n’est pas de la mauvaise foi dans le calcul, c’est plutôt un optimisme qu’on retrouve assez régulièrement dans les chiffrages des candidats à la présidentielle."
Retour du journaliste : "Passons maintenant à la proposition de Marine Le Pen. La retraite à partir de 62 ans et même de 60 ans, pour ceux qui ont commencé à travailler jeunes. Cela coûte de l’argent à l’État (ici un cartouche rouge avec caractères blancs s’inscrit sur l’écran, portant : " – 9,6 milliards €"), 9,6 milliards d’euros en une année, selon la candidate. Mais beaucoup plus, selon une étude : plus de 26 milliards (nouveau cartouche rouge avec caractères blancs portant : "26,5 milliards €) d’euros, soit presque trois fois plus.
Nouvelle intervention de Victor Poirier : "Quand on commencera avant 20 ans, d’après la réforme de Marine Le Pen, on finit à 60 ans quoi qu’il arrive, et ces personnes-là, elles sont finalement plus nombreuses, potentiellement, que ce que Marine Le Pen a estimé, et donc, à long terme, cette mesure va coûter beaucoup plus cher que ce qu’elle avait prévu."
Retour du journaliste : "L’entourage de Marine Le Pen maintient son chiffrage et avance une méthode de calcul différente, justement sur le nombre de personnes pouvant partir dès 60 ans à la retraite. [On voit, à la fin, filmés au ras du sol, les jambes d’un employé du métro ramasseur de papiers puis la main d’une personne âgée, appuyée sur sa canne, devant la vitrine d’un rayon de charcuterie].
Remarque liminaire. Il ne s’agit pas, bien entendu, dans les lignes qui vont suivre, de défendre le programme de Marine Le Pen mais de combattre celui d’Emmanuel Macron, relativement à un programme qui envisage un départ à la retraite plus tôt que le sien.
Remarque 1. Une erreur significative se glisse dans le propos du journaliste : il ne s’agit pas des finances de l’État ! Il s’agit des finances de la Sécurité sociale, qui émarge à un budget distinct de celui de l’État. L’erreur (pas tout à fait innocente...) vient de ce que ce budget est plus gros que celui de l’État (470 milliards contre 350 milliards), que, comme le budget de l’État, il est voté par le Parlement, et, enfin, qu’il est collecté par un organisme public, à l’instar des impôts. Mais la confusion révèle une lamentable réalité : le budget de la Sécurité Sociale était initialement géré par les syndicats, puis par les "partenaires sociaux" (entendre les syndicats et le patronat). Aujourd’hui, c’est l’État qui, par le vote au Parlement, en a pris de facto le contrôle.
Remarque 2. Que signifie cette remarque farfelue : "ferait rentrer de l’argent dans les caisses" ? La Sécurité Sociale n’est pas une cagnotte, un amas de lingots d’or dans les coffres de la Banque de France, destiné à pourvoir à des dépenses exceptionnelles. La "Sécu" est destinée à couvrir des dépenses sociales (retraite, maladie, prestations familiales...) des assujettis - Français et étrangers - qui cotisent à cet effet. Les recettes issues des cotisations doivent couvrir les dépenses. En ce qui concerne les retraites, par exemple, si on verse des pensions de misère à partir de 70 ans, les cotisations seront peu élevées. Si, en revanche, on verse des pensions décentes à partir de 60 ans, les cotisations seront plus élevées.
Remarque 3. L’État a d’autant moins à voir dans les retraites que celles-ci ne sont que la continuation, l’élargissement, l’institutionnalisation, au niveau national, des mutuelles ouvrières, qui cherchaient à assurer leurs adhérents une petite protection en matière sociale. Au lieu d’avoir des retraites segmentées par corps de métier ou par zones géographiques (comme aux États-Unis), ce qui entraîne d’énormes disparités, de criantes injustices et beaucoup de gaspillage, on répartit les risques et les cotisations sur l’ensemble de la population et on bénéficie des économies d’échelle.
Remarque 3. Les deux remarques ("fait rentrer de l’argent dans les caisses" et "coûte de l’argent") révèlent une pensée cachée, une pensée implicite du journaliste. A savoir que les retraites ne doivent pas dépasser un certain montant ou un certain pourcentage du PIB (comme le prévoyait la réforme par points, envisagée par Macron au début de son quinquennat). Mais ce n’est pas à l’État que coûte un avancement de l’âge de départ à la retraite, c’est aux patrons ! En effet, les recettes des pensions de retraite ne sont pas prélevées par l’impôt mais assises sur les salaires, dont elles représentent le complément, et ces recettes s’appellent cotisations (et non "charges", comme les appellent, avec une intention maligne, la droite, les riches et le patronat). Les cotisations retraites - et, plus largement, les cotisations sociales - sont donc, de fait,un salaire différé. En conséquence, lorsque la droite et le patronat réclament une "baisse des charges", ils ne font rien d’autre que de réclamer une baisse des salaires !
Remarque 4. L’expression "institut indépendant", pour désigner l’institut Montaigne, révèle aussi une pensée implicite : dans l’esprit du journaliste, "indépendant" ne peut vouloir dire que "indépendant... de l’État" ! L’État, dans l’esprit de la droite et du patronat, ne peut être qu’une entité intrusive, inquisitoriale, totalitaire : l’État, dans cette conception, est toujours personnifié par un individu coiffé de la boudionovka (casquette pointue à oreillettes des bolchéviques de 1917-1922) à l’étoile rouge. Mais l’institut Montaigne n’est pas n’importe quoi : il a été fondé par Claude Bébéar, le patron d’Axa, et son comité directeur ne comprend que des hommes d’affaires et des PDG. L’institut Montaigne est donc un organisme patronal, qui diffuse une idéologie néo-libérale : il est peut-être indépendant de l’État (et encore : tant que celui-ci ne défend pas des positions ultralibérales...) mais il n’est indépendant ni des banques, ni des fonds de pension, ni des spéculateurs, ni de la Bourse, ni des riches, ni des agences de notation... Cette présentation biaisée se retrouve aussi lorsque est invité un "expert"de l’institut Rexecode...
Remarque 5. Le report indéfini de l’âge de départ à la retraite (60, 61 62... 65, voire 67 ans), est d’autant plus absurde que 44 % des 55-64 ans sont déjà sans emploi ! Et ce du fait que, lorsque des salariés deviennent quinquagénaires, on les licencie sous prétexte qu’ils ne sont plus assez productifs, plus assez "mobiles", qu’ils ne savent plus maîtriser les derniers outils informatiques, etc. Et lorsqu’un salarié âgé (et non un "senior" selon ce déplorable anglicisme), postule à un emploi, la première chose que regarde le recruteur sur son C.V., ce ne sont pas ses compétences, c’est sa date de naissance. Après quoi, le plus souvent, sa demande part au panier. Il est donc singulièrement pervers, dans le même temps, de retarder l’âge de départ à la retraite et de licencier les salariés quinquagénaires... ou de refuser de les réembaucher. Cela, mathématiquement, ne peut aboutir qu’à une baisse des pensions...
Remarque 6. Les partis de droite, le MEDEF, Emmanuel Macron ne cessent d’entonner la même ritournelle : puisqu’on vit plus vieux, il faut donc travailler plus longtemps. Kolossal sophisme ! En effet, c’est parce que, depuis la Libération, on travaille moins longtemps (par jour, par semaine, par mois, par an, pendant toute sa vie...) qu’on vit plus vieux. Car, ce que se garde bien de dire Macron, c’est que ce qui compte n’est pas la durée de vie, mais la durée de vie en bonne santé. Or celle-ci est de 64 ans pour une femme et de 63 ans pour un homme. Passé cet âge, on commence à avoir des maladies chroniques (qui touchent davantage les vieux) : diabète, hypertension, cancer, Alzheimer, Parkinson, plus diminution des facultés de l’ouïe, de la vue, des réflexes, de la mémoire, et temps plus long mis à recouvrer ses forces. Comment peut-on jouir pleinement d’une retraite lorsque l’on souffre ou lorsque ses facultés sont diminuées ? Et la prolongation du temps d’activité tend à aggraver les maux.
Remarque 7. La couleur rouge ou la couleur verte, qui reprennent visuellement les propositions des candidats, ne sont pas des couleurs neutres : le rouge signifie danger, il signifie interdiction (au feu rouge on s’arrête). Le vert signifie l’espoir, la nature, l’autorisation (au feu vert, la voiture qui s’était arrêtée repart). On aurait pu choisir les significations inverses : au vert, on est autorisé à partir plus jeune, au vert, on a la chance de profiter de sa retraite cinq ans de plus, etc. En l’occurrence, de façon subreptice, les journalistes de France 2, sur ce point précis, ont pris le parti de Macron.
Remarque 8. Emmanuel Macron, qui a bien conscience qu’il lui faudra trouver des électeurs parmi les partisans de Jean-Luc Mélenchon, fait semblant de leur accorder des concessions sur un des points auxquels cet électorat est le plus sensible, l’âge de départ à la retraite. Mais il le fait de la même façon que lorsqu’il consent à des augmentations de salaires, c’est-à-dire, comme les dames patronnesses, qui faisaient cadeau d’un pantalon élimé ou d’un service à café dépareillé aux pauvres méritants. Macron ne propose jamais d’augmentation de salaire (parce que ces augmentations de salaire, il faut les suivre dans la durée et les répercuter sur toute l’échelle salariale), il propose des primes, qui ne sont, en fait que la même chose que les aumônes des paroissiennes qui, à la sortie de l’office, se fendent d’un euro au clochard assis à l’entrée de l’église du Sacré-Coeur. Macron propose 64 ans au lieu de 65 ! Un an de moins : votre Seigneurie est trop bonne...