Ou : Récits de visites à des blessés (de « l’armée des barbouzes » [1] ?)
Chers amis, je reprends mon récit de voyage avec deux étapes que j’évoquerai en réaction à la lecture d’articles parus récemment dans quelques uns de nos media dits indépendants (Monde Diplomatique, Libération, La Vie, Le Monde) et dépêches de l’AFP (tout à fait indépendante elle aussi).
Il s’agit maintenant pour nos journalistes -anonymes ou pas- de donner davantage de détails sur l’« au-delà de la barbarie » : « Les enfants sont-ils l’une des cibles privilégiées des forces de Bachar al-Assad, en particulier des terrifiants snipers qui mitraillent systématiquement les manifestations ? A l’évidence » [2].
Mon récit ne se fonde pas, comme les articles de J-P Perrin (Libération et autres), sur des « évidences », et ne prétend pas donner une image exhaustive et « neutre » de la réalité actuelle en Syrie ; il s’agit pour moi de restituer le plus fidèlement possible les méandres de ce séjour, par une description détaillée et circonstanciée, sincère jusque dans ses confusions et erreurs dans mes prises de notes. Ce que j’ai vu et entendu, chez ceux qui nous ont reçus avec confiance et courage, en nous demandant de relayer leur témoignage. Je n’ai pas toujours noté les noms des interlocuteurs mais ils les ont donnés et ont accepté d’être filmés à visage découvert.
Mercredi 16 novembre, à Baniyas
Nous arrivons en début d’après-midi dans une maison de la banlieue de Baniyas, surplombant la ville (et la mer) ; l’accès à la maison est bordé d’agrumes chargés de fruits et de diverses herbes et plantes indiquant une famille qui cultive avec soin tout son espace environnant.
Nous avons été guidés depuis la sortie de l’autoroute par un religieux (Frère André) qui nous attendait.
Nous entrons dans une pièce où se trouvent quelques tapis traditionnels et des chaises ; certains d’entre nous se déchaussent bien qu’un homme assis par terre dans le coin opposé à l’entrée, nous invite à rester chaussés pour ne pas nous déranger. Cet homme n’a pas de jambes, son pantalon de survêtement est rabattu sous lui. Je me demande dès ce moment-là quelle est l’origine de son infirmité ; en Syrie, étant donné le développement des services de santé, si c’était de naissance ou pour une cause accidentelle mais non récente, il serait appareillé ; dès lors et jusqu’au moment où il prendra la parole, la question du lien éventuel entre son invalidité et les événements dont nous sommes venus parler va me tarauder : jusqu’à la révélation banale du drame dont il a été un des protagonistes.
On attend que les gens qui veulent nous parler viennent ici parce que « ceux qui ont déjà témoigné chez eux devant des journalistes arabes ont été tués le lendemain » nous dit-on.
Le religieux (catholique) qui est venu nous chercher les encourage à parler en toute sincérité et confiance et dit que nous avons l’autorisation du ministère. Il demande que chacun dise vraiment ce qui lui est arrivé en parlant en tant qu’être humain, vivant ici dans cette terre, indépendamment de tout parti. Il reste ensuite près de la porte et intervient peu, comme interprète.
Je m’assois à côté de l’hôte invalide ; étant donnée sa grande discrétion, c’est quasiment à la fin de la séance que je comprends que c’est bien chez lui que nous sommes reçus. Une femme (en pantalons et tête nue, pas de foulard) nous accueille avec du café, du thé, des oranges (du jardin) et plus tard nous sert des sandwichs. Une dame plus âgée (en vêtements traditionnels, foulard) fait le relais dans le couloir allant à la cuisine ; je comprends ensuite que ce sont l’épouse et la mère de notre hôte. Son père va s’occuper tout au long de l’après-midi de l’alimentation électrique pour la caméra qui enregistre (le courant électrique saute plusieurs fois dans l’après-midi et des voisins sont venus installer une sorte de groupe électrogène).
Nous sommes chez Jihad Mohamad, sergent, 27 années de carrière, amputé des deux jambes après l’embuscade du 10 avril 2011, à la sortie de la ville de Baniyas.
Le déroulement de la rencontre, qui a duré environ quatre heures, va être chaotique pendant plus d’une heure ; plusieurs hommes viennent témoigner, l’un après l’autre, introduits par des personnages que je supposerai, au fil de la rencontre, être membres du parti Baas, restant près de la porte et surveillant la route d’accès. A la fin de leur témoignage ils partent très rapidement.
Nous n’avons finalement pas d’autre interprète (le religieux s’est mis en retrait, et, près de la porte, il n’assure pas vraiment la traduction) que Samira, qui va être tiraillée entre son travail (filmer et enregistrer) et nos demandes pressantes de traduction des interventions et de nos questions. Sa traduction, pour le premier témoin, va être d’autant plus difficile que le soldat qui est venu raconter cette embuscade parle -nous dit-elle ensuite et c’est confirmé par le Frère André- une sorte de dialecte difficile pour elle à décoder. Le récit initial de la séance s’avère ainsi assez confus, et semble susciter des mouvements de perplexité chez d’autres personnes présentes ; cela nous induit en erreur à plusieurs reprises. Au point qu’au bout de la première heure, Thierry Meyssan et moi posons plusieurs questions très directes, factuelles et parfois abruptes, pour essayer de remettre de l’ordre dans ce récit qui demeure jusque là parfois difficile à comprendre.
Avant de faire une pause dans ces interventions, TM (plus attentif que moi, de là où il est placé, aux mouvements des autres personnes), me fait passer un mot : « depuis le début, il y a deux versions un peu différentes. Cela dépend de la présence dans la pièce ou non du Baas. Les quatre qui sont assis maintenant [sur les tapis à côté de moi et entourant notre hôte] sont du PSNS » [3].
Il m’avait semblé évident, au cours de cette première heure, que la personne invalide restait un peu de côté dans l’ordonnancement des prises de parole : contingences extérieures, politesse de l’hôte ou autre chose ?
Nous intervenons avec plus d’insistance pour qu’on lui donne la parole et c’est à partir de là surtout que le récit de l’embuscade devient clair pour tout le monde : sa qualité de gradé, non moins sans doute que les lourdes séquelles chez lui de cette attaque, et une autre culture politique peut-être, vont faire la différence dans la logique de l’énonciation du récit.
Nous apprendrons (par eux-mêmes, je crois) ensuite que ce sergent, ses deux cousins et un quatrième homme - tous trois venus le secourir sur place - restés pendant tout le début de la séance un peu à l’écart, sont en effet membres ou sympathisants du PSNS, parti très radical et qui a été durement réprimé par le régime de Hafez al-Assad et le parti Baas.
Je rapporte ceci pour plusieurs raisons, et en toute connaissance de cause quant aux conséquences pour nos interlocuteurs : montrer d’abord que pour accéder à une vérité ne serait-ce que factuelle, il faut non pas des « images volées » (à moto…) et des pseudos entretiens faits dans des circonstances jamais clairement exposées et assumées par les intervieweurs, mais plusieurs heures de dialogue (fût-il le plus sincère possible) contradictoire et questions précises avant d’arriver à reconstituer un événement d’autant plus complexe qu’il a été lourd de conséquences dramatiques ; conséquences irrémédiables pour certains et mais peut-être non encore conclues, hélas. En effet, ces gens qui ont témoigné de l’agression dont ils ont été victimes, savent bien mieux que nous qu’ils continuent, et notamment par leur témoignage, à risquer des représailles de la part des groupes armés. Nous sommes sortis épuisés de cette confrontation et impressionnés par la détermination et la lucidité que révélaient les récits patients de ces hommes : attachés à témoigner le plus précisément possible de ce qu’ils avaient vécu, pour défendre leurs vies et leur pays. Hommes debout, avec et malgré les séquelles de l’agression.
Je voudrais montrer aussi, dans le récit de cette séance éprouvante pour tous, à quel point la situation de la résistance du peuple syrien est plus complexe et multiple que nos media ignorants et aux ordres ne nous la présentent ici. Nous avons assisté dans cette séance aux effets difficiles et complexes de la réalité de cette non-hégémonie, justement, du parti Baas, quoi qu’en disent ici de pseudo connaisseurs de la situation : il y a - aussi - des positions politiques qui s’affrontent (jusque dans cette rencontre pourtant acceptée par l’ensemble des interlocuteurs) à l’intérieur même de la lutte contre l’ingérence étrangère en oeuvre, voire à l’intérieur même du soutien au gouvernement chez des militants (et combattants) n’adhérant pas aux thèses du parti Baas. Et n’appartenant pas non plus, car ils sont d’un courant plus radical, à l’opposition intérieure dite - rapidement et schématiquement - « démocratique ».
Enfin, et en prenant l’initiative de mentionner ici non seulement la confusion initiale de cette rencontre mais jusqu’à ce billet qu’un des organisateurs me fait passer au milieu de la séance, j’espère que vous comprendrez, chers amis, à quel point les rendez-vous programmés et assurés cahin-caha par les initiateurs de ce voyage, étaient tout sauf cousus exclusivement du fil blanc du parti au pouvoir ou des hiérarchies des Eglises d’Orient : au risque même de se méprendre et/ou de passer à côté d’une réalité politique, au sens propre du terme, décidément complexe et multiple. Et, de ce fait justement, pour ce que j’en ai perçu, porteuse d’un véritable espoir pour le destin du peuple syrien.
Voici le récit que j’ai pu reconstituer ; je le livre en espérant que d’autres membres du groupe le contrôleront après-coup et y apporteront toutes corrections éventuelles nécessaires. Le lecteur soucieux de la vérité pourra le comparer avec le récit fait par le journal Le Monde dans son édition du 12 avril 2011 (fourni en pièce jointe).
L’embuscade nous a d’abord été présentée comme n’impliquant que quelques soldats et 6 « voitures » (qui s’avèreront ensuite être des « véhicules », camions transportant chacun bien plus que quelques hommes), l’heure de l’attaque et les difficultés à être secourus restant incertains pour les auditeurs. Je vais rapporter le récit de cet événement tel qu’il est apparu dans son énonciation, provenant des divers interlocuteurs : énonciation telle que transmise par l’interprète, à la 3ème personne généralement, sauf exceptions dans des moments plus directs du fait de leur côté tragique. Je recopie ici mes notes in extenso, avec leur côté chaotique, sans respecter la chronologie des faits mais seulement celle du récit avec ses redites. A charge pour le lecteur de reconstituer l’ensemble, des faits et de la séance.
1er interlocuteur.
Ils allaient à Tartous, avant le pont ils ont eu un problème on leur a tiré dessus, des soldats dans les voitures qui les précédaient ont été les premiers à être sous les tirs. On leur tirait dessus de tous les côtés ; ils voulaient faire marche arrière mais n’ont pas pu ; ils sont descendus de leur voiture et ont commencé à être touchés par toutes sortes de balles ; lui au-dessus de la hanche, sortie de l’autre côté [il nous montre la blessure]. Lui il était derrière un véhicule de l’armée mais il a été attaqué pareil.
La nuit ils [groupes armés] coupaient les routes [4], ils mettaient le feu aux voitures ; il y a eu 9 morts, martyrs.
Les terroristes ont filmé aussi tout ce qui se passait et ont envoyé les vidéos [aux gens de la ville] ; il y avait environ 2-300 terroristes [sur les vidéos], eux ne les ont pas tous vus de là où ils étaient.
10 jours après environ, la police a arrêté certains terroristes qui ont reconnu leurs crimes et la police a retrouvé les vidéos qu’ils avaient faites [et envoyées]. Ils ont été pris avec les preuves.
2 véhicules de l’armée étaient devant lui, et 4 derrière [en fait, des camions transportant les soldats].
Ils sont restés blessés pendant 4h30. Quand quelqu’un venait pour essayer de les secourir ils leur tiraient dessus. Celui qui est mort c’est quelqu’un qui est venu pour essayer de l’aider et ils lui ont tiré dessus. Quand ils sont venus voir s’il était mort, il a fait le mort. Et ils sont partis sans lui tirer dessus à nouveau.
Quand ils ont cru que les 2 étaient morts ils sont allés aux voitures (camions) de l’armée et ont pris tout ce qu’ils pouvaient puis ils sont revenus vers lui. Il y en a un qui a dit celui là a l’air encore vivant il faut le tuer mais l’autre a dit c’est pas la peine de le tuer il n’arrivera pas à s’en sortir le temps qu’on vienne le secourir il sera mort.
Les ambulances étaient très proches et essayaient de venir récupérer les blessés mais ils étaient prêts à tirer sur les ambulanciers.
Un seul soldat était encore vivant et ils l’ont emmené.
Les soldats n’ont pas riposté parce qu’ils n’avaient pas reçu l’ordre de riposter, il leur était interdit de riposter ; ils allaient prendre leur garde.
Apparemment ils (la police) ont relâché ensuite deux terroristes qui sont rentrés chez eux.
[Liste des victimes remise à TM].
Ce qui le choque c’est que ce soit un voisin qui puisse tirer sur un autre voisin alors que jusque là ils vivaient en totale harmonie (etc.).
Parmi les gens arrêtés il y avait des repris de justice, des gens fragiles, connus parce qu’ils avaient des précédents.
Il dit que l’attaque a été lancée au moment de l’appel à la prière [confus].
2ème interlocuteur.
Sa maison est à 3Kms de la fusillade, des gens sont venus leur dire qu’il y avait des soldats attaqués et il a pris sa moto et il y est allé. C’était vers 15h30. L’appel à la tuerie a eu lieu entre 15 et 20h.
Un ministre [ancien ministre des affaires étrangères, A. Khaddam, natif de Baniyas] a incité cet appel au Jihad et a ensuite pris la fuite et s’est réfugié à Paris, il est passé à la télé (ici). Ils ont fait tout ça poussés par Hariri, Bandar [5].
Ceux qui ont fait cet attentat prenaient des drogues.
[Billet de TM : dans cette pièce il y a des gens du Baas et du PSNS]
Dans les terroristes il y a aussi des déserteurs.
Le peuple syrien n’est pas armé comme les Libanais et tout d’un coup les gens ont eu des armes ?
[Reprise après questions de notre part :]
Maison à 3Kms de l’attentat. Il a pris sa moto et a rencontré sur la route un soldat blessé qu’il a mis dans un taxi qui était arrivé et il a continué, rencontré un autre soldat blessé qu’il a transporté lui-même sur sa moto à l’hôpital. Il faut un quart d’heure, ça n’est pas loin.
Puis retourné au pont et a demandé (par SMS) pourquoi on n’envoyait pas d’ambulance pour secourir les blessés ; il a reçu un SMS d’un ami qui était à 50m du pont. Arrivé à 700m du pont environ il a rampé jusqu’à l’endroit où étaient les soldats (qui avaient pu s’enfuir) et là son ami l’a appelé et dit de ne pas y aller.
Ils tiraient sur les ambulanciers qui approchaient. En 10’ il y a eu 4 ambulances qui sont arrivées ; deux ont failli tomber dans le fossé et ils ont fait demi tour ; une 5ème est arrivée et le chauffeur lui a dit tu vas te faire tuer.
Quand il est arrivé (en rampant) sous le pont il a vu deux soldats, un mort et l’autre blessé qui lui a dit ne me laisse pas je lui ai dit jamais je te laisserai il a pris le corps de celui qui était vivant pour l’amener dans l’ambulance et là ils lui ont tiré dessus, blessé à la cuisse, mais il a quand même pu porter le soldat vers l’ambulance.
Quand ils lui ont retiré les balles ils ont vu que c’était des balles fabriquées en Chine ; il est resté à l’hôpital une 20aine de jours.
TM : beaucoup de courage, quelles étaient ses motivations ?
C’est Allah qui lui a donné la force d’aller secourir les soldats sans se préoccuper s’ils étaient alaouites sunnites chrétiens (etc.) c’est notre désir de sauver notre pays. Pendant qu’ils étaient là -bas il entendait l’imam appeler au jihad.
La police a peur et n’est pas venue ; il y a eu un ordre du gouvernement de Baniyas qui interdisait de riposter.
[Je continue à poser la question pourquoi la police n’était-elle pas là et seulement des ambulances mais il ne répondent pas ; on saura ensuite qu’il y avait peu de forces de l’ordre dans la ville, qu’elles étaient déployées dans d’autres villes].
Dans l’appel au jihad l’imam a aussi dit de tirer sur toute personne portant un uniforme et les renforts militaires n’ont commencé à arriver qu’au bout de 24 heures, et c’est pour ça que ce sont des civils qui y sont allés (au pont pour secourir les blessés).
TM : que pensent-ils qu’il faut faire, eux, qui se sont portés volontaires pour aller secourir les blessés ?
Le peuple syrien est un peuple uni, mais quand les personnes arrêtées seront relâchées elles referont la même chose. Ceux qui ont commis des crimes doivent être jugés, et ça n’est pas une question qui concerne le gouverneur de Homs.
3ème interlocuteur (le sergent).
Un vendredi, bien avant l’attentat, il était à côté de la mosquée, ils étaient sortis de la mosquée en demandant plus de liberté ; le dimanche d’après ils ont brûlé des voitures ; ils ont cassé des magasins […] d’après le jour de la semaine ils savent s’ils étaient musulmans ou chrétiens [ils parlent là du 1er martyr qui est tombé, un dimanche très tôt ; bombes artisanales].
[Quand ceux qui ont témoigné ont fini, ils partent très rapidement et disparaissent avec ceux qui les ont amenés ; on nous dit qu’ils doivent retourner à leur travail ; on sent une tension dans toute la séquence].
« Des soldats devaient aller déblayer la route, c’était le 10 avril à 15h30 (un dimanche) ; le convoi était formé de 105 soldats. Quand on est arrivé sous le pont, il n’y avait que quelques personnes visibles au-dessus du pont et à ce moment-là on a entendu l’appel au Jihad. (Venant d’une des mosquées de la ville). On a vu ensuite sur la vidéo (que les assaillants ont postée sur Internet, je crois) qu’il y avait au moins 200 personnes chez les assaillants, sur le pont. Nous allions là -bas pour déblayer la route ; quand les tirs ont commencé, nous avons vu qu’il y avait beaucoup plus de monde et qu’une partie de ceux qui regardaient, sur le pont, était des adolescents ; j’ai [sergent Mohamad] donné l’ordre de ne pas tirer pour épargner ces jeunes ». Ses hommes ont été la cible d’une première bombe « artisanale » qui en a tué plusieurs, à la 2ème il s’est jeté dessus pour que ça n’explose pas sur ses hommes ; il y a eu 9 morts en tout dont certains ont agonisé pendant plusieurs heures, les secours ne pouvant pas approcher.
51 victimes en tout (tués et blessés). Ne pouvant pas riposter, et voyant que certains de leurs camarades étaient gravement blessés (ou tués dans l’explosion de la première bombe), sans pouvoir les secourir, une partie des soldats a pris la fuite sous le feu des groupes armés.
Q : Combien de temps est-il resté sur place avant d’être secouru ?
4 heures sur place ; ses jambes étaient en bouillie, il perdait son sang, il a perdu connaissance ensuite.
Ce sont ses cousins [maintenant assis à côté de lui pour l’interview] qui l’ont secouru ; ce sont des « civils, pas habitués à ces situations ». Ils avaient entendu des tirs vers 15h30. « Son cousin [le sergent] l’avait appelé sur son portable, lui avait dit qu’il était blessé, qu’il était gravement blessé, entre la vie et la mort et qu’il fallait le secourir ».
« Nous nous sommes approchés des lieux des tirs. Nous n’avions pas du tout d’armes, même pas des couteaux. Les balles nous passaient à côté, obligés de s’allonger ».
Ils ont dû reculer, ont demandé une ambulance qui est venue vers eux. Mais « les assaillants continuaient à tirer, même sur les ambulances, c’était très difficile. 5 ou 6 fois l’ambulance a essayé d’y aller mais reculait et voyait les soldats qui essayaient de s’enfuir. Les soldats blessés venaient aussi vers eux. On utilisait les motos [pas mal de gens ont des vieilles motos plutôt que des voitures, apparemment] aussi pour aller à l’hôpital (qui n’est pas loin) ».
Ils ont passé environ (? heure) à aller et venir, vers l’hôpital qui est à environ 2Kms.
Ensuite le soleil s’est couché, et ils étaient moins visibles et ont pu se déplacer plus rapidement jusqu’au lieu de la fusillade, et en rampant, tirer jusqu’à l’ambulance leur cousin blessé qui avait perdu connaissance.
Il y avait une (seule ?) voiture qui bloquait la route et ils ont pu la déblayer et passer avec les camions ; toutes les routes qui allaient à Baniyas étaient bloquées.
Ils (les soldats du convoi) étaient armés, mais personne n’a tiré, de leur côté (ordre donné à toutes les unités). « Même pas de gilet pare-balles ni de casque, on allait déblayer la route. C’est pour ça que ceux qui n’étaient pas blessés se sont enfuis ».
Il y avait déjà eu des attaques qui avaient entraîné les consignes de ne pas tirer, des manifestations, avant cela, qui avaient entraîné l’ordre de ne pas tirer.
On [les assaillants] leur a « pris 22 fusils dans cette attaque ; les assaillants sont descendus achever des blessés et piller les armes (et autres équipements) » ; le sergent a fait le mort.
« Depuis la fondation de l’armée syrienne, en 1970, un seul mot d’ordre : défendre le peuple syrien ».
En réponse à nos questions le Sergent Mohamad nous dit qu’il se sentait responsable de ses hommes ; qu’il fait ce métier depuis 27 ans. Qu’il est toujours dans l’armée -il nous montre sa carte de militaire- que son salaire est maintenu intégralement par l’armée. Le 28 novembre il doit aller à Damas pour une visite médicale ; il sera sans doute soigné ensuite à l’étranger, pour être appareillé et rééduqué (embargo et sanctions minent le système de santé jusque là très développé en Syrie).
Il a quatre enfants : nous voyons deux adolescentes (en pantalons et sans foulard) arriver discrètement du lycée en milieu d’après-midi, et un garçon plus jeune ; le dernier est tout petit.
Questions sur les armes.
Apparemment les armements sont livrés par la mer.
Selon un des hommes qui s’est assis à côté du sergent, à la fin de leur intervention, toute cette histoire (d’armes) existe depuis une dizaine d’années. Ils l’ont appris par ceux qui ont été arrêtés parce que reconnus sur les vidéos à la télé. Ceux qui n’étaient pas armés (cf. vidéo) ont été relâchés et amnistiés.
Ils désignent A. Khaddam [6] comme responsable et commanditaire. « Il est de Baniyas. C’est le fils de Khaddam qui est à l’origine de pas mal de problèmes. [ils parlent de « nucléaire », je n’ai pas compris…] Il aurait transporté des armes à Palmyre. Après la mort de Assad père, Khaddam a essayé de prendre le pouvoir, soutenu par les états du Golfe. Mais le peuple syrien ne voulait pas de lui et est descendu dans la rue pour demander que ce soit Bachar (qui prenne la succession de Hafez).
Ca a entraîné une crise entre Bachar el-Assad et Khaddam qui est parti à l’étranger (Paris, hébergé depuis 2005 dans un hôtel particulier appartenant à la famille Hariri) pour mettre en place des groupes terroristes. Après cela il n’est plus jamais revenu car sinon il serait jugé, ici.
Question : Quand les partenaires de Khaddam réclament plus de liberté, ça veut dire quoi pour vous ? Comme en Arabie saoudite (rires) ?
« Quand ils sont sortis le fameux vendredi (8 avril, voir le récit que Le Monde fait de cette « insurrection » à la sortie des mosquées) pour casser, les autres Syriens sont aussi sortis dans la rue parce qu’ils sentaient comme un appel à la guerre civile ». Donc il (homme à droite de Jihad M.) est « monté en vitesse et est allé à Baniyas voir ce qui se passait ; il a trouvé l’armée postée partout et interdisant à tout civil d’entrer dans Baniyas, pour éviter des troubles ».
T. Meyssan : Monsieur Khaddam a donné une conférence de presse à Paris [7]...
- « il a fait une interview avec un journaliste israélien où il disait qu’il voulait revenir en Syrie sur un tank de l’armée américaine (étasunienne).
Khaddam est sunnite [eux aussi, rires sur le prénom du sergent : Jihad].
[Autre interlocuteur :] On a vécu ici 28 ans (son âge) en toute sécurité et tout d’un coup c’est [le bordel] et ce qui l’a le plus choqué c’est qu’on attaque l’armée [lui est civil].
« Tout ce qui se passe répond aux intentions de Khaddam, Hariri et des pays du Golfe, Usa et lobby sioniste qui veulent tout le Moyen-Orient » [8].
Question : la population a-t-elle la même conscience et analyse politique de ce qui se passe ?
- « Le peuple syrien est conscient en général et souvent ce sont des opposants de l’extérieur qui viennent semer le trouble et la discorde ici. Tout le peuple syrien est conscient. Tout ce qui les [ceux qui participent aux troubles] intéresse c’est l’argent, ça n’est pas du tout la situation politique ».
Question : comme Hariri au Liban ?
Il (notre interlocuteur) est « convaincu que si on fermait les robinets (des financements) tout s’arrêterait. Car ceux qui commettent ces actes (d’agression contre les civils et l’armée) ont des précédents judiciaires. Quand le gouvernement a fermé les portes des financements extérieurs, toutes les manifs ont diminué ».
Question : y a-t-il une bourgeoisie locale prête à s’intéresser à ces financements ?
- « Oui et ils sont connus -ici- par le gouvernement et ne veulent pas d’accord avec lui et sont soutenus eux aussi depuis l’étranger ».
Question : A-t-on fait quelque chose par rapport à la mosquée (d’où est parti l’appel au Jihad le jour de l’embuscade du 10 avril), par rapport à l’Imam qui a lancé cet appel ?
- Il n’y a aucun problème entre les différentes confessions. Le nouvel imam de la mosquée est même venu ici aussi [chez le sergent] pour le visiter.
Question : quelqu’un participait-il à ce complot en tant que responsable de la mosquée ou est-ce une coïncidence ?
- l’Imam a été changé [Je ne sais pas quel est le mécanisme de nomination des imams dans les mosquées en Syrie] ».
Un jeune homme demande la parole, à côté du sergent. « Il est civil, mais il a fait l’armée et son frère aussi et il dit que cette armée protège sa famille et tout le peuple. Il est allé, lui aussi, sur les lieux de l’embuscade, pour transporter les blessés ; au début il aidait les soldats qui essayaient de s’enfuir, sous le pont, puis il s’est occupé des blessés ; lui aussi a été blessé (légèrement). Il a été protégé par Allah et Allah protège la Syrie.
Les soldats se sont enfuis car bien qu’armés -et leurs armes chargées- ils avaient ordre de ne pas tirer ; ils ne pouvaient donc que s’enfuir pour sauver leur vie » [rien à voir avec les « déserteurs » de l’ « Armée libre syrienne » dont parlent les media occidentaux [9]].
Nous levons la séance car la nuit tombe et on nous recommande de rentrer le plus tôt possible ; devant la maison, au milieu des agrumes, quelques mots pour remercier et saluer la famille de J. Mohamad ; sa femme a gardé un air inquiet et grave pendant toute l’après-midi, et ne sourit qu’à ce moment-là . Nous pouvons échanger quelques mots grâce à l’aînée qui commence à apprendre le français. La tension de toute cette séance retombe avec ces échanges affectueux, nous sommes tous émus par les attentions de leur hospitalité (le maître de maison, invalide, me voyant mal installée m’avait fait passer un coussin pour m’appuyer contre le mur) et par leur courage.
Avant de quitter Baniyas quelqu’un veut qu’on aille voir la mosquée d’où est parti l’appel au jihad. Une mosquée, banale, rien à voir. On quitte la ville à la nuit tombée. Le prêtre nous laisse à l’entrée de la grand route ; avant de nous saluer il a dit au chauffeur et à TM : si vous voyez un barrage ne vous arrêtez pas, foncez, foncez. Atmosphère un peu tendue dans le minicar…
Beaucoup plus loin, nous voyons le religieux nous doubler sur l’autoroute et nous faire signe de nous arrêter : il dit au chauffeur d’éviter Homs et de reculer pour prendre une autre route. Marche arrière à vive allure sur la bande d’arrêt d’urgence pendant un temps qui me semble vraiment, très, très long… Beaucoup de laisser-aller, dans cette dictature.
Nous longeons la côte (Tartous) en scrutant le large, c’est beau ; on parle de l’Amiral Kuznetsov [10] qui devrait être arrivé à Tartous. Eh bien oui ; ça s’appelle force de dissuasion et pour moi c’est un grand soulagement après cette séance éprouvante. Et maintenant encore : je l’écris.
Quand on arrive au monastère (environ 100 Kms plus loin) la soupe de légumes nous attend au réfectoire. Le bonheur.
Bilan de la journée après le repas, dans ce même réfectoire où il fait chaud (température plus monacale dans les chambres). Nos compagnons journalistes belges sont retournés à Homs avec Mère Agnès-Mariam et Soeur Carmel, ils voulaient aller à la morgue, ils y sont allés. Ils sont aussi allés dans la famille d’un carreleur de trente ans, jeune père de famille, sa femme enceinte, enlevé alors qu’il rentrait du boulot, corps rendu dépecé à sa famille.
Eprouvés aussi, nos collègues journalistes. F. en entendant le récit de notre visite me dit ça a dû être intéressant ; oui. Bien plus. Les visages graves et attentifs de nos interlocuteurs, et de cette famille, sont là . Aujourd’hui encore, pour moi.
Avec mon amie syrienne, ici, j’ai essayé de les joindre par téléphone aujourd’hui : personne n’a répondu. A bientôt, j’espère, amis de Baniyas.
Jeudi 17 novembre 2011, Hôpital militaire de Damas
Nous allons à l’Hôpital militaire de Damas, rencontrer des soldats qui ont été blessés dans des affrontements ou dans des embuscades de groupes armés non identifiés ; jamais dans des manifestations. Je rapporte ici quelques récits recueillis dans les chambres des blessés.
En arrivant à l’Hôpital militaire de Damas, depuis le minicar ; en principe photos interdites. Pas plus de barrage que ce qu’on voit, à l’entrée.
1er blessé.
Chargé de la sécurité autour de Damas, groupes armés surgis à 6-7h du matin, à côté de sacs de sable. Leurs armes - à eux - n’étaient pas chargées, ils ont été très surpris, les assaillants étaient très près. Les gens ont ouvert le feu sur lui à 1 mètre de lui le samedi 12 vers 4h. Blessé à la poitrine et au bras.
TM signes distinctifs ?
Des lâches. Ils avaient des cagoules sur la tête, on ne voyait que leurs yeux, des vêtements noirs ; prêts à tuer, des criminels. Ils n’ont pas d’objectifs précis sinon ils n’auraient pas agi comme ça. Leur but c’était de nous tuer. Pas de slogans, pas un seul mot. Intention au départ de les kidnapper tous pour les égorger mais quand ils (eux, les militaires) ont commencé à crier pour alerter, il a donné l’alerte en criant très fort et ça a fait peur aux assaillants. Après il a perdu conscience. Ils étaient 5 ou 6, eux, deux collègues sont morts. Les trois autres pas blessés car ils étaient à l’intérieur du poste.
Ce qui se passe ici c’est tout à fait clair. A partir du moment où ils se sont attaqués à l’armée c’est le pays qui est attaqué.
[Dans la chambre il y a 3 fillettes et adolescentes, la mère et le père du blessé].
2° blessé.
Ils lui ont tiré dessus et ont crié Allah Ou Akbar et leur ont crié de jeter leurs armes.
TM habillés comment ?
En civil avec des armes.
[Le père du blessé] remercie le président Assad et dit que la Syrie résistera, qu’Assad fait partie de la Syrie et que lui a trois autres fils qui sont soldats ; après Allah c’est Assad et ils n’accepteront pas que ces gens entrent dans leur pays et qu’ils sont prêts à mettre des centaines d’explosifs pour défendre la Syrie (…). Que l’Occident entende bien, tous les Sarkozy.
[Le blessé :] dès qu’il sera guéri il espère retourner à l’endroit où il a été blessé et continuer à se battre et il espère que ce sera dans le Golan.
Qu’il est prêt à mourir pour la Palestine mais pas ici dans ces conditions.
3° blessé.
Homs, blessé juste à la périphérie de la ville ; 7 blessés, 6 martyrs sur environ 50 soldats ; quelques assaillants ont été arrêtés, lui a été blessé à l’épaule.
Assaillants très nombreux, postés de partout même sur des immeubles, habillés en noir et en plein jour, vers 10h du matin le 29 octobre. Il a 20 ans.
Ca a été prémédité, on les a faits venir pour les attaquer là ; on leur a tiré dessus au RPG ils ont tiré sur un blindé ; eux n’avaient que des armes légères.
4ème et 5ème blessé.
Je reste sur le pas de la porte des chambres ; les gens sortent d’autres chambres, curieux, nous sourient ; un jeune homme me demande qui nous sommes, il me dit qu’il fait des études de littérature française, « master », sujet Victor Hugo, je n’ai pas osé lui demander son email.
Les blessés ne sont pas seuls dans les chambres, il y a généralement un autre patient, ils sont généralement tous avec leurs familles. Il n’y a pas que des militaires qui sont soignés ici. Il y a beaucoup de monde dans les chambres, par rapport à nos hôpitaux, les familles sont là mais il y a peu de bruit. Les gens nous laissent passer, nous saluent discrètement.
6° (dernier) blessé.
Rescapé, on l’a laissé pour mort après l’avoir égorgé, il ne peut plus parler il a un gros pansement sur la gorge, il est resté 2 mois dans le coma, a repris connaissance depuis 5 jours, il garde les yeux fermés, la tête sur le côté ; sa mère et son père sont debout à côté, ils répondent aux questions, le père surtout, réservé ; j’entre quand le groupe a quitté la chambre, je dis quelques mots à la mère, que j’ai des enfants de l’âge de leur fils, elle pleure - moi aussi - quand je lui prends la main ; le jeune homme a le teint et les cheveux clairs, il a l’air très jeune, 20 ans peut-être, c’est un conscrit ; il entrouvre les yeux un instant quand je lui fais une caresse sur la main.
Pas de discours patriotique, la douleur. Difficile d’oublier cette chambre, le visage du jeune soldat.
L’ « armée de barbouzes »… comme dit l’interlocuteur anonyme (« on l’appellera Mohammed, c’est un officier supérieur sunnite », c’est ça) de la « Zénobie » anonyme, ici, du Monde Diplomatique [11] : idiots, et lâches.
Je n’ai pas noté les noms des soldats que nous avons vus à l’hôpital, ni pris de photos ; d’autres membres du groupe les ont, cartes d’identité à l’appui.
Le matin à la morgue de l’hôpital il y avait 3 soldats tués mais les familles les ont emmenés pour les enterrer le plus rapidement possible, selon la tradition musulmane. Dans les hôpitaux militaires syriens, il n’y a aucun mort qui ne soit réclamé.
m-a patrizio
dimanche 11 décembre 2011, Marseille
Ci-dessous, photo de l’officier supérieur qui nous accompagnait dans la visite ; je n’ai pas eu la perspicacité journalistique (et policière) de Sofia Amara pour prendre la photo de dos : le pistolet était sans doute dans la poche dite, dans son origine anglo-saxonne, revolver [12].
Apostille :
Sur l’embuscade de Baniyas, extrait d’un article de Mère Agnès-Maryam de la Croix : « Le Colonel "Uday Ahmad témoigne qu’il roulait avec son beau-frère le Colonel Yasir Qash’ur sur l’autoroute près de Banyas le 10 avril 2011, lorsque des tirs les ont pris en chassé croisé et ont tué sur le coup Qash’ur et huit autres soldats dans leur camionnette. A qui voulait l’entendre le Colonel "Uday a affirmé qu’ils n’avaient pas été tués par l’armée mais dans un guet-apens d’inconnus, on lui a fait dire le contraire.
Vidéo de la fusillade diffusée par la chaîne privée syrienne Ad Dounia et montrant les snipers tirant sur les forces de l’ordre et la population
De même sur ce blog on fait état du journal anglais en ligne The Guardian [3] qui assure que des soldats syriens avaient été fusillés parce qu’ils refusaient de tirer sur la foule et se réfère à une vidéo sur YouTube où, en réalité, l’interviewer harcèle un soldat blessé pour lui arracher l’aveu qu’il avait refusé de tirer sur les gens. Question : quand vous n’avez pas tiré que s’est-il passé ? Mais le soldat ne comprend pas la question parce qu’il venait de dire qu’il n’avait pas reçu des ordres pour tirer sur les gens, aussi répond-t-il « rien, les tirs ont commencé de toutes les directions ». L’interviewer répète sa question d’une autre manière en demandant « pourquoi tiriez-vous sur nous, des musulmans ? » Le soldat lui répond : « je suis aussi un musulman ». Alors l’interviewer lui demande : « pourquoi alors alliez-vous tirer sur nous ? » et le soldat de répondre : « nous n’avons pas tiré sur les gens, on nous a tiré dessus sur le pont ».
Non seulement ces pauvres soldats sont abattus cyniquement par des mercenaires mais les médias s’évertuent à en faire des bourreaux ! »
http://www.voltairenet.org/Au-crible-des-informations