Question 1 : Votre texte “Qu’est-ce qu’une révolution ?” débute par cette phrase :
"Depuis que le Printemps arabe a commencé on utilise beaucoup le terme de révolution. Moi non. J’ai même contesté le fait qu’un soulèvement de masse constitue en lui-même une révolution, c’est à dire un transfert de pouvoir d’une classe sociale (ou même d’une couche sociale) à une autre en entraînant des changements fondamentaux".
Votre article a été l’objet d’un débat animé chez les Marxistes révolutionnaires de Suède. Certains disent qu’on ne peut faire la distinction entre une révolution sociale et politique. Une révolution politique étant une transformation radicale du pouvoir, mais sans modification du système social.
Et donc voilà notre question : Comment pensez-vous que ces concepts (révolution sociale et politique) doivent être utilisés et comment parvenez-vous à la conclusion que ce qui arrive dans les pays arabes ne peut pas être considéré comme un processus révolutionnaire, même pas sur le plan politique ?
Tariq Ali : Je connais bien le concept de révolutions politiques. Après tout, c’est ce que nous espérions qu’il arriverait en URSS et en Europe de l’Est, mais ce qui s’est en réalité produit, c’est la restauration du capitalisme. J’ai donné ma position sur les révolutions dans le débat organisé par la New Left Review entre Asef Bayat et moi-même, il y a quelques mois, et ceux que cela intéresse peuvent prendre connaissance de nos deux points de vue ici : http://newleftreview.org/II/80/tariq-ali-between-past-and-future. La région qui nous a semblé le plus incarner de ce qu’on nous appelons "révolutions politiques" est l’Amérique Latine, bien que là aussi j’aie évité de qualifier les mobilisations de masse et les victoires électorales subséquentes de révolutions. Pourquoi ? Parce que, même au Venezuela, en dépit de réformes structurelles importantes (éducation, santé, distribution de terres, Constitution hyper-démocratique), les structures traditionnelles de l’état restent intactes et cela pourrait conduire à une défaite si on ne met pas en place de nouvelles institutions et si l’on n’opère pas des changements sociaux. Dans le monde actuel tout spécialement, une révolution politique doit donner l’assaut au vieux régime et à ses institutions.
Si nous voulons appeler révolutions politiques d’importants soulèvements revendiquant des droits et des institutions démocratiques, on peut le faire bien sûr, mais cela crée des illusions. Il faut mieux garder la tête froide et admettre la réalité. Le seul résultat de l’utilisation de ce terme a été d’envoyer de minuscules forces de la minuscule extrême-gauche dans le camp de l’impérialisme. Comme si ce dernier avait jamais eu le désir de soutenir et d’armer une révolution. Cette nouvelle façon de voir de certaines personnes est le reflet des erreurs du siècle dernier. Mais ceux qui se retrouvent en train d’applaudir l’OTAN aux côtés de Bernard Henri-Levy devraient aller jusqu’au bout de leur choix et cesser de faire semblant d’être de Gauche.
Question 2 : Que pensez-vous de la chute de Kadhafi et de la situation actuelle de la Libye ?
Tariq Ali : Il a fallu six mois de bombardements de l’OTAN pour renverser Kadhafi. Ses amis occidentaux en avaient marre de lui et ils ont décidé de profiter du soulèvement pour s’en débarrasser à l’aide des hommes d’affaire et de l’état du Qatar. Je n’avais bien sûr pas d’estime particulière pour Kadhafi et son régime, mais que des gens de Gauche aient soutenu la "zone d’exclusion aérienne" et ensuite les attaques de l’OTAN soulève beaucoup de questions. Combien en ont-ils tué eux-mêmes ? Six mois de bombardement ne sont pas une plaisanterie et les "dommages collatéraux" sont généralement très lourds.
Même si on laisse de côté le fait que le résultat est un énorme gâchis et que le pays est dans un état de chaos total comme le reconnaissent aujourd’hui des journalistes qui ont soutenu les attaques aériennes (d’autres préfèrent ne pas retourner sur le lieu des crimes de l’OTAN), la question demeure. La Gauche devrait-elle s’allier avec l’impérialisme (qu’on appelle parfois la "communauté internationale") dans une époque où le désordre menace les droits démocratiques des habitants du monde occidental lui-même ? La question s’est posée pour la première fois à propos des bombardements "humanitaires" de l’OTAN en Serbie pendant la guerre civile de Yougoslavie. Elle continue de se poser depuis, accentuant sans cesse la division des forces de la gauche en voie de désintégration.
Question 3 : Dans le débat qui divise les Marxistes révolutionnaires de Suède, il y en a quelques uns qui ne sont pas contre d’éventuels bombardement étasuniens. Ils ne sont pas nombreux. Et il y en a d’autres qui s’opposent aux bombardements mais qui scandent : "Des armes aux combattants laïques et progressistes ! ". Qu’en pensez-vous ?
Tariq Ali : ceux qui soutiennent les bombardements ne devraient pas se contenter de lancer de pathétiques appels à l’action mais avec tous ceux de leur espèce ils devraient appeler à la constitution de brigades internationales pour aller se battre avec les combattants "laïques et progressistes". Et qui leur fournira les armes ? L’OTAN, les Etats-Unis, l’Union Européenne ? Qui ? Cela me rappelle le débat qu’il y a eu dans la Quatrième Internationale quand l’Union Soviétique a envahi l’Afghanistan. Un camarade japonais a dit qu’il voulait se battre avec l’union Soviétique. Dans ce cas, lui ait-je rétorqué, tu ferais bien d’apprendre à piloter parce que l’essentiel de l’attaque se fera par les airs. Et donc qui va armer qui ? La Turquie, le Qatar, les Saoudiens arment les rebelles. Et ça ne suffit pas. Alors tout le monde espère qu’Obama va faire quelques frappes chirurgicales pour détruire les infrastructures du régime et faciliter la victoire des rebelles. Secrètement et pas-si-secrètement certains gauchistes de la Laptop Bombardiers Faction (LBF), (le parti des bombardiers d’internet) le souhaitaient aussi. Quel aveu d’échec : on ne peut pas gagner sans Washington ! Vraiment pathétique. Le Pentagone semble avoir compris la leçon de la Libye, mais pas LBF.
Question 4 : En ce qui concerne l’attaque au gaz Sarin près de Damas en août de cette année, la plupart des médias dominants et une partie de la gauche sont convaincus que le régime d’Assad en est responsable. D’autres ne le pensent pas.
Dans votre article "Faut-il intervenir en Syrie" (28 août 2013), vous avez écrit que vous doutiez que le régime d’Assad en soit responsable parce que ça n’aurait aucun sens : "A qui cela bénéficie-t-il ? Clairement pas au régime syrien". Vous avez dit aussi : "Cela n’a aucun sens. Qui a commis cette atrocité ?"
Mais dans un article plus décent "Qu’est-ce qu’une révolution ?" (14 septembre) vous n’êtes plus si catégorique et vous dites : "Est-ce que le régime a utilisé des gaz ou d’autres armes chimiques ? Nous ne le savons pas."
Pensez-vous toujours qu’il est plus vraisemblable que le coupable ne soit pas le régime ? Ou pour vous la question est-elle ouverte ?
Tariq Ali : Nous n’en savons rien. Même Washington admet qu’il n’y a aucune preuve qu’Assad ait ordonné les attaques. Ca aurait pu être un général félon. En fait ça aurait pu être n’importe qui. Comme Obama avait dit que les utiliser serait franchir la "ligne rouge", on ne peut pas savoir qui a donné l’ordre ni qui l’a exécuté. Les deux camps de la guerre civile syrienne sont soutenus par des pays étrangers. Les Israéliens ne se contentent pas de regarder et d’applaudir les exploits meurtriers de chacun des deux camps. Ils ont un objectif qui n’a rien de secret. Le Jerusalem Post du 16 septembre a cité les paroles de l’ambassadeur israélien aux Etats-Unis, Michael Oren : "Nous avons toujours voulu que Bashar Assad s’en aille, nous avons toujours préféré les méchants qui n’étaient pas soutenus par l’Iran aux méchants soutenus par l’Iran ".
Question 5 : On vous a critiqué pour ne pas avoir soutenu de tout coeur le soulèvement syrien et pour vous être montré sur Russia TV ?
Tariq Ali : La première critique est un mensonge éhonté comme tous ceux qui ont lu mes articles le savent pertinemment. Mais beaucoup de choses ont changé par rapport au début. La Gauche syrienne parmi laquelle je compte beaucoup d’amis, anciens et nouveaux, est faible et n’a pas réussi à garder le contrôle du mouvement de masse partout. Ils étaient forts à Alep et dans certaines parties de Damas mais ils ont vite été dominés par les Frères Musulmans et par des groupes encore plus à droite soutenus par le Qatar et l’Arabie Saoudite. Les déserteurs de l’armée d’Assad ont été récupérés par la Turquie et la France. Le caractère du soulèvement avait donc changé à la fin de la première année. Comment peut-on ignorer ce fait ? Le rapport de force actuel n’est pas en faveur des groupes progressistes et laïques. Pour prétendre le contraire il faut être aveuglé par l’illusion ou des impératifs politiques intérieurs à la gauche. Quand à la chaîne de TV, Russia Today, je lui donne des interviews comme à beaucoup d’autres médias. Et alors ? Bien sur qu’ils sont de parti pris, tout comme CNN, BBC World et al-Jazeera. Cela ne change rien à ce que j’ai à dire.
Question 6 : Que nous enseignent les développement en Egypte ? Vous avez comme tout le monde soutenu le soulèvement et ses objectifs. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Tariq Ali : Les évènements égyptiens prouvent une fois de plus qu’on ne peut pas faire l’impasse sur la politique. La victoire des Frères Musulmans aux élections n’a pas été une surprise. Le comportement de Morsi après les élections non plus : Il a passé des accords avec Washington, s’est compromis avec Israël au point d’inonder les tunnels de Gaza avec des eaux usées, n’a montré aucun désir de rompre avec les formes dominantes du capitalisme actuel, etc. Il n’y a pas eu la moindre velléité de détruire ni même de réformer les structures du régime antérieur, la principale exigence de ceux qui s’étaient soulevés. Ce qui m’a étonné c’est la rapidité avec laquelle d’énormes foules (plus importantes que pendant le soulèvement) ont été mobilisées pour renverser Morsi. Comme il n’y avait aucune force politique progressive indépendante capable de s’opposer au régime, une partie importante des masses s’est ralliée aux militaires et a applaudi le coup d’état qui a chassé les Frères Musulmans. J’étais et je demeure totalement opposé à la nouvelle dictature militaire. Les répressions sanglantes sont un scandale et les commentaires d’analystes par ailleurs intelligents du type "les Frères Musulmans devaient être chassés de la société égyptienne" nous rappellent Pinochet et tutti quanti. Les Frères Musulmans jouissent d’un soutien massif. Il faut les vaincre politiquement. Cela nécessite la création de nouvelles organisations politiques avec un programme clair. Ce n’est pas facile dans le monde actuel, mais ça n’en est pas moins nécessaire et indispensable.
Cet interview a aussi été publié dans le journal suédois “Internationalen.”
Tariq Ali est l’auteur du livre : The Obama Syndrome.
Traduction : Dominique Muselet