Certes, les chefs des diplomaties anglaise et française se sont engagés à ne pas expédier d’armes de guerre d’ici le 1er août (en réalité, l’aide discrète est déjà bien réelle depuis longtemps). Pour autant, le résultat du Conseil des ministres européens du 27 mai « ressemble à un virage à 180° », s’est indigné le ministre autrichien. Pour Michael Spindelegger, dès lors que l’UE prend parti dans une guerre civile, elle ne peut plus se revendiquer comme « force de paix ». « Nous avons obtenu ce que nous voulions », a simplement rétorqué le ministre britannique William Hague, qui avait le soutien explicite de Washington.
L’évolution militaire en Syrie explique sans doute cet acharnement. L’année dernière, les dirigeants occidentaux l’affirmaient avec une assurance gourmande : la « chute de Bachar » n’était plus qu’une question de temps. Les opposants financés, armés et entrainés par les autoproclamés « amis de la Syrie » (!) volaient de victoire en victoire. Et voilà que désormais, nous avoue-t-on, ladite opposition est divisée, affaiblie, démoralisée ; que se multiplient les exactions des bandes armées – jusqu’à cette vidéo d’un combattant fier de déguster le cœur d’un soldat loyaliste ; que le Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida, tire les marrons du feu – encore ses faits d’armes consistent-ils souvent à opérer des attentats aveugles. Et pour couronner le tout, l’ex-procureur suisse Carla del Ponte, membre de la commission de l’ONU sur l’emploi d’armes chimiques, accuse les rebelles, et non les forces gouvernementales, d’avoir utilisé celles-ci.
C’en était trop. La veille même du Conseil européen du 27 mai – pure coïncidence, certainement – Le Monde annonce un reportage de deux journalistes, de retour de Syrie, qui témoignent de l’utilisation de gaz toxiques, forcément de la part de l’armée loyaliste. Le scoop – que les journalistes ont pourtant repéré dès le 13 avril, selon leurs dires – fait l’ouverture des journaux télévisés du soir. L’heure n’est plus où le secrétaire général de l’OTAN déclarait devant des eurodéputés qui l’interrogeaient sur l’utilisation d’armes chimiques par les rebelles : « peu importe qui a utilisé ces armes ».
L’annonce russo-américaine d’un projet de conférence internationale en juin, qui n’exclurait pas le président syrien, a été interprétée par les va-t-en guerre comme une victoire diplomatique de Damas, qui semble regagner du terrain au sein de l’ONU : « des pays comme l’Afrique du sud, l’Indonésie, le Brésil, rebelles à l’idée d’ingérence dans les affaires d’un pays souverain, sont opposés à tout ce qui ressemble à un ‘changement de régime’ par la force » enrage ainsi le quotidien du soir (21/05/13).
Bref, la « transition » de la Syrie vers un régime ami des Occidentaux apparaît comme un mirage pour tous ceux qui en caressaient l’espoir. D’où cette fuite en avant vers une ingérence de plus en plus brutale, alors même que Bachar el-Assad jouit d’un réel soutien populaire, direct ou par défaut.
Et maintenant ? Sans l’aide de Washington, Paris, Londres, Ankara, Doha et Ryad aux combats contre l’armée syrienne, la guerre serait terminée depuis longtemps. Si ces capitales prenaient acte de leur échec, l’Etat syrien pourrait recouvrer son autorité sur l’ensemble du territoire, quitte à ce que le pouvoir prenne en compte des demandes sociales et démocratiques légitimes. Mais si elles s’entêtent, leur stratégie du chaos pourrait bien aboutir à la dissolution du pays dans une agonie sans fin – une « somalisation », en quelque sorte.
Du fait du forcing franco-britannique, la « politique extérieure de l’UE » a une nouvelle fois montré sa vacuité, se désespèrent ses partisans. C’est bien là tout son mérite.
Pierre Lévy
Éditorial paru dans l’édition du 30/05/13 du mensuel Bastille-République-Nations
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Pierre Lévy est par ailleurs l’auteur d’un roman politique d’anticipation dont une deuxième édition vient de paraître, avec une préface de Jacques Sapir : L’Insurrection