RSS SyndicationTwitterFacebook
Rechercher
16 

Au bord du précipice

Quand j’entends l’expression « au bord du précipice », l’image qui me vient ce sont les fameux lemmings avançant résolument vers le bord de la falaise.

Pour la première fois de l’histoire, les humains sont sur le point de détruire les perspectives d’une existence décente, ainsi que la plupart du vivant. Le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui aussi élevé qu’il y a 65 millions d’années, lorsque qu’une catastrophe majeure, probablement un astéroïde géant, mis fin à l’ère des dinosaures, ouvrant la voie à la prolifération des mammifères. La différence c’est qu’aujourd’hui, l’astéroïde c’est nous, et la voie que nous ouvrirons permettra probablement aux bactéries et aux insectes de proliférer.

Les géologues divisent l’histoire de la planète en ères de stabilité relative. Le pléistocène, d’une durée de plusieurs millions d’années, fut suivi par l’holocène qui dura 10 000 ans, coïncidant avec l’invention humaine qu’est l’agriculture. Aujourd’hui, beaucoup de géologues ajoutent une nouvelle époque, l’anthropocène, qui commence avec la révolution industrielle, à l’origine d’une transformation radicale de la nature. A la lumière de la vitesse du changement, on préfèrerait ne pas savoir quand l’époque suivante commencera, ni ce qu’elle sera.

Une des caractéristiques de l’anthropocène est l’extraordinaire taux d’extinction des espèces. Une autre, la menace que nous représentons pour nous-même. Aucune personne instruite ne peut ignorer que nous sommes à l’aube de terribles désastres environnementaux, dont on peut d’ores et déjà constater les prémices, et cela pourrait devenir désastreux en quelques générations si la tendance actuelle n’est pas inversée.

Ce n’est pas tout. Depuis 70 ans nous vivons sous la menace d’une destruction instantanée et quasi totale, de notre propre fait. Ceux qui sont au courant de l’histoire choquante [du nucléaire], qui continue encore aujourd’hui, auront du mal à contester les conclusions du General Lee Butler, le dernier commandant des forces aériennes, et responsable des armes nucléaires. Il écrit que nous avons pour l’instant survécu à l’ère nucléaire « grâce à une combinaison de technique, de hasard, et d’intervention divine, et cette dernière dans les plus importantes proportions ». C’est quasiment un miracle que nous ayons échappé à la destruction jusqu’ici, et plus on tente le destin, moins il y a de chance que l’on puisse espérer une intervention divine pour faire perdurer ce miracle.

Nous pourrions envisager un paradoxe remarquable de l’époque actuelle. Certains fournissent de sérieux efforts pour parer au désastre imminent. En tête on retrouve les segments les plus opprimés de la population mondiale, ceux que l’on considère les plus en retard et les plus primitifs : les sociétés indigènes du monde, des premières nations du Canada aux aborigènes d’Australie, en passant par les populations tribales d’Inde, et bien d’autres. Dans les pays aux populations indigènes influentes, comme la Bolivie et l’Équateur, il y a maintenant une reconnaissance, inscrite dans la législation des droits de la nature. Le gouvernement d’Équateur a d’ailleurs proposé de laisser ses ressources en pétrole dans le sol, là où elles devraient être, si les pays riches lui fournissaient une aide au développement équivalente à une petite fraction de ce qu’il aurait sacrifié en n’exploitant pas ses ressources de pétrole. Les pays riches ont refusé.

Alors que les peuples indigènes essaient d’éviter le désastre, de l’autre côté, la course au précipice est menée par les sociétés du monde les plus avancées, éduquées, riches et privilégiées, avec en tête l’Amérique du Nord.

Il y a toute une exubérance en ce moment aux États-Unis à propos de « 100 ans d’indépendance énergétique » alors que nous devenons « l’Arabie Saoudite du siècle à venir ». En écoutant un discours du président Obama d’il y a deux ans on entendait quasiment une messe funèbre pour toutes les espèces. Il proclamait avec fierté, devant des applaudissements nourris, que « Maintenant, sous mon administration, l’Amérique produit plus de pétrole qu’à n’importe quel moment des huit années précédentes. C’est important à savoir. Durant les trois dernières années, j’ai dirigé mon administration vers l’ouverture de millions d’hectares pour l’exploitation de gaz et de pétrole dans 23 états différents. Nous allons exploiter plus de 75% de nos ressources potentielles de pétrole offshore. Nous avons quadruplé le nombre d’appareils de forages, atteignant un nombre record. Nous avons ajouté suffisamment d’oléoducs et de gazoducs pour faire le tour de la Terre, voire plus. »

Les applaudissements en disent long sur notre malaise social et moral. Le discours du président se déroulait à Cushing en Oklahoma, une « ville pétrolière » comme il l’annonçait en accueillant son public enthousiaste – en réalité il s’agissait de la ville pétrolière, décrite comme « la plate-forme commerciale la plus importante pour le pétrole brut d’Amérique du Nord ». Et les profits industriels sont sécurisés puisque « produire plus de pétrole et de gaz ici, chez nous » va continuer à être un « élément critique » de la stratégie énergétique que le président a promise.

Il y a quelques jours le New York Times publiait un supplément « énergie », huit pages euphoriques sur le brillant avenir des États-Unis, sur le point de devenir le premier producteur mondial de combustibles fossiles. On n’y trouvait aucune trace de réflexion sur le genre de monde que nous créons allègrement. On pourrait se souvenir de l’observation d’Orwell dans son introduction à Animal Farm (non publié), sur comment, dans l’Angleterre libre, des idées impopulaires peuvent être supprimées sans l’utilisation de la force, simplement parce que l’immersion dans l’élite culturelle instille la compréhension qu’il y a certaines choses « qu’il n’est pas bon de dire » – ou même de penser.

Dans le schéma moral du capitalisme d’État qui prévaut actuellement, les profits et les primes réalisés durant le prochain trimestre ont bien plus d’importance que le bien-être de nos petits enfants, et puisqu’il s’agit de maladies institutionnelles, elles ne seront pas faciles à vaincre. Alors que tout reste incertain, nous pouvons être sûrs, absolument sûrs, que les générations futures ne nous pardonneront ni nos silences, ni notre apathie.

Noam Chomsky

source

Traduction par le Collectif le 4ème singe

URL de cet article 25540
   
Même Auteur
Autopsie des terrorismes - Les attentats du 11-septembre & l’ordre mondial
Noam CHOMSKY
Les États-Unis mènent ce qu’on appelle une « guerre de faible intensité ». C’est la doctrine officielle. Mais les définitions du conflit de faible intensité et celles du terrorisme sont presque semblables. Le terrorisme est l’utilisation de moyens coercitifs dirigés contre des populations civiles dans l’intention d’atteindre des visées politiques, religieuses ou autres. Le terrorisme n’est donc qu’une composante de l’action des États, c’est la doctrine officielle, et pas seulement celle des (…)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Si le Président se présente devant le Peuple drapé dans la bannière étoilée, il gagnera... surtout si l’opposition donne l’impression de brandir le drapeau blanc de la défaite. Le peuple américain ne savait même pas où se trouvait l’île de la Grenade - ce n’avait aucune importance. La raison que nous avons avancée pour l’invasion - protéger les citoyens américains se trouvant sur l’île - était complètement bidon. Mais la réaction du peuple Américain a été comme prévue. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qui se passait, mais ils ont suivi aveuglement le Président et le Drapeau. Ils le font toujours ! ».

Irving Kristol, conseiller présidentiel, en 1986 devant l’American Enterprise Institute

Le 25 octobre 1983, alors que les États-Unis sont encore sous le choc de l’attentat de Beyrouth, Ronald Reagan ordonne l’invasion de la Grenade dans les Caraïbes où le gouvernement de Maurice Bishop a noué des liens avec Cuba. Les États-Unis, qui sont parvenus à faire croire à la communauté internationale que l’île est devenue une base soviétique abritant plus de 200 avions de combat, débarquent sans rencontrer de résistance militaire et installent un protectorat. La manoeuvre permet de redorer le blason de la Maison-Blanche.

© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.