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Procès Assange : le témoignage de Noam Chomsky

[…] On m’a demandé si le travail et les actions de Julian Assange pouvaient être considérés comme étant « politiques », une question qui, me dit-on, est importante dans le cadre de la demande d’extradition des États-Unis afin que M. Assange soit jugé pour espionnage pour avoir joué un rôle dans la publication d’informations que le gouvernement des États-Unis ne souhaitait pas rendre publiques.

J’ai déjà parlé du sujet sur lequel on me demande maintenant de faire un commentaire en ce qui concerne M. Assange. Les paragraphes suivants constituent mon point de vue. Je confirme mon évaluation selon laquelle les opinions et les actions de M. Assange doivent être appréhendées dans leur relation avec les priorités du gouvernement.

Un professeur de Science du gouvernement de l’université de Harvard, l’éminent politologue libéral et conseiller du gouvernement, Samuel Huntington, a observé que « les stratèges du pouvoir aux États-Unis doivent créer une force qui peut être ressentie mais non vue. Le pouvoir reste fort quand il reste dans l’obscurité. Exposé à la lumière du soleil, il commence à se dissiper ».

Il a donné quelques exemples significatifs concernant la nature réelle de la guerre froide. Il a parlé de l’intervention militaire américaine à l’étranger et il a fait remarquer que « vous devrez peut-être vendre l’intervention ou toute autre action militaire de manière à créer la fausse impression que c’est l’Union soviétique que vous combattez. C’est ce que les États-Unis font depuis la doctrine Truman » et il existe de nombreuses illustrations de ce principe directeur.

Les actions de Julian Assange, qui ont été qualifiées de criminelles, sont des actions qui exposent le pouvoir à la lumière du soleil – des actions qui peuvent provoquer l’évaporation du pouvoir si la population saisit la chance de voir ses citoyens devenir indépendants dans une société libre plutôt que les sujets d’un maître qui opère dans le secret. C’est là un choix et on a compris depuis longtemps que le public a la capacité de faire s’évaporer le pouvoir.

Le seul penseur de premier plan qui ait compris et expliqué ce fait critique est David Hume, qui a écrit sur les Premiers principes de gouvernement dans l’un des premiers ouvrages modernes de théorie politique, il y a plus de 250 ans. La formulation qu’il a utilisée était si claire et pertinente que je me contenterai de la citer.

Hume a trouvé que « rien de plus surprenant que de voir la facilité avec laquelle le plus grand nombre est gouverné par un petit nombre et d’observer la soumission implicite avec laquelle les hommes ont abandonné leurs propres sentiments et passions à la volonté de leurs dirigeants. Lorsque nous nous demanderons par quels moyens cette merveille a pu arriver, nous constaterons que, la force étant toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n’ont rien pour les soutenir si ce n’est l’opinion. Dire qu’un gouvernement est justifié relève donc de la seule opinion et cette maxime s’étend aux gouvernements les plus despotiques et les plus militarisés tout comme aux plus libéraux et plus populaires ».

En fait, Hume sous-estime l’efficacité de la violence, mais ses paroles sont particulièrement pertinentes dans le cas de sociétés dans lesquelles la lutte populaire de longue date a permis d’obtenir un degré de liberté considérable. Dans de telles sociétés, comme la nôtre bien sûr, le pouvoir est en fait du côté des gouvernés et les gouvernants n’ont rien pour les soutenir si ce n’est l’opinion.

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’immense industrie des relations publiques est devenue la plus grande agence de propagande de l’histoire de l’humanité, une influence qui s’est développée et a atteint ses formes les plus sophistiquées dans les sociétés les plus libérales, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Cette institution a vu le jour il y a environ un siècle, lorsque les élites ont réalisé que trop de liberté avait été gagnée pour qu’il soit possible de contrôler la population par la force, et que donc ce sont les mentalités, les opinions qui devraient être contrôlées.

Les élites intellectuelles libérales l’ont également compris, c’est pourquoi elles ont insisté, pour recourir à quelques citations je dirais, sur le fait que nous devons nous débarrasser du « dogmatisme démocratique selon lequel les populations seraient les meilleurs juges de leurs propres intérêts ». Ce n’est pas le cas. Ce sont des « tiers ignorants et gênants » et ils doivent donc être « remis à leur place » de façon à ne pas déranger les « hommes responsables » qui gouvernent de plein droit.

Un des moyens de contrôler la population consiste à agir en secret pour que les tiers ignorants et gênants restent à leur place, loin des leviers de pouvoir qui ne les concernent pas. C’est le principal objectif quand des documents internes sont classifiés.

Quiconque a parcouru les archives des documents qui ont été rendus publics s’est certainement assez rapidement rendu compte que ce qui est gardé secret a très rarement quelque chose à voir avec la sécurité, sauf avec la sécurité des dirigeants face à leur ennemi intérieur, leur propre population. La pratique est tellement habituelle qu’il est tout à fait superflu d’en faire l’illustration. Je ne mentionnerai qu’un seul cas contemporain.

Considérez les accords commerciaux mondiaux, Pacifique et Atlantique, ce sont en réalité des accords concernant les droits des investisseurs camouflés sous le vocable de libre-échange. Ils sont négociés en secret. Il est prévu une ratification de style stalinien par le Parlement – oui ou non – ce qui signifie bien sûr oui, sans qu’il y ait discussion ou débat, ce qu’on appelle aux États-Unis « fast-track » [procédure accélérée, NdT].

Pour être précis, ils ne sont pas entièrement négociés en secret. Les faits sont connus des avocats d’entreprise et des lobbyistes qui rédigent les détails de manière à protéger les intérêts de la partie qu’ils représentent, et qui bien sûr n’est pas le public. Le public, au contraire, est un ennemi qu’il faut garder dans l’ignorance.

Le crime présumé de Julian Assange, en s’efforçant de dévoiler les secrets du gouvernement, est de violer les principes fondamentaux du gouvernement, de lever le voile du secret qui protège le pouvoir de la curiosité, l’empêche de s’évaporer – et encore une fois, les puissants comprennent bien que le fait de lever le voile peut entraîner l’évaporation du pouvoir. Cela peut même conduire à une liberté et une démocratie authentiques si un public éveillé en vient à comprendre que la force est du côté des gouvernés et qu’elle peut être leur force s’ils choisissent de contrôler leur propre destin.

À mon avis, Julian Assange, en défendant courageusement des convictions politiques que la plupart d’entre nous déclarons partager, a rendu un énorme service à tous les peuples du monde qui chérissent les valeurs de liberté et de démocratie et qui exigent donc le droit de savoir ce que leurs représentants élus fabriquent. Par conséquent ses actions l’ont conduit à être persécuté de manière cruelle et intolérable.

Noam Chomsky

Source

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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COMMENTAIRES  

20/11/2020 09:38 par Anwen

« C’est l’une des raisons pour lesquelles l’immense industrie des relations publiques est devenue la plus grande agence de propagande de l’histoire de l’humanité, une influence qui s’est développée et a atteint ses formes les plus sophistiquées dans les sociétés les plus libérales, les États-Unis et la Grande-Bretagne. »
Rappelons cependant que la propagande n’est pas née d’hier, et que le monde est, depuis longtemps, régi par le mensonge et que le désordre de la société actuelle en est la conséquence.
Il est curieux d’étudier comment cet ordre de choses a commencé, quels ont été les mobiles des premières erreurs voulues, et quels hommes, les premiers, ont eu l’audace de les écrire.
A toutes les époques, il y a eu des partis qui, voulant s’emparer d’un pouvoir auquel ils n’avaient pas droit, ont appuyé leurs prétentions sur une idée, un système, une théorie religieuse ou sociale, qu’ils ont propagée par violence, par fraude ou par ruse. Deux moyens furent notamment employés pour faire disparaître les témoignages gênants : la destruction et l’altération des textes.
L’ère de destruction s’ouvrit au VIIIème siècle. On précise même la date : cela commença en 747 avant notre ère, c’est-à-dire au moment où la classe sacerdotale se constitua.
Un roi de Babylone nommé Nabou-Assar, rempli d’un orgueil fanatique et irrité des éloges qu’il entendait prodiguer au régime antérieur, s’imagina qu’il suffisait de faire disparaître sa trace dans l’histoire pour remplir l’univers de son nom et rendre sa domination légitime. Il fit effacer toutes les inscriptions, briser toutes les tables d’airain et brûler tous les papyrus. Il voulait que l’époque de son avènement au trône fût celle qui commençât l’histoire. Et cette idée devait triompher puisque l’histoire antérieure à cet évènement devait, pendant longtemps, être effacée.
Nous savons qu’une semblable idée était venue aux Romains qui firent détruire les livres de Numa qui contenaient certainement des faits « très intéressants », encore existant à son époque.
Il paraît également certain qu’on fit aussi détruire les monuments et les écrits des Thraces et des Volsques.
Le souvenir d’un pareil événement s’est perpétué aux Indes. On sait assez qu’il eut lieu en Chine et que l’empereur Tsinchi-hoang-ti alla encore plus loin que Nabou-Assar, en défendant sous peine de mort de garder aucun monument littéraire antérieur à son règne (Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ne rappelle-t-il pas cette histoire ?) .
Ce système est resté dans les habitudes de tous les conquérants, de tous les usurpateurs, il a même pris des proportions formidables dans les religions modernes.
N’oublions pas que la fameuse Bibliothèque d’Alexandrie a été brûlée trois fois, que les papes chrétiens ont fait détruire un grand nombre de monuments antiques, et que les archives du Mexique et celles du Pérou ont disparu pour satisfaire le zèle fanatique d’un évêque espagnol.
Puis, lorsque ces partis triomphaient, ils avaient soin d’abord d’écrire l’histoire passée, la montrant comme une longue préparation de leur triomphe qu’ils justifiaient par une aspiration des foules existant depuis longtemps.
(N’est-ce pas de là que viennent les mots « predate » (antidater) et « pré-dateur » ?)
Pour répandre l’histoire ainsi écrite, ils créaient un enseignement obligatoire dans lequel ils ne manquaient pas d’avilir leurs ennemis, ceux qu’ils avaient vaincus et qu’ils représentaient toujours comme des barbares ou des gens de mauvaises mœurs. Eux-mêmes se représentaient comme des sauveurs apportant tous les progrès.
Faisons remarquer que c’est toujours quand la VÉRITÉ est altérée, cachée, quand l’erreur triomphe, qu’on en impose l’étude à la jeunesse.
L’histoire, qu’elle soit enseignée par des Prêtres ou par des laïques, n’est qu’un tissu de mensonges. C’est ce que Michelet a compris quand il a dit : « L’Histoire tombera et se brisera en atomes dans le courant du XXe siècle, dévorée jusque dans ses fondements par ceux qui rédigent ses annales. »

20/11/2020 18:15 par pierreauguste

Chomsky ne parle pas ici de destruction de l’histoire par un quelconque dictateur vite oublié (pfit) mais d’une"industrie de relations publiques" alimentée par "une soumission implicite grâce au contrôle des esprits.C’est quand même une autre violence que la destruction des vases sacrés et ça ressemble un peu plus à de l’élevage en batterie.Y en a qui aiment ! Finalement BFM,plus macdo,plus quasi n’importe quelle émission télé,un peu de foot à milliardaire,un "voyage" par an,supeeeer, et quelques autres ingrédients ,genre doxas pseudo scientifique balancées par des "expert à 100000 balles par mois ça vous fait un cerveau bien soumis,bien normé .Pas la peine de faire des guerres car en plus ça vote pour des banquiers qui leurs crachent quotidiennement à la gueule.Le veau est en place.Alors là ,quand même juste une précision,je parle du veau en batterie,création toute récente,et pas des veaux et vaches dont les miennes ,tellement chiantes parfois que je les trouve géniales quand il m’arrive d’entendre une radio,ou de lire un journal,par hasard.Vive les bovins...

20/11/2020 18:35 par Dragon Halluucinai

Farenheit 451 de R. Bradbury, 1984 de G. Orwell, ... C’est toujours éclairant de lire N. Chomsky. Merci LGS

21/11/2020 12:09 par Yannis

Anwen, il n’est pas toujours nécessaire de recourir aux explicaciones bibliques ou aux temps antédiluviens pour expliquer les problèmes sociaux actuels ni leurs mécanismes complexes. Le conteste a quelque peu changé depuis Nabucho-dinosaure, non ? Par exemple les Lumières et la lutte contre le féodalisme, celle contre les obscurantismes religieux (ou mystiques, voire sectaires), puis l’industrialisation est passée par là, quelques tyrans sont tombé puis revenus, et le numérique a permi de creer l’illusion publicitaire d’un Global Village et surtout de multiplier les jeux de miroir, les écrans de fumée et autres pièges pour la pensée, afín de faire sombrer le projet d’une véritable communication horizontale, comme le prométait Internet aux débuts de sa.popularisation, et non pas verticale, comme c’est toujours le cas et comme ce le fut au moment des cités sumériennes.

Ces grands aller-retour préhistoire-présent sont-ils réellement pertinents et nécesssaires pour comprendre notre époque, ou du moins pour penser et agir aujourd’hui ? Si au moins 10% des infos les plus importantes étaient données en connaissance au public, ce serait édifiant. Mais comme le dit Chomsky, les (sur) puissants du moment font tout pour que leurs prises de décisions, objectifs et orientations restent secrètes, ou entre initiés. Décisions qui vont au final concerner 99% de la population.

Pour cela il faut créer un bruit de fond permanent, des diversions et c’est à cela que servent principalement les médias du CAC40.

Sinon la soumission volontaire de la population française aux diktats absurdes de la macronie, des autorités sanitaires publiques puis du "conseil de défense" confidentiel illustre bien que la force des dominants, c’est le contrôle des opinions, des symboles et des émotions. Et que la faiblesse des dominés, c’est qu’ils oublient vite que la force du nombre est de leur côté face à un danger (présenté comme émanant du Diable ou des mauvais tours de Dame Nature mais ingérable au XXIe siècle)

Car - et en cela je vous rejoins - tandis que les techniques ont beaucoup évolué, les mentalités et la conscience humaine n’a pas beaucoup avancé en général, toutes classes sociales confondues, des prédateurs-consommateurs fascinés désormais par la Société su Spectacle auquel le grand public tente de participer quotidiennement.

Mais au fait, que foutent les psys et leurs différentes obédiences depuis 100 ans au moins, pour réveiller les consciences et remuer un peu tout ça tout ÇA ??

22/11/2020 18:45 par MARC

C’est toujours un vrai plaisir de lire ses commentaires et ses prises de positions disons " clairvoyantes "
on le retrouve dans ce doc ( que vous verrez ou reverrez avec une attention nouvelle à propos de ce que nous vivons )
et nos pensées affectueuses pour Julian qui se morfond toujours dans cette prison - nous ne l’oublions pas

PROPAGANDA ou la fabrique du consentement
https://www.dailymotion.com/video/x6kqf6i

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