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Bolivie, la bête immonde est de retour - un coup d’état occulté dans les médias.

Jamais, dans sa carrière de journaliste, Tom Phillips n’avait vécu cela. Arrivé à El Alto, près de La Paz, le lendemain du massacre devant la raffinerie de Senkata, le correspondant du Guardian en Amérique latine a été accueilli par les applaudissements d’une haie d’honneur. L’image circule sur les réseaux sociaux. Elle cloue au pilori les grands médias.

Deux jours après le coup d’État, le nouveau ministre du Gouvernement, Arturo Murillo, et sa ministre des Communications annonçaient que les journalistes « séditieux » seraient arrêtés, leur nom publié. Le jour même, tous les journalistes et techniciens argentins étaient agressés par les comités civiques de Santa Cruz, les milices fascistes. Ils étaient contraints de se regrouper, puis de se réfugier à l’hôtel, avant d’être exfiltrés par leur ambassade.

Telesur a pu émettre pendant quelques jours, ses reporters sur le terrain (Marco Teruggi et Willy Morales) multipliant les précautions, parlant de « gouvernement de facto », tandis que, dans les studios, le présentateur évoquait clairement « le coup d’État ». La chaîne a informé sur les massacres à Cochabamba puis à Senkata. Après les derniers reportages, celui à l’hôpital d’El Alto, où l’on entend des cris de douleur, où l’on voit des cadavres, où un médecin désespéré, Aiver Guarana, arrêté depuis, pleure devant la caméra, les transmissions ont été coupées.

À Senkata, en direct de la tuerie, un journaliste latino-américain se désolait : « Nous sommes deux. Où est la presse internationale ? » Il filmait le massacre. Depuis, il se cache parmi la population d’El Alto.

De nouveaux « journalistes » sont apparus. Ils portent des masques et des casques estampillés « prensa ». Sur une vidéo, ils agressent un étudiant en cinéma et documentaire, qui leur lance : « Je fais le travail que la presse ne fait pas ! » Les prétendus « journalistes » le désignent aux policiers, qui l’arrêtent aussitôt.

Les médias français et européens sont absents. Un rideau de fer médiatique s’est abattu sur le pays. La Fédération internationale des journalistes, le SNJ et le SNJ-CGT ont eu beau dénoncer le coup d’État, silence !

À l’exception de l’Humanité, la presse censure la tragédie : pas un mot ou presque sur la maire indigène enduite de peinture rouge et tondue, pas un mot sur les paysans conduits au bord d’une lagune, forcés de s’agenouiller puis emmenés vers une destination inconnue, pas un mot ou presque sur l’incendie et le pillage des maisons d’Evo Morales, de sa sœur, des élus et responsables du Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti politique du président, pas un mot ou presque sur la répression des manifestants, partis jeudi d’El Alto avec leurs martyrs dont les cercueils ont été abandonnés dans les rues, sous les tirs.

Les riches blancs donnent libre cours au racisme et à leur soif de vengeance : ils ne supportaient pas qu’un Indien, un Aymara, nationalise les richesses du pays pour créer des écoles et des universités, rendre la santé gratuite, donner des pensions de retraite, réduire de moitié la pauvreté, le chômage et l’analphabétisme. Et donne à la majorité du pays, les « peuples premiers », leur place dans la société et au pouvoir. À commencer par leur drapeau, le Wiphala, dont le nom signifie la victoire qui ondoie, qui était le second drapeau du pays. Du jamais-vu.

Français et Européens, vous ne saurez rien de la tragédie. Éditorialistes et « experts » patentés sont de sortie. Au mieux, vous aurez un débat : c’est un coup d’État ou de la barbe à papa ?

La vérité, obstinée et sanglante, fait son chemin. Ce coup d’État a suivi le scénario du Golpe Blando (Lawfare), élaboré par Gene Sharp, théoricien de la CIA.

La vérité ? Les accusations de fraude aux élections sont un montage de la droite et de la CIA.

La vérité ? L’Organisation des États américains (OEA), « ministère des Colonies » financé à 60 % par les États-Unis, a joué le rôle déclencheur du coup d’État. Deux centres d’études, dont le Center For Economic And Policy Research de Washington, ont critiqué le rapport de l’OEA, affirmant que, même si les votes contestés étaient reportés sur la liste de l’opposition, Evo Morales arrivait largement en tête.

La censure prolonge l’implication de l’Union européenne et de la France. Le Parlement européen a refusé d’inscrire le terme de « coup d’État » à l’ordre du jour du débat sur la situation en Bolivie. Federica Mogherini, responsable de la politique étrangère de l’UE a reconnu le putsch en arguant de la nécessité d’éviter « le vide du pouvoir ».

Depuis, le représentant de l’UE, Léon de la Torre se trouve au chevet de la dictature. André Chassaigne, député communiste, a adressé une question écrite au gouvernement, lui demandant si les interventions de l’UE et de la France ont pour but de « participer et aider au rétablissement d’un État de droit ou de faire pression sur les élus majoritaires pour qu’ils se soumettent ». Il lui réclame « d’informer immédiatement la représentation nationale sur le sens réel, le contenu et les démarches effectuées par la France et l’Union européenne en Bolivie ».

Quant à l’administration Trump, organisatrice en coulisse du coup d’État, elle laisse ses complices faire le sale boulot.

Dénigrés et menacés, les députés et sénateurs du MAS, majoritaires à 70 % à l’Assemblée plurinationale, ont voté pour de nouvelles élections que l’UE, compromise dans la reconnaissance du coup d’État, était pressée de pouvoir annoncer. Quelles garanties alors que l’armée ratisse les campagnes pour y semer la terreur ? Que les arrestations et les disparitions se multiplient ?

L’intervention de la porte-parole MAS de l’Assemblée, Sonia Brito, dont la gestuelle traduit la véhémence, a été censurée sur Twitter. Au Sénat, sa collègue, dans une déclaration alambiquée et précipitée, souligne : « Des médias annoncent que le groupe radical aurait pacté avec l’opposition. C’est faux. Cela n’est pas un pacte… Je ne vais pas contredire la couverture du gouvernement de transition. (…) Je ne pense pas qu’un gouvernement de transition expulse ses concitoyens, cause 32 morts, plus de 780 blessés, arrête plus de 1 000 personnes, accuse les journalistes de sédition. »

Les putschistes menaçaient de promulguer, lundi, un décret pour annoncer le nouveau scrutin, si le Parlement n’acceptait pas leurs conditions.

Quelles conditions ? Il suffit de voir le cabinet fantoche faisant le signe du WP (White Power) de la « suprématie blanche » lors de leur prestation de « serment » pour comprendre son objectif : installer durablement un régime raciste et fasciste.

« Si nous laissons passer ce qui se passe en Bolivie, cela risque de se passer partout », a déclaré José Luis Zapatero, l’ex-président du gouvernement espagnol. L’avertissement rappelle celui lancé par les antifascistes, les artistes et intellectuels des années 1930. Le voile noir médiatique, le silence des élites, le rôle de l’UE nous préparent des lendemains cauchemardesques, car c’est de nous qu’il s’agit aussi. La bête immonde est de retour. L’histoire enseigne qu’il est impossible de l’apprivoiser.

Maïté PINERO

Ex correspondante de l’Humanité à La Havane

 https://www.humanite.fr/tribune-libre-un-coup-detat-occulte-dans-les-medias-en-bolivie-la-bete-immonde-est-de-retour-680701
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COMMENTAIRES  

25/11/2019 15:09 par szwed

Le drame de la Bolivie est triple :
 celui de l’ingérence et de l’idéologie capitaliste yankee, opposées à l’expérience socialiste de Moralès
 le fascisme des oligarques boliviens qui alimente le racisme anti amérindien,
 la malédiction du lithium

25/11/2019 19:04 par pierreauguste

L’article est intéressant,mais le sous- titre me semble curieux et en tous cas" lourd "voir inutile.Disons une fois pour toute que la quasi totalité des médias est un cheval de Troie de la" bête immonde "et n’en parlons plus.Leur boulot n’est pas de décrire voir de mettre en évidence des événements(ne parlons pas d’analyse ou d’enquête objective,hihi),mais de favoriser la classe sociale des "chiens de garde" et des propriétaires de médias ou de cacher l’information afin comme toujours de mettre en place la "fabrication du consentement "dans la ligne du modèle dominant
Merci de ne pas être de ceux là et oublions les autres..... jusqu’au jour du jugement.

27/11/2019 22:04 par Bruno

" Du racisme au fascisme et du fascisme au putschisme. C’est ce qui s’est passé en Bolivie. " / Evo Morales.

Interview du Président Bolivien Evo Morales où il explique pourquoi il renonce à se présenter aux nouvelles élections ( Bolivar Info).
Ici sur Bellaciao.fr : http://bellaciao.org/fr/spip.php?article162652

28/11/2019 03:59 par michel scotto

Quand je lis dans vos pages et ailleurs que les gens ne savent rien ou ne sont pas informés du coup d’état perpétré par les "très riches" en Bolivie, je me dis en étant en colère que de chercher à savoir (dans tous les domaines d’ailleurs) n’est qu’une question de choix personnel ; Particulièrement et, pour l’instant, en Europe.
Je suis un fils d’ouvrier que la vie n’a pas amené naturellement à développer cette curiosité d’homme libre ou rebelle. Je crois donc avoir le droit d’affirmer la responsabilité personnelle de ceux qui ne veulent pas voir et entendre (sans oublier ceux qui ne veulent pas témoigner).
Je souffre de ce sentiment d’impuissance et d’isolement que la lecture de vos articles me font toucher du doigt. Conscient de ma faiblesse malgré des années de militantisme politique et de syndicalisme.
Vous faites un travail admirable et, si j’aime la vie et l’humanité, je vous aime tout particulièrement, vous les journalistes et autres collaborateurs du Monde Diplo, de LGS et autres lanceurs d’alertes qui disent sans relâche : : NON, JE NE ME TAIRAI PAS !
michel

28/11/2019 17:41 par Dominique

La Bolivie n’est pas Cuba, ce pays où los barbudos, dés la victoire de la révolution acquise, ont armé le peuple. Cela leur a permis de battre les milices de l’Oncle Sam à la Baie des cochons et depuis, de pouvoir continuer à résister à toutes les tentatives impérialistes pour reprendre le contrôle de ce pays indépendant depuis sa révolution.

La Bolivie n’est pas le Venezuela, ce pays où la grande erreur de la droite raciste fut de permettre à des gens du peuple comme Hugo Chavez de parvenir à des postes à responsabilité dans l’armée.

Ces deux comparaisons permettent d’affirmer que la grande erreur de la gauche des autres pays latinos-américains où elle est parvenue au pouvoir fut de ne pas avoir su en profiter pour armer le peuple et restructurer l’armée de fond en comble. Facile à dire derrière son clavier, mais face à des bourgeoisies compradores, suprématistes et revanchardes, armer le peuple me semble être la seule voie réaliste, une voie qui devrait figurer parmi les plus hautes priorités de tout gouvernement de gauche.

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