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Ce que disait Jaurès (1)

Un siècle après son assassinat, la classe politique dans son ensemble ou presque va célébrer la mémoire de Jean Jaurès. L’occasion de mettre certains face à leurs responsabilités et leurs contradictions. Alors, qu’est-ce qu’il disait Jaurès ?

« La vraie politique, ce n’est ni le parti pris d’invective contre les grands serviteurs du pays, ni la manie d’opposition, ni la légèreté à ouvrir des crises ministérielles sans issue, ni l’étourderie à risquer une réforme sans lui avoir préparé une majorité, ni la rivalité de groupes et la diplomatie de couloir, ni l’abus des formules vaines que l’étude ne remplit jamais, ni la déclamation démagogique qui corrompt le peuple et ne le sert pas, ni le don-quichottisme aveugle qui sacrifie aux solennelles erreurs du libre-échange la substance même de la nation, ni le dédain transcendant des intérêts matériels et positifs du pays, base nécessaire de sa grandeur comme nation et de son développement moral. 

Non, la vraie politique n’est rien de tout cela. Mais elle n’est pas davantage cette sagesse étroite et égoïste qui se borne à gérer les intérêts constitués de la nation, renonce à établir une égalité vraiment humaine d’intérêts, de puissance et de droits entre tous les membres de la famille française, et déguise mal, sous quelques améliorations de détail, le conservatisme où elle immobilise la démocratie. La politique doit tout à la fois protéger efficacement le présent et préparer ardemment l’avenir.

Dans ce dernier rôle, je la définirais volontiers : un ensemble d’idées générales et de sentiments généreux aboutissant le plus rapidement possible à des réformes effectives, toutes concordantes, même les plus diverses, parce qu’elles sont systématiquement dirigées vers le droit absolu, toutes passionnées, même les plus réfléchies, parce que la passion de l’idéal en est l’âme, toutes profondes, mêmes les plus modestes, parce qu’elles préparent toutes, par les moyens les plus décisifs, la pleine justice qui renouvellera jusqu’au fond les sociétés.

Si la démocratie républicaine ne revient pas à cette haute conception de la politique qui a été la sienne si longtemps, je doute que, même sous la conduite des praticiens les plus habiles, elle puisse aller longtemps son chemin et éviter les pièges innombrables que la réaction et le capitalisme tendent sous ses pas. »

« La politique », La Dépêche, 23 janvier 1890.

« Il y en a qui me reprochent de me tenir toujours dans des généralités, et je sais que les mêmes personnes ne me reprocheraient rien si je m’étais, en effet, toujours tenu dans des généralités. Si je m’étais toujours borné à dire : « Il faut protéger les humbles, il faut plus de justice, plus de solidarité », je serais peut-être à leurs yeux un homme pratique. Les hommes pratiques, aux yeux de quelques dirigeants, sont ceux qui emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés.

Si l’on nous reproche d’être toujours dans les nuées, c’est que nous voulons, en effet, aller chercher la justice dans les nuées où les habiles l’enveloppent. Nous voulons qu’elle prenne possession du monde réel et qu’elle éclate à tous les yeux dans la précision de sa forme, aussi bien que dans la magie de son sourire. Parmi ceux qui me demandent par quels moyens pratique pourra être réalisée la justice, il y en a qui sont de bonne foi et qui l’aiment, et je suis toujours heureux de m’expliquer avec eux. Il y en a d’autres à qui je suis tenté de dire : « Vous me comprendriez mieux si je n’étais pas aussi clair. » »

« Les moyens pratiques », La Dépêche, 12 mars 1890.

« Cet ordre social est inique et absurde. C’est une chose inique que des hommes libres, travaillant dans une entreprise, soient pour ainsi dire tenus en dehors d’elle ; qu’ils n’en connaissent ni les ressources ni la conduite, qu’ils n’aient, en un mot, aucune part dans la propriété même de l’entreprise. Il est absurde que, dans une démocratie libre, où les hommes sont émancipés politiquement, ils soient des sujets économiquement, et que citoyens, c’est-à-dire souverains dans l’ordre politique, ils soient salariés, c’est-à-dire serfs dans l’ordre économique.

Aujourd’hui, les travailleurs, au lieu d’occuper la cité du travail, au lieu d’y avoir leur domicile, sont en quelque sorte campés en dehors des murs. A côté de la cité capitaliste hautaine et close, le prolétariat n’est qu’un immense et misérable faubourg. Devant les revendications du prolétariat et spécialement des syndicats ouvriers, il y a trois politiques à suivre : ou bien on maintiendra les ouvriers indéfiniment dans l’état de salariat par des mesures coercitives, par la résistance d’une constitution oligarchique, par la suspension de lois de liberté et de la loi même sur les syndicats, c’est la politique de réaction et de compression. Ou bien on ameutera les ouvriers contre l’ordre social actuel sans préparer un ordre social nouveau, c’est la politique de démagogie qui veut l’agitation pour l’agitation. Ou bien, enfin, on signalera aux travailleurs les vices et les désordres de l’ordre social actuel, tout en préparant la réalisation de l’idéal nouveau et l’avènement d’un ordre social plus juste, c’est la politique socialiste. »

« Les préjugés », La Dépêche, 13 août 1891.

« Je me souviens qu’il y a une trentaine d’années, arrivé tout jeune à Paris, je fus saisi un soir d’hiver, dans la ville immense, d’une sorte d’épouvante sociale. Il me semblait que les milliers et les milliers d’hommes qui passaient sans se connaître, foule innombrable de fantômes solitaires, étaient déliés de tout lien. Et je me demandai avec une sorte de terreur impersonnelle comment tous ces êtres acceptaient l’inégale répartition des biens et des maux, comment l’énorme structure sociale ne tombait pas en dissolution. Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais : Par quel prodige ces milliers d’individus souffrants et dépouillés subissent-ils tout ce qui est ? Je ne voyais pas bien : la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau ; la pensée était liée, mais d’un lien qu’elle-même ne connaissait pas. La vie avait empreint ses formes dans les esprits, l’habitude les y avait fixées ; le système social avait façonné ces hommes, il était en eux, il était, en quelque façon, devenu leur substance même, et ils ne se révoltaient pas contre la réalité, parce qu’ils se confondaient avec elle. Cet homme qui passait en grelottant aurait jugé sans doute moins insensé et moins difficile de prendre dans ses deux mains toutes les pierres du grand Paris pour se construire une maison nouvelle, que de refondre le système social, énorme, accablant et protecteur, où il avait, en quelque coin, son gîte d’habitude et de misère. »

Extrait de L’Armée nouvelle, Œuvres, 13, p. 342.
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COMMENTAIRES  

10/05/2014 16:43 par Autrement

Merci aux montreurs de boussole...

Robespierre vu par Jaurès ("Barnave et Robespierre", extrait de Histoire socialiste de la révolution française ) :
"(...) Il portait en lui une seule idée : la nation est souveraine ; mais cette idée unique, il la suivait sans défaillance, sans restriction, jusqu’en ses conséquences extrêmes. Non qu’il fût délibérément républicain, il était monarchiste, au contraire, mais il n’était disposé à faire à la royauté aucun sacrifice du droit national ; il tolérait le roi dans la mesure où celui-ci s’accordait avec la souveraineté de la nation.

Il n’était en aucune façon socialiste ou communiste ; sa plus grande hardiesse sociale, en 1789, va à demander qu’on reprenne aux seigneurs les biens des communautés usurpés par eux, et qu’on y rétablisse les prairies et les bois qui avaient été remplacés, depuis le partage, par la culture du blé.

Mais pour que la nation soit souveraine, il faut que tous les individus qui la composent, si pauvres qu’ils soient, aient leur part de souveraineté. De là la tendance démocratique de sa politique. De plus, ce sont surtout les pauvres, ce sont tout au moins les classes modestes, les artisans, les petits propriétaires qui n’ont aucun intérêt de caste qui s’oppose à la Révolution. Les nobles, les riches bourgeois peuvent être tentés de restreindre la souveraineté nationale et de prendre des garanties pour leurs privilèges ou pour leur fortune.

Le peuple proprement dit n’a point d’intérêts contraires à ceux de la nation, et voilà pourquoi la souveraineté de la nation devient vite, dans la pensée de Robespierre, la souveraineté du peuple. On a bien dit souvent qu’il employait ce mot de peuple en un sens très vague, et cela est vrai. Le mot de prolétariat, tel que nous l’employons aujourd’hui, a un sens précis : il signifie l’ensemble des hommes qui vivent de leur travail et qui ne peuvent travailler qu’en mettant en oeuvre le capital possédé par d’autres. Dans la langue politique et dans l’état économique de la société française en 1789, le mot peuple ne pouvait avoir cette précision : il s’appliquait même, selon les moments, à des catégories très diverses de la population ; il y avait pourtant un point fixe ; le peuple, pour Robespierre, représentait, à chaque crise de la Révolution, l’ensemble des citoyens qui n’avaient aucun intérêt à limiter la souveraineté de la nation et à en contrarier le plein exercice. Par là, sous sa politique purement démocratique commence à percer une politique de classe, mais incertaine comme les linéaments mêmes des classes.

Il avait beaucoup lu jean-Jacques et il en était plein, mais il serait injuste de dire qu’il en était dominé. Rousseau n’avait présenté la démocratie que comme un idéal irréalisable aux grands États. Robespierre avait rejeté cette sorte de pessimisme social. Il estimait qu’une grande nation comme la France pouvait devenir une démocratie, à la seule condition d’accepter une concentration de pouvoir plus forte que dans les petites républiques. Il n’était donc ni un utopiste, ni un esprit vague, mais le théoricien inflexible de la souveraineté nationale et de la démocratie.

Dès les premiers jours, malgré le peu de crédit et même le peu d’attention que rencontraient d’abord sa pensée tendue et sa parole aigre, il avait pris très nettement position dans l’Assemblée, refusant au roi le veto suspensif, combattant la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, avertissant sans cesse la nation de se méfier des complots de l’aristocratie et de ne pas décourager par un modérantisme sévère la force populaire en mouvement. (...)".

10/05/2014 19:47 par jean-marie Défossé

Une petite parenthèse qui en dit long sur les réelles pensées socialistes de ce gouvernement , et plus particulièrement sur la décision du Ministère de l’Intérieur , d’autoriser la commune de Jaurès en Dordogne , près de St Astier , a transformer son nom de JAURES en Jaure , probablement sous la pression de quelques pseudo-oligarques régionaux (plutôt bouffons) ; et ceci au fallacieux prétexte de retrouver son appellation d’origine occitane .

Il y a déjà plus de dix ans que quelques élus-bouffons de la région avaient déjà entamé l’effacement du S de Jaurès sur le fronton de la Mairie et sur les panneaux de signalisation de la commune , sur lesquels , je me faisais un malin plaisir à chaque passage de rajouter un S avec un gros feutre .

C’est le moins qu’il m’était possible de faire en mémoire à Jean Jaurès et à son sacrifice inutile , surtout face aux pertes de mémoire collectives qui sévissent ces temps-ci dans notre pays .

Mais il faut aussi savoir laisser du temps ... au temps , car malheureusement pour ce pays qui est le mien , on ne peut plus compter avec la sagesse des hommes ; oui du temps , encore un peu de temps ...plus très longtemps , afin qu’une autre JUSTICE efface l’INJUSTICE d’une minorité malfaisante sévissant à tous les niveaux de notre société .

11/05/2014 00:16 par SZWED

Jean JAURES parlait vrai, merci pour ces textes et ces paroles fortes, qui restent encore plus d’actualité aujourd’hui.

11/05/2014 06:44 par Beyer Michel

La revue "Réveil du combattant" de l’ARAC, d’avril , consacre un excellent article signé Roland WEYL sur le droit international et la souveraineté nationale, dans le droit fil des idées de Robespierre et Jaures

13/05/2014 05:27 par Tardieu

Comme le dit un internaute, Jaurès était un bon parleur, un socialiste quoi, il n’était bon qu’à cela, comme ceux qui se sont dit socialistes par la suite...

13/05/2014 17:54 par Archer Gabrielle

Parler c’est bien, écrire c’est mieux mais agir c’est plus sûr...
(C.C.S....)

13/05/2014 22:51 par Dwaabala

@ Autrement
Vous avez parfaitement raison d’orienter les LGSistes vers la lecture de l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jean Jaurès.
Ne serait-ce que par respect pour ce monument d’histoire et de littérature, certains s’abstiendront alors de leurs âneries.

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