Le Gabon, après vingt ans de privatisation de son eau et son électricité au profit de Veolia, vient de décider de se débarrasser unilatéralement de la multinationale française. S’il est difficile d’établir les torts respectifs de Veolia et du gouvernement gabonais, leurs relations ayant toujours été marquées par la connivence et le secret, une chose est sûre : le groupe français a décidé une nouvelle fois, après l’avoir fait contre l’Argentine, l’Égypte ou encore la Lituanie, de saisir un tribunal arbitral international – ces structures opaques chargées, dans le cadre de traités d’investissement, de défendre les intérêts des multinationales face aux États.
Depuis la privatisation de 1997, l’entreprise française Veolia jouissait d’un monopole absolu sur la distribution de l’eau et de l’électricité au Gabon, via sa filiale SEEG (Société d’Énergie et d’Eau du Gabon), détenue à 51%. Un arrangement mutuellement avantageux pour la multinationale française et le régime d’Omar Bongo, puis de son fils Ali, puisque ces derniers possédaient via une holding familiale une partie des actions de la SEEG, avec à la clé des dividendes confortables (800 000 euros, selon une enquête de Mediapart [1]).
Mais, coup de théâtre : le 16 février dernier, l’État gabonais rompt la concession qui le liait au groupe privé français, procédant immédiatement à la réquisition de la SEEG. La concession avait pourtant été renouvelée pour cinq ans en mars 2017, mais les négociations ont fini par échouer. Après plus de 20 ans de gestion privée au bilan plus que mitigé, rien ne dit que l’État parviendra à assurer la fourniture de l’eau et de l’électricité aux populations, vu sa gestion désastreuse avant l’appel au privé. Veolia et l’État gabonais se partagent probablement la responsabilité de la dégradation de la situation, mais le contrat signé avec Veolia étant tenu secret par les deux parties, il est difficile d’évaluer à qui incombe davantage le manque flagrant d’investissement et la vétusté des infrastructures. Le gouvernement et les proches de la famille Bongo ont accumulé les impayés, en bénéficiant jusqu’ici de la complaisance de la SEEG.
Se disant offusqué par la décision du Gabon, le groupe français a dénoncé une « grave violation des règles de droit », et se dit « victime d’une expropriation brutale de la part de l’État gabonais ». Le 8 mars dernier, Veolia, via sa filiale la SEEG, a déposé une demande de recours auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi), officine de la Banque mondiale basée à Washington. Le Cirdi est l’un des principaux tribunaux d’arbitrage international où se tranchent les litiges entre « investisseurs » et États – autrement dit entre les grandes multinationales et les gouvernements qui portent atteinte à leurs intérêts. Opaques et structurellement biaisés en faveur du secteur privé, ces mécanismes dits ISDS sont au centre de la contestation des accords de libre-échange comme le Tafta et le Ceta. Les entreprises occidentales les utilisent depuis longtemps contre les pays du Sud de la planète.
Retour à la gestion publique face aux échecs de la privatisation
Pourtant, force est de constater que Veolia est devenu très impopulaire au sein de la population gabonaise en raison des nombreux délestages et coupures d’eau. D’après Mays Mouissi, analyste économique gabonais, le mécontentement de la population est justifié : « Des quartiers entiers de Libreville et de sa proche banlieue peuvent être privés d’eau pendant deux semaines sans que ne soit enregistrée une baisse du montant à payer sur la facture. Veilla fait payer aux usagers des poteaux électriques à plusieurs millions FCFA quand ces derniers veulent se raccorder à son réseau puis s’en attribue unilatéralement la propriété, il faut parfois attendre plus de 6 mois entre la demande d’un compteur (d’eau ou d’électricité) et la pose [2] ». Le militant et environnementaliste gabonais Marc Ona Essangui cite notamment la gigantesque coupure d’électricité qui a plongé Libreville dans le noir juste au moment du réveillon de la saint Sylvestre, le 31 décembre dernier. Il estime que le groupe français Veolia et sa filiale soumettent les gabonais à un esclavagisme déguisé. « Nous devons nationaliser la SEEG, mettre les moyens, mettre les Gabonais à la tête de la SEEG. On est quand même en 2018 ! », s’exclame un Gabonais au moment de la nomination d’un nouveau directoire provisoire de la SEEG [3].
En plein centre-ville de la capitale, Libreville, de nombreux habitants récoltent l’eau de pluie ou font des allées et venues jusqu’aux puits les plus proches... Le ministre de l’Eau et de l’Électricité, Guy Bertrand Mapangou affirme que « les tarifs ont augmenté de plus de 75 % pour l’électricité, et plus de 88 % pour l’eau, en dix-neuf ans » depuis que Veolia gère la distribution – oubliant de mentionner que ces augmentations ont aussi profité aux intérêts du clan Bongo. Le gouvernement du Gabon a également mis en cause l’entreprise française pour des actes de pollution. Des faits confirmés par les organisations de la société civile gabonaise comme Brainforest, qui se sont néanmoins publiquement interrogées pourquoi le gouvernement ne les avait pas dénoncés plus tôt, malgré leurs alertes répétées par le passé.
Veolia, accro à l’arbitrage international ?
Grâce à la manne financière de la gestion privée de l’eau en France, Veolia et sa concurrente Suez ont mené une politique d’expansion agressive partout dans le monde à partir des années 1990. Très vite cependant, à partir de la « guerre de l’eau » de Cochabamba en Bolivie, en 2000, les multinationales de l’eau ont connu des échecs retentissants. De nombreuses villes du monde entier, et en France même, ont choisi de se débarrasser de leurs prestataires privés ou de ne pas renouveler leurs contrats (lire le rapport publié par l’Observatoire des multinationales avec Transnational Institute (TNI) et d’autres : Eau publique, eau d’avenir. L’expérience mondiale de la remunicipalisation). Parallèlement, les conflits entre autorités publiques et multinationales de l’eau, comme aujourd’hui au Gabon, se sont multipliés.
Dans un tel contexte, la possibilité de recourir à l’arbitrage international privé est une arme de choix pour un groupe comme Veolia, qui n’a pas hésité à s’en servir à de nombreuses reprises. Le 20 août 2007, par exemple le Cirdi avait déjà condamné la Province argentine de Tucuman à payer 105 millions de dollars à titre de dommages, plus intérêts et frais à Veolia, opérant alors sous le nom de Vivendi, et à sa filiale argentine Compañia de Aguas de Aconquija, suite à la perte de concession d’eau de la Province, résiliée en 1997 [4]. Rappelons-nous, en avril 2015, le Cirdi avait condamné l’Argentine à verser 405 millions de dollars (380 millions d’euros) d’indemnités à Suez environnement – qui réclamait cinq ans plus tôt 1,2 milliard de dollars – pour avoir renationalisé le service de l’eau de Buenos Aires en 2006, après des années de conflits en raison d’un manque d’investissements et d’une qualité défaillante de l’eau potable [5]. Veolia était également concerné par cette procédure en tant qu’actionnaire minoritaire de la firme renationalisée.
Autre cible emblématique : l’Égypte. L’augmentation du salaire minimum égyptien de 400 à 700 livres par mois (de 41 à 72 euros) est jugée inacceptable par la multinationale, qui porte plainte devant le Cirdi contre l’Égypte le 25 juin 2012 [6]. Selon Veolia, les nouvelles grilles de salaires contreviendraient aux engagements pris dans le cadre du partenariat public-privé signé avec la ville d’Alexandrie pour le traitement des déchets et réduiraient la marge bénéficiaire de l’entreprise...
Un arme anti-remunicipalisation
En Lituanie, Veolia gérait le service de chauffage urbain de la capitale, Vilnius, et de neuf autre municipalités. Mais la société française pratiquait des coûts très élevés et des procureurs lituaniens l’accusent de manipuler les prix de l’énergie et lui on infligé plusieurs amendes. La municipalité de Vilnius a finalement décidé de ne pas renouveler son contrat de quinze ans avec le groupe français, qui arrivait à terme en 2017. Veolia a réagi en traînant pour la première fois un État européen devant le Cirdi et réclame à la Lituanie 100 millions d’euros en janvier 2016, avant d’exiger 120 millions d’euros d’indemnisation supplémentaires en avril 2017. Veolia affirme que les autorités lituaniennes refusent de lui compenser les pertes de ses filiales Vilniaus Energija et Litesko, subies à cause de changements législatifs et réglementaires que l’entreprise juge discriminatoires. De son côté, la mairie, qui accuse Veolia de pratiquer des tarifs prohibitifs, riposte en avril 2017, en se disant prête à réclamer à Veolia 200 millions d’euros devant le tribunal d’arbitrage de Stockholm [7].
Et il ne faut pas oublier que toutes ces procédures ISDS formellement mises en œuvre ne sont que la partie émergée de l’iceberg. D’une part, certaines procédures ne sont pas rendues publiques, et d’autre part, la simple menace de recourir à ce type d’arbitrage suffit souvent à intimider les autorités publiques qui souhaiteraient remunicipaliser leurs services ou au moins renégocier les contrats. Récemment, au Maroc, à Rabat, la menace d’un non-renouvellement du contrat avec Redal, la filiale de Veolia en charge de la distribution de l’eau et de l’électricité, a conduit le groupe français à annoncer dans les médias s’être attaché les services d’un cabinet d’avocats d’affaires spécialisé, Gide, pour préparer une plainte, une nouvelle fois auprès du Cirdi [8].
Les accords de libre-échange, à travers les mécanismes ISDS mais aussi d’autres dispositions comme les clauses de « non retour en arrière » une fois qu’un secteur a été libéralisé, apparaissent comme une menace directe pour les autorités publiques et les citoyens qui souhaitent remettre en cause la privatisation de services essentiels comme l’eau et l’électricité [9]. C’est sans doute pourquoi les gouvernements français et européens, sensibles aux intérêts de leurs multinationales, continuent à pousser à l’adoption de tels accords, malgré la grogne du public. Dernier exemple en date : la France vient de demander à ses partenaires européens d’« accélérer » les négociations en vue de la signature d’un traité d’investissement entre l’Union européenne et le Japon. Faut-il y voir un rapport avec le fait que Veolia est en train d’essayer de s’implanter dans l’archipel nippon ?
En ce qui concerne le Gabon, une chose est sûre : avec la procédure opaque de l’arbitrage international privé, on ne risque pas de sortir de la logique de négociations secrètes et d’arrangements au plus haut niveau entre Veolia et le gouvernement d’Ali Bongo. Au détriment des Gabonais eux-mêmes. Activiste de l’association Survie et du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (Cadtm), Régis Essono lutte pour audit citoyen de la dette publique du Gabon. Il fait part de sa préoccupation :« Les populations gabonaises risquent d’être les grands perdantes de ce combat. Déjà, elles constatent que le service est toujours aussi catastrophique malgré le départ de Veolia. Surtout, au vu des éléments dont nous disposons pour le moment, je ne vois pas comment Veolia pourrait perdre le combat juridique et ne pas obtenir un très lourd dédommagement, qui privera encore plus les populations gabonaises de ressources dont elles sont déjà très largement spoliées et privées par leurs dirigeants. »