Soderbergh, adulé par le même milieu par ailleurs, ne peut pas avoir perdu instantanément ses qualités tant louées. Le réalisateur a indéniablement des valeurs esthétiques qu’il a su mettre à profit dans son dernier opus. Il faut donc s’interroger sur cette troublante unanimité des medias institutionnels. Télérama voit du "donquichottisme pathétique dans ces images" et Libération y voit un film qui laisse une impression de "laborieuse illustration". Selon les Inrocks « certes meilleur, plus cohérent que son prédécesseur, Che : Guérilla ne relève pas l’entreprise générale…Mais Soderbergh échoue à tirer l’ensemble hors de la chronique fragmentaire ». Le Monde proclame que le film est « décevant, sans relief. On aurait aimé que le film parle aussi des zones d’ombres du Che, de son autorité de Commandant qui ne le fit pas hésiter parfois à fusiller arbitrairement des hommes ».
On ne peut dissocier la critique et l’esthétique, la forme et le fond, le processus et le contenu qui sont toujours entrelacés. On ne peut apprécier une oeuvre si l’on ne ressent pas des affinités avec le propos. On ne peut être bouleversé par ce qui se joue si l’on est indifférent aux valeurs du sujet.
La distanciation est un objectif noble mais inaccessible. Soderbergh investit le personnage avec sa propre représentation. L’objectivité à proprement parler n’existe pas. Il n’y a que des subjectivités assumées ou rampantes. L’exposition d’une multitude de subjectivités, de divers regards sur un même sujet est la démarche qui s’approche le plus de l’objectivité.
Chaque être est engagé consciemment ou à défaut dans un système de valeurs. Il n’est pas nécessaire pour ce faire que chacun individuellement soit conscient de ce phénomène.
Un critique de cinéma est inscrit dans une organisation sociale dont la fonction le transcende. Il est un élément d’un rouage dont l’objectif final consiste à consolider et justifier le présent. Une orientation idéologique se distingue sur l’ensemble des points de vue qui semblent surgir de l’esprit de chacun et couronner des réflexions personnelles quand ils ne sont que l’expression de l’intériorisation de la culture d’une classe.
Ce film a été aussi l’objet d’une forme de censure. Il aurait mérité en effet une plus large diffusion et une meilleure exposition médiatique au vu du rang du réalisateur, des acteurs et de la valeur du projet. C’est comme si Sodernergh présentait un premier film sur un personnage sombrement inconnu. On retrouve pourtant au casting des acteurs de renom dont le très convaincant Benicio del Toro dans le rôle titre. Le film est projeté cela dit dans un très petit nombre de salles. On peut remettre ce film en perspective avec le documentaire d’Oliver Stone sur Fidel Castro qui a fait l’objet d’un déni médiatique absolu.
Si un réalisateur avait présenté une critique au vitriol du Che, il est sûr qu’il aurait attiré la bienveillante attention des medias. Le film se serait inscrit dans le sillon du sens commun et aussitôt les agents de la propagande en auraient chanté les louanges.
Les critiques comme l’art ne se contentent pas de figurer platement les faits tels qu’ils apparaissent. En rendant compte du monde, ils le transforment. La bataille des idées n’a pas de ligne de front ; elle traverse toutes les instances de la vie et nous engage tous.
Emrah KAYNAK