Avant d’essayer de répondre à ces questions, il faut d’abord revenir à l’existant. Actuellement, la constitution considère que l’ensemble des questions relatives à nationalité relèvent de la compétence du législateur (article 34 : "La loi fixe les règles concernant la nationalité"). Concrètement, ce "droit de la nationalité" est énoncé dans le code civil : il s’agit des articles 17 à 33-2. Parmi ceux-ci, l’article 25 (1) évoque précisément la question de la déchéance : une peine qui peut s’appliquer à tout individu condamné pour "un crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ... un acte de terrorisme" (2) etc. à condition que ledit individu ait "acquis" (et non reçu à la naissance) la nationalité Française (3).
La législation sur le sujet n’est pas récente. Pendant la première guerre mondiale (4), la loi du 15 juillet 1915 énonce déjà cette possibilité de déchéance, avec des dispositions qui ressemblent d’ailleurs fortement à celles d’aujourd’hui : des Français "naturalisés" ayant "porté les armes contre la France", ayant fui leurs "obligations militaires" ou s’étant mis "au service d’une "puissance ennemie". Des dispositions globalement reprises au fil des lois suivantes (loi du 10 août 1927, décret-loi du 12 novembre 1938, ordonnance du 19 octobre 1945, loi du 22 juillet 1993 ... (5)), avec ici et là quelques élargissements ou modifications (6). A chaque fois, la peine de déchéance ne s’est appliquée qu’aux Français d’adoption. Seule exception, la période 1940-1944 (régime de Vichy), période pendant laquelle tout le monde était concerné. Entre autres lois de l’époque (7)(8), celle du 23 juillet 1940 ("Tout Français ayant quitté le territoire ... sera déchu de la nationalité Française") a par exemple touché De Gaulle, Mendès-France, etc. Mais hormis cet épisode, l’extension de la déchéance aux Français de naissance est quelque chose d’inédit depuis plus d’un siècle.
Pourquoi vouloir réviser la constitution ? Pourquoi ne pas simplement modifier l’article 25 du code civil ? A en lire le projet de loi constitutionnelle (9) (article 2), ce second cas fait craindre à l’exécutif un recalage en conseil constitutionnel. La raison invoquée ? une décision antérieure dans laquelle la haute juridiction indique que "la déchéance des binationaux naturalisés ne porte ’pas atteinte à une situation légalement acquise’". Selon les auteurs du projet, cela sous-entendrait que la nationalité de naissance est une situation "légalement acquise" et donc impossible à déchoir (dans l’état actuel de la constitution). Notons qu’il ne s’agit là que d’une simple interprétation et que pour bon nombre de juristes, il est inutile de réviser la constitution (10). Ceci étant, l’idée est quand même reprise par le conseil d’état, lequel approuve donc la révision.
Quoi qu’il en soit, révision constitutionnelle ou pas, le projet de F. Hollande ne va pas changer grand chose en pratique. Les binationaux naturalisés ne constituant qu’une petite partie de la population, il ne concernera tout au plus que quelques cas. La dessus, tout le monde (ou presque) est d’accord. Sa portée est donc avant tout symbolique. Encore faut-il préciser de quel symbole il s’agit ... En instituant une différence de traitement entre les binationaux nés Français et ceux qui ont été naturalisés, le projet d’Hollande et Valls déroge à l’un de nos principes fondamentaux : "l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine ..." (article 1 de la constitution). Certes, on peut remarquer qu’une inégalité de traitement existe déjà (entre les Français "purs souche" et les binationaux)(11)(12), mais est-ce une raison pour persister dans cette voie ? En réalité, le pouvoir "socialiste" ne fait que reprendre une vieille idée de l’extrême droite, laquelle consiste à faire de la nationalité un élément fondateur de la personne (et non pas un simple attribut comme c’est le cas aujourd’hui). Constitutionnaliser la question de la nationalité, quelle victoire idéologique pour le Front National !
Bien sûr, les auteurs du projet se veulent garants de toute dérive autoritaire. Ainsi précisent-ils que la peine de déchéance ne s’appliquera qu’en cas de crimes constituant "une atteinte grave à la vie de la Nation". Mais si tout le monde pense aujourd’hui aux attentats meurtriers, qu’en sera t-il demain ? Le texte n’en dit mot et confie au législateur la tâche future de préciser "les infractions qui répondent à cette qualification". Il y a là un danger certain. En effet, dans l’absolu, la formule "atteinte grave ..." ne veut pas dire grand chose et chacun pourra en donner sa propre définition (13) : demandez à un militant de gauche (pas PS, soyons sérieux) et à un frontiste, vous verrez la différence. Demain, un régime autoritaire pourrait ainsi décider d’élargir la notion d’"ennemis de la nation" aux opposants. Y inclura t-on des opposants à la guerre ? des militants du droit des animaux ? des faucheurs de champs OGM ? des grévistes qui séquestrent un PDG ? des ZADistes ? et pourquoi pas des des journalistes un peu trop curieux et autres lanceurs d’alerte ? (14)
Les failles ne sont pas qu’idéologiques, elles sont aussi d’ordre pratique. En voulant mettre en avant l’utilité du projet, à savoir l’"éloignement durable du territoire" d’individus "dangereux", ses auteurs ne font qu’en révéler l’absurdité. L’une des règles de base du contre terrorisme n’est-elle pas de garder les individus les plus dangereux sous surveillance étroite ? Rappelons d’une part que les attentats du 11 septembre 2001 n’ont pas été préparés aux Etats-unis et d’autre part que les djihadistes circulent généralement sous de faux papiers (15). Si les auteurs de crimes terroristes sont particulièrement dangereux, pourquoi ne pas plutôt prévoir un alourdissement de peine ? Ou bien une augmentation de la période de sûreté ? Ou encore un meilleur suivi en fin de peine ? Cela éviterait au moins de soulever de nouveaux problèmes, comme par exemple ceux énoncés par le juge Trévidic : comment faire si l’autre pays "du déchu" refuse de le recevoir (ce qui serait compréhensible, surtout si l’individu en question à toujours vécu en France) ? ou encore, qu’allons nous faire si d’autres pays nous envoient leurs déchus ? bref, avec quels pays la France va t’elle jouer au jeu de la "patate chaude" (16)(17) ? Nos gouvernants restent bien silencieux sur le sujet ...
Dans le camp socialiste, le projet est loin de faire l’unanimité (18). Conscients que certaines digues sont peut être en train de céder (division nationale, trahison des idées de la gauche ...), certains s’évertuent alors à chercher une porte de sortie honorable (19). Première possibilité : remplacer la peine de déchéance par celle d’"indignité nationale" (une mesure qui tire ses racines de l’Ancien Régime (20), et qui a été réactivée à la Libération (21)) ; il s’agirait alors de retirer aux personnes concernées tout ou partie de leurs droits civiques et/ou civils (sans pour autant toucher à la nationalité). Deuxième possibilité : la "déchéance pour tous", binationaux comme mononationaux (lesquels deviendraient alors apatrides). Une mesure qui mettrait la France en porte-à-faux au regard des accords internationaux, mais que rien n’interdit. En effet, si la déclaration universelle des droits de l’homme stipule que "tout individu a droit à une nationalité", celle-ci n’est pas contraignante ; quant à la convention de New York (1961) et à la convention européenne (1997), elles n’ont jamais été ratifiées par la France (22).
Si ces deux alternatives ont le mérite d’appliquer la même règle à tous (donc sans distinction d’origine), elles n’en demeurent pas moins stériles. Alors que les récents attentats sont l’oeuvre de djihadistes qui rejettent déjà toute appartenance à la France (terre de "Kâfir"), brûlent leur passeport, repartent en "terre d’Islam" quand ils ne se font pas exploser sur place, quel effet aura sur eux la menace d’une perte de nationalité/citoyenneté ? Aucune. En revanche, en politisant la réponse pénale, en allant jusqu’à modifier la loi suprême de notre pays, nos gouvernants leurs confèrent une importance qu’ils n’imaginaient sûrement pas (23). Hollande et Valls s’en moquent ; avec 85 % de Français qui soutiennent leur projet, les petits calculs politiciens l’emportent sur le sérieux de leur mission.
En définitive, le projet de l’exécutif n’est donc rien d’autre qu’une sorte de "buzz" politique, une manière de canaliser l’émotion populaire en écartant les vraies questions ; lesquelles ne manquent pourtant pas : Pourquoi a t-on déclaré la guerre à des pays qui ne nous ont jamais menacé ? Une politique d’ingérence n’est-elle pas liée à une augmentation de la menace terroriste ? Valls a t-il refusé une liste de djihadistes Français proposée par la Syrie ? Y a t-il eu faillite des services de renseignement ? Qu’en est-il du manque de moyens dénoncé par certains juges antiterroristes (Trévidic, Thiel, ...) ? Pourquoi assiste t-on a des poussées de radicalisation ? etc. En 2010, peu après le discours de Grenoble (marquant notamment la volonté de Sarkozy de retirer la nationalité Française à "toute personne d’origine étrangère" ayant "porté atteinte à la vie d’un policier ou d’un gendarme" (24)) l’historien Pierre Rosanvallon avait eu cette formule pertinente : "le sarkozysme n’est plus une politique : il est une tentative permanente d’adaptation opportuniste aux réalités". Une formule que l’on pourrait aujourd’hui appliquer à l’exécutif "socialiste".
En revenant quelques années en arrière, force est de constater un spectaculaire retournement de veste. Ainsi, Hollande jugeait-il en 2010 le projet "de déchéance" sarkozyste (précité) comme "attentatoire à la tradition républicaine et en aucune façon protecteur pour les citoyens" ; quant à Valls, il dénonçait "un débat nauséabond et absurde" et "un amalgame entre l’insécurité et l’étranger" (25). Plus récemment (début 2015), les membres du PS se souviennent avoir rejeté la proposition de loi du député LR Philippe Meunier (laquelle consistait à appliquer une peine de déchéance et/ou d’indignité nationale aux individus portant les armes contre la France) : "votre texte n’a pour but que de courir après le Front national" entendait-on alors dans les rangs de l’actuelle majorité. Ironie du destin, moins d’un an après, c’est le même Front National qui se félicite de la reprise de ses idées par la "gauche" : "Une fois le principe réhabilité par François Hollande, nous allons ... faire pression pour que cette déchéance soit appliquée concrètement beaucoup plus largement." précise ainsi Florian Philippot. Si le "Parti socialiste" persiste dans cette voie, peut être devrait-il un jour songer à choisir un nom plus approprié : euh ... Parti national socialiste ?
Jérôme Henriques
Références
Le Grand Soir, Rudolph Bkouche, Variations sur la dénaturalisation, l’état d’urgence, le FN et la mondialisation
Le Grand Soir, Saïd Bouamama, De "l’esprit du 11 janvier" à la "déchéance de la nationalité" : chronique d’une année de régression culturaliste
Cédric Mas, Analyse du projet de loi constitutionnelle : La déchéance de nationalité
Médiapart, Edwy Plenel, L’ultime rupture
Médiapart, Louise Fessard, La déchéance de nationalité pour terrorisme à nouveau validée
Médiapart, Philippe Cohen-Grillet, De 2010 au 13-Novembre : le lien manqué du Bataclan
Médiapart, Fabrice Arfi, René Backmann, Michel Deléan, Louise Fessard, Jérôme Hourdeaux et Matthieu Suc, Antiterrorisme : l’histoire d’une faillite
Blogs Médiapart, François-xavier Berger, Et pourtant la déchéance de nationalité existe pour tous les Français depuis 88 ans !
Blogs Médiapart, Amélie Meffre, Loi du 10 août 1927 et la déchéance de nationalité
iPolitique, Laurent de Boissieu, Perte et déchéance de la nationalité française : origine historique des articles du Code civil
iPolitique, Laurent de Boissieu, Historique de la législation sur la déchéance de la nationalité 1848-1938