Qu’est-ce qu’un acte antisémite ? La question se pose avec acuité depuis les attaques du 7 octobre 2023 qui ont fait près de 1 200 morts, suivies de la réaction israélienne qui en a fait plus de 53 000 à l’heure ou ces lignes sont écrites. Pour qu’une agression soit qualifiée d’antisémite, suffit-il que la personne agressée soit juive ? Clairement non. Pour qu’une agression soit qualifiée de raciste, il ne suffit pas que la personne agressée fasse partie d’une minorité raciale, religieuse ou autre. Si Vincent surprend sa copine dans les bras de Mamadou, et qu’il roue ce dernier de coups et l’envoie à l’hôpital, ce n’est pas une agression raciste... à moins que Vincent n’ait été particulièrement violent avec Mamadou parce qu’il est outré que sa copine l’ait trompé avec « un Noir », mais cela reste à démontrer. Si Vincent avait surpris sa copine dans les bras d’un Français bien blanc, est-ce qu’il aurait été tout aussi violent ? moins violent ? En l’absence d’éléments soutenant la thèse que Vincent a réagi violemment parce que sa copine le trompe « avec un Noir », nous ne pouvons pas affirmer que cette agression est raciste, et nous avons donc à faire à une agression motivée par la jalousie.
Si pendant qu’il le roue de coups, Vincent lance par exemple à Mamadou : « espèce de sale Noir, comment tu as pu oser toucher ma copine, tu l’as salie avec ton corps puant de sale Africain ! » ; dans ce cas-là il semble évident qu’en plus de la jalousie qui déclenche la réaction de Vincent, il y a une motivation raciste, et donc oui nous aurions à faire à une agression raciste ; mais il n’a été possible d’arriver à cette conclusion qu’en raison de l’existence d’éléments établissant la seconde motivation raciste de Vincent ; le simple fait que Mamadou soit noir ne suffisait pas.
De manière similaire, lorsqu’une personne juive est agressée, il ne s’agit pas automatiquement d’une agression antisémite. Pour établir le caractère antisémite d’une agression, il doit exister des éléments qui nous amènent à penser que si la personne agressée n’avait pas été juive, l’agression n’aurait pas eu lieu, ou qu’elle aurait été clairement moins violente. Pour revenir à l’exemple précédent, il faudrait prouver que si Mamadou n’avait pas été noir, Vincent ne l’aurait pas roué de coups, ce qui semble évidemment improbable. Cela ne veut pas dire que la motivation raciste ne peut pas être considérée dans ce cas, mais il faut simplement reconnaître que la principale motivation est la jalousie. Pour établir une motivation additionnelle, une circonstance aggravante, il faut apporter des éléments autres que le simple fait que Mamadou soit africain.
Lorsqu’une personne juive est agressée, il y a donc trois cas de figure :
1. L’agression était simplement motivée par l’antisémitisme
2. L’agression avait un motif principal autre que l’antisémitisme, mais la motivation antisémite était également présente ; en plus du motif principal qui a déclenché l’agression, il se trouve que l’agresseur est antisémite, et que son agression était particulièrement violente, du fait que sa victime est juive.
3. L’agression n’est pas antisémite : bien que la victime soit juive, et que l’agresseur savait que sa victime est juive, la motivation de l’agresseur n’a rien à voir avec la judéité de la victime. Par exemple : Vincent surprend sa copine au lit avec Moshe, qu’il roue de coups, motivé uniquement par sa jalousie. S’il avait surpris sa copine avec Mohamed, ou avec Mamadou, il aurait réagi de la même manière violente.
Dans le cas des deux employés de l’ambassade israélienne assassinés par Elias Rodriguez à Washington, avons-nous à faire à une attaque antisémite ? La question peut sembler provocante, étant donné l’alignement de la quasi-majorité des élites politiques, culturelles et médiatiques européennes avec les thèses et le discours du gouvernement israélien, qui les mènent à amalgamer toute critique du gouvernement israélien et de ses soutiens à de l’antisémitisme. Mais cette question est parfaitement légitime, et la gravité du sujet nous impose de faire l’effort de réfléchir à ces questions de manière rationnelle, calme et dépassionnée, de résister à la tentation d’essayer de marquer des points contre le camp adverse à n’importe quel prix.
Elias Rodriguez dit avoir commis son acte monstrueux « pour la Palestine », « à cause de ce qui se passe à Gaza ». A ce stade, et même sans enquête additionnelle, nous pouvons déjà affirmer avec confidence qu’il s’agit d’un acte terroriste : Rodriguez a commis un acte de violence contre des civils afin (dans sa tête) de forcer le gouvernement israélien à changer sa politique (cesser les massacres de civils à Gaza) ; c’est précisément la définition du terrorisme. La motivation principale ici semble clairement être l’indignation de Rodriguez par le massacre de civils à Gaza et son envie de faire quelque chose pour que cela cesse. Est-ce que ce raisonnement tient la route ? est-ce que cette attaque est légitime ? Évidemment que non ! Tuer des innocents pour dénoncer la mort d’innocents est une aberration logique et morale.
Mais si le caractère terroriste de cette attaque est flagrant, il en va autrement pour l’aspect antisémite. Imaginons que, dès les premières semaines de la réaction israélienne à l’attaque du 7 octobre, semaines durant lesquelles des milliers de civils innocents ont été massacrés à Gaza par les bombes israéliennes, la réaction du « camp occidental » ait été différente. Imaginons qu’après un ou deux mois de bombardement indiscriminés, les États-Unis et l’UE aient fait réellement pression sur Israël, aboutissant ainsi à un cessez-le-feu suivi de négociations diplomatiques ouvrant la voie à une solution politique sur le long-terme qui garantisse le respect des droits des Palestiniens tout autant que celui des israéliens. Est-ce que dans ce cas-là, Rodriguez aurait assassiné ses deux victimes ? Mais lorsque l’on dit cela, n’est-on pas en train de « justifier » l’assassinat de ces deux personnes ? N’est-on pas en train de dire que la responsabilité de la mort de ces deux personnes est celle du gouvernement israélien, et non de leur assassin Rodriguez ? Absolument pas ! Rodriguez est entièrement responsable de l’assassinat de ces deux victimes ; Israël est responsable des massacres de civils qui ont alimenté les motivations terroristes de Rodriguez ; et le « camp occidental » est responsable de ne rien faire pour cesser les massacres israéliens en Palestine, inaction qui alimente la perception d’impunité d’Israël et le désir de justice/revanche par tous les moyens chez des gens malades comme Rodriguez. Tant qu’Israël, soutenu par le camp occidental, continuera de massacrer les enfants et les civils à Gaza en toute impunité, il se trouvera malheureusement des esprits malades et monstrueux comme celui de Rodriguez pour s’attaquer aux Juifs en pensant que cela est légitime.
Vient-on de démontrer ci-haut que l’attaque perpétrée par Rodriguez à Washington cette semaine n’était pas antisémite ? Pas du tout. Il est tout à fait possible qu’en plus de son objectif de faire cesser les massacres de l’armée israélienne à Gaza, Rodriguez ait été motivé par une haine irrationnelle des Juifs. Si l’on retrouve par exemple dans ses publications sur les réseaux sociaux des déclarations antisémites (exemple : les Juifs contrôlent le monde, ce sont des cochons...), alors nous pourrons affirmer que le fait de cibler deux employés de l’ambassade israélienne n’était pas simplement motivé par les massacres de civils à Gaza, mais également par de l’antisémitisme.
Il faut noter que cette nécessité d’effectuer un travail d’analyse nuancé, fin et objectif, est constamment mise à mal par l’empressement d’une grande partie des médias mainstream du camp occidental à assimiler antisionisme et antisémitisme, d’amalgamer toute critique du gouvernement israélien à de l’antisémitisme. De nombreux médias ont déjà décidé que cette attaque était antisémite dès les premières diffusions de l’information, sans attendre une enquête ou des éléments supplémentaires. La dénonciation de l’antisémitisme est ici récupérée pour faire taire toute critique d’Israël, ce qui renforce chez les gens l’impression qu’Israël fait l’objet d’un traitement de faveur, en raison de la supposée influence démesurée que « les juifs exerceraient » sur les médias et les responsables politiques. Ainsi, sous prétexte de lutter contre l’antisémitisme, les responsables politiques et médiatiques occidentaux alimentent eux-mêmes le principal foyer d’antisémitisme au monde, à savoir le traitement horrible des Palestiniens par Israël et le soutien inconditionnel des occidentaux à l’entreprise coloniale israéliens qui privent les Palestiniennes de leurs droits les plus élémentaires.