Au moins durant l’entre-deux-guerres, quand il y a eu affrontement entre la gauche et les fascistes, ce sont toujours les fascistes qui l’emportaient. Et malheureusement, le plus souvent sans rencontrer une vraie résistance. Cependant, il y a eu une exception de taille. Celle du révolutionnaire Italien Guido Picelli, qui, le premier et bien avant tout autre, a compris ce qu’est et ce que veut le fascisme, ainsi que comment il doit être combattu. Guido Picelli a combattu les fascistes quand il les trouvait sur son chemin. A Parme, il participa aux combats contre les squadristi fascistes en 1922. En novembre 1936, il se rend à Barcelone pour s’enrôler dans la « compagnie du bataillon Garibaldi ». Le 5 juin, il est blessé et meurt en combattant. La ville de Barcelone, où il est enterré, l’honore par des funérailles d’État.
Qui fut donc cet homme qui mettait en déroute les fascistes ?
Première image : début août 1922 à Parme, la seule grande ville italienne qui persiste à résister aux squadristes de Mussolini, déjà en marche vers le pouvoir. La grève générale proclamée après la sanglante attaque des fascistes contre la ville de Ravenne se termine avant même de commencer par les bureaucraties syndicales en débandade devant les menaces de représailles des fascistes. Mais, les travailleurs et le peuple de Parme n’obéissent pas et se mettent en grève. Mussolini charge son bras droit Italo Balbo d’écraser les insoumis de ce “Bastion Prolétaire” qu’est la ville de Parme. Au moins 10 000 à15 000 fascistes en armes de toute l’Italie du nord et du centre se précipitent sur la ville prêts pour l’assaut final et le bain de sang qu’ils promettent à ses défenseurs.
Dans Parme, Guido Picelli organise la défense, assigne des tâches précises à chacun et à chacune, et met en œuvre un plan minutieux de guérilla urbaine sans précédent, avec des rangées successives des tranchées, des fossés, des barricades, des barbelées, des câbles électriques, et même des champs de mines improvisés, défendues par la population des quartiers populaires et les travailleurs de la ville sous la direction des 400 Arditi del Popolo (soldats du peuple) plus ou moins armés, ces vétérans de la Première Guerre mondiale, que Picelli prépare au combat depuis 14 mois ! Ceux qui ont des armes tirent des balles ou lancent des grenades. Les autres, vieux, jeunes, enfants et surtout les femmes, résistent avec des pioches, des barres de fer, des pierres, des traverses, des briques, de l’huile bouillante et du... vitriol.
Profitant de la passivité bienveillante de l’armée et de la gendarmerie, les fascistes attaquent par vagues successives durant 5 jours, mais sont toujours repoussés laissant des dizaines de morts et de blessés. Et tandis que Balbo tente d’exorciser le mal en écrivant dans son journal “Si Picelli arrive à vaincre, les subversifs de toute l’Italie vont relever de nouveau la tête”, les fascistes battent en retraite dans un désordre indescriptible et leurs chefs décident de mettre fin à leur campagne, acceptant leur défaite cuisante et leur humiliation. Picelli lance en vain des appels aux dirigeants sociaux-démocrates, communistes et syndicaux pour qu’ils profitent de la victoire des antifascistes de Parme et pour qu’ils généralisent l’exemple de ses braves défenseurs dans toute l’Italie. Tous font la sourde oreille et lui tournent le dos. Trois mois plus tard, Mussolini devient Premier ministre, le fascisme arrive pour la première fois au pouvoir, et commence à inspirer une foule d’imitateurs partout en Europe, à commencer par Hitler. La suite tragique est bien connue et, hélas, un siècle plus tard elle n’a pas encore pris fin !
Seconde image : Espagne, premiers jours de janvier 1937, au village Mirabueno de la province de Guadalajara. Picelli assume, seulement pour un jour (!), le commandement du bataillon “ Garibaldi ” des volontaires antifascistes Italiens, et remporte la seule victoire des antifascistes sur le front de la défense de Madrid. Á la tête de ses hommes, il lance une attaque éclair, brise les lignes fascistes, entre dans Mirabueno, fait des dizaines de prisonniers franquistes et libère une grande partie de l’autoroute qui relie Madrid à Saragosse. Mais, trois jours plus tard, Guido Picelli meurt atteint par une balle..."au dos à hauteur du cœur". Une balle tirée d’une arme qui n’appartient pas aux fascistes de Franco.
Pour Guido Picelli sont organisées trois funérailles d’État, à Madrid, à Valencia et à Barcelone. Selon les journaux de l’époque, 100 000 personnes ont assisté aux funérailles à la capitale de Catalogne, dont le consul Soviétique Barcelone Antonov-Ovseenko, le légendaire Bolchevique qui a dirigé la prise du Palais d’Hiver lors de la Révolution d’Octobre. Un an plus tard, le vieux Bolchevique est fusillé à Moscou.
Picelli et son “Front Unique Antifasciste”
La grandeur mais aussi la tragédie de Guido Picelli consistent au fait que, tout au moins au début des années 1920, il s’est trouvé virtuellement seul à batailler contre le fascisme triomphant. La raison profonde de cette solitude politique était qu’il n’y eut presque personne en Italie mais aussi partout ailleurs, en mesure de comprendre ce qu’était, ce que voulait et ce que représentait la nouveauté politique absolue qu’était à cette époque le fascisme mussolinien et son mouvement. C’est ainsi que le parti socialiste italien, faisant preuve de ses illusions légalistes, eut l’idée géniale de conclure un Pacte de Pacification avec Mussolini en 1921 (!). Quant au tout jeune parti communiste qui venait de naître, il préférait excommunier les soi-disant “petits bourgeois » qui avertissaient contre le danger fasciste et combattaient – souvent les armes à la main – les squadristi, optant par contre pour l’isolement sectaire et l’extrême gauchisme de son leader d’alors Amadeo Bordiga. L’aboutissement logique des politiques criminelles tant du parti socialiste que du parti communiste a été que tous les deux ont d’abord pris leurs distances et ensuite ont dénoncé la milice antifasciste populaire que tendaient à devenir les Arditi del Popolo, lesquels n’étaient pour Picelli que l’embryon de « l’Armée Rouge Révolutionnaire » que lui-même souhaitait de toutes ses forces parce qu’elle correspondait aux besoins d’alors de la lutte antifasciste et du mouvement ouvrier.
L’énorme contribution de Guido Picelli à la théorie et à la praxis de l’antifascisme consiste donc au fait qu’il a compris avant tous les autres, ce qu’était et ce que cherchait le fascisme mussolinien. C’est-à-dire que le fascisme avait pour raison d’exister et aussi comme unique programme de détruire – par la plus extrême des violences – toutes, sans la moindre exception, les organisations des travailleurs, afin de les atomiser pour qu’ils ne puissent plus résister face au patronat et l’État bourgeois. Voici donc ce qu’il écrivait déjà avant les “glorieuses journées de Parme” :
« Le fascisme, bien que plusieurs y ont cru, n’a ni contenu spirituel, ni programme. Mussolini lui-même, le chef des brutes, a admis dans un article au “Popolo d’Italia” du 23 Mars 1921, que le fascisme “n’est pas un parti, c’est un mouvement”. Son unique objectif est donc de défendre des intérêts matériels : les estomacs bien nourris des bourgeois, leurs porte monnaies bien remplis et tout ce qu’ils ont volé aux travailleurs, aux pauvres.
Mais il a une méthode : la violence aveugle, féroce et barbare. Qu’il utilise contre les organisations prolétariennes, contre les partis subversifs avec comme but unique de soumettre les travailleurs à la volonté des patrons, d’augmenter les heures de travail et de faire baisser les salaires, de détruire les contrats collectifs et de retourner au système médiéval de l’offre et de la demande et de transformer de nouveau le paysan en une brute et l’ouvrier en esclave ».
Ayant compris que les hordes des brutes fascistes de Mussolini ne faisaient pas de distinction entre les organisations politiques, syndicales, ou culturelles rouges (communistes), blanches (catholiques) et roses (social-démocrates et républicaines) des travailleurs des villes et de la campagne, Picelli a tiré la seule conclusion politique possible : unité des travailleurs et des victimes du fascisme, au-delà de leurs différences partisanes et autres ! C’est-à-dire, ce qu’il a lui-même appelé « Front Unique Prolétarien ». Alors, écoutons-le pour une raison supplémentaire : parce que ce qu’il dit reste d’actualité et n’est pas toujours bien assimilé par la gauche de pratiquement toutes les couleurs.
« “Au front unique de la bourgeoisie nous devons opposer celui du prolétariat. Seulement avec l’unité nous pouvons l’emporter, puisqu’il est évident que nous sommes une force, une force qui ne s’impose aujourd’hui seulement parce qu’elle est divisée en plusieurs petits regroupements en désaccord entre eux.
Cependant, l’unité proprement dite ne s’obtient sûrement pas dans le champ du politique, et on ne peut pas prétendre que celui qui suit une ligne précise renonce à ses idées. Non. Que chacun reste ce qu’il est, fidèle à ses propres principes.
(...) La bourgeoisie ne se divise pas et ne discute pas, elle tue sans pitié. Le fascisme a comme premier commandement : tuer.
C’est pourquoi il faut, pour l’instant, laisser de côté les critiques et les polémiques qui n’aboutissent à rien, oublier les vieilles rancœurs, descendre sur le terrain commun de la défense et agir.
Les polémiques nous divisent, mais la cause commune nous unit.
Travailleurs de la terre et des ateliers, vous qui souffrez et êtes poursuivis, mettez-vous tous d’accord, et unissez-vous pour l’effort suprême !
L’Union fait la force !
Ceux qui aujourd’hui divisent les masses sont des petits hommes, qui veulent devenir quelqu’un pour avoir le prestige qu’ils n’ont pas. Ils sont des égoïstes et des spéculateurs, qui mettent leurs intérêts personnels au-dessus de ceux de la collectivité. Ils jouent le jeu des adversaires et ils sont des traîtres.
Le salut du prolétariat se réalise seulement par la mise en valeur de ses propres forces effectives, par l’unité.
(...) Aux réunions privées et publiques, aux conseils, aux congrès, aux médias, nous devons demander l’union par tous les moyens. Demain il se peut qu’il soit trop tard. Ceux qui occupent des postes de responsabilité aux organisations et qui, en raison des sectarismes nuisibles et stupides, font obstacle à l’unité du prolétariat, doivent être remplacés. Ils doivent se retirer et rentrer dans les rangs comme simples militants. On en a assez avec les questions personnelles. La réaction fait rage, et partout on meurt ».
Mais, Guido Picelli ne s’est pas contenté d’analyser correctement, lui le premier, la nature et les caractéristiques du « phénomène » fasciste qui était jusqu’alors totalement inconnu. Il a fait plus que ça : comme la situation critique ne permettait pas la moindre temporisation, il s’est empressé de mettre en application ses conclusions théoriques. C’est ainsi qu’il a donné une réalité en chair et en os à son Front Unique Prolétarien, désignant comme son bras droit l’anarchiste cheminot et vice-commandant des Arditi del Popolo Antonio Cieri, lequel s’est avéré être un stratège génial tant durant les Journées de Parme que 15 ans plus tard, durant la guerre civile d’Espagne où il a lui aussi perdu la vie.
Mais, Picelli n’a pas recruté seulement les anarchistes. Il a préparé le terrain et a tout fait pour que trouvent leur place en première ligne de son Front Unique les militants des partis socialiste, communiste, et républicain, et même les catholiques du parti populaire, l’ancêtre de la démocratie chrétienne de l’après guerre ! D’ailleurs, plusieurs d’entre eux sont morts en héros défendant les barricades, comme par exemple le conseiller communal de Parme Ulisse Corraza.
Pour mieux comprendre l’énorme importance de la mise en oeuvre du Front Unique par Picelli, il suffit de se souvenir d’un fait incontestable, les conséquences néfastes duquel continuent d’influencer nos vies : c’est parce que les socialistes et les communistes allemands ont refusé de former leur propre front unique antifasciste que Hitler a pu prendre le pouvoir avec les tragiques conséquences qu’on connaît : la deuxième boucherie mondiale, la Shoah, et même la persistante faiblesse et l’impuissance de la classe ouvrière allemande de laisser derrière elle sa défaite historique de 1933, pour mieux se défendre et revendiquer ses droits.
En réalité, à l’époque où Picelli a réalisé le front unique à Parme, il y avait seulement un autre dirigeant communiste qui proposait la même chose dans son pays. C’était le plus proche compagnon de Rosa Luxembourg et premier secrétaire général du parti communiste allemand (KPD) Paul Levi. (1) Mais, comme Picelli, Paul Levi n’avait le soutien ni de son parti, ni même de la Troisième Internationale qui a refusé de peser de tout son (énorme) poids contre les ultra-sectaires et gauchistes Italiens et Allemands en faveur de deux défenseurs géniaux mais solitaires du Front Unique Antifasciste. Dans le cas de Paul Levi, le résultat a été également tragique : des défaites et des occasions perdues consécutives qui ont vu le KPD faire chaque fois ce qui était diamétralement opposée à ce qu’il devait faire. C’est-à-dire, des insurrections proches du putschisme quand les conditions étaient défavorables (1921), et refus de tenter l’assaut final vers le pouvoir quand les conditions l’imposaient (1923).
Il restait à Picelli de tirer la dernière conclusion de son analyse du fascisme, celle qui concerne les pratiques et les moyens employés pour combattre la peste brune. Étant donné les événements qui ont suivi et les expériences acquises en Allemagne, en Espagne et ailleurs jusqu’à nos jours, la perspicacité et la clairvoyance de Picelli ne peuvent qu’impressionner encore plus. Écoutons-le de nouveau :
“ Le fascisme se combat seulement avec l’action directe et dans les rues, parce qu’il n’est que la conséquence logique de la lutte de classes, laquelle, assumant une forme violente, se transforme en guerre de classes.
Quand le fascisme est apparu, les naïfs et ceux de mauvaise foi ont dit aux masses : ne bougez pas, c’est un phénomène transitoire, une tempête qui passe. Les masses ont obéi et sont restées immobiles, et c’est ainsi que la bourgeoisie a pu continuer la mobilisation armée de ses forces. Le fascisme a déclaré la guerre et, ne trouvant pas d’obstacles, il a avancé occupant et détruisant nos positions.
Plus le prolétariat restait immobile, plus il se montrait disposé à tout subir et supporter avec une résignation stoïque, plus il se pliait et plus la réaction devenait furieuse. Les matraques et les massues n’ont pas eu de scrupules. Elles ont tué continuellement.
Aujourd’hui, on compte les terribles conséquences des erreurs commises par les naïfs et ceux qui, de parfaite mauvaise foi, ont contribué à créer en Italie une situation insoutenable, agissant comme des traîtres.
Nous avons toujours affirmé que le fascisme, dès sa naissance, devait être battu en brèche. Descendre sur le terrain de la violence, puisque c’est lui qui y est descendu le premier, adopter les mêmes méthodes et le combattre jusqu’à le rendre inoffensif.
Et au lieu de ça, on a empêché même ceux qui avaient été frappés de se défendre.
Quand le prolétariat, désormais fatigué de souffrir et de se voir dépossédé de tout, a créé ce magnifique organisme de défense que sont les Arditi del Popolo, les chefs des Confédérations et les dirigeants des diverses tendances politiques réformistes se sont empressés de désavouer ce qui était le mouvement spontané prolétaire, déterminée par l’impérieux besoin de sauver au moins la vie.
(...) Qu’est qu’ils attendent pour mobiliser partout ? Les Arditi del Popolo, ou soldats du peuple, qui forment les patrouilles d’avant-garde du mouvement révolutionnaire, de l’armée rouge, sont déjà en contact avec l’ennemi. Maintenant, c’est au gros de nos forces de s’aligner et de se préparer à lutter ”.
Et Guido Picelli de conclure son appel antifasciste de résistance et de lutte avec les exhortations dramatiques suivantes :
« Arditi del Popolo, criez votre terrible Basta ! Tous debout comme un seul homme et prêts à la rescousse ! Travailleurs de diverses tendances politiques, levez-vous tous contre la loi de la matraque ! Vive le Front Unique ! Vive l’Armée de Libération Prolétarienne ! »
Pourtant, Picelli ne se contente pas de lancer des mots d’ordre et des exhortations. Ni de se fier aveuglément aux improvisations et à la spontanéité des masses, aussi combatives et conscientes soient-elles. Il sait très bien que tout ça ne suffit pas pour affronter les fascistes de Mussolini bien armés et bien organisés. Et c’est pour ça qu’il explique et popularise les leçons du combat victorieux de Parme, mettant en exergue ce que lui-même appelle « Organisation technico-militaire prolétarienne ». Voici donc ce qu’il écrit :
« Pour nous attaquer, la bourgeoisie n’a pas créé un parti, qui ne serait pas suffisant, mais un organisme armée, son armée : le fascisme. Nous devons faire de même. Créer notre propre armée de telle façon qu’elle nous permette de résister et de se défendre. Il n’y a pas d’autre moyen. La défense désordonnée et décousue, faite jusqu’à maintenant n’a servi à rien. Pour citer un exemple et prouver comment seulement avec l’encadrement des forces disciplinées et des actions concertées on peut tenir tête à l’adversaire, il suffit de penser à Parme qui a été la seule ville qui a su repousser les troupes fascistes après cinq jours (...).
Mais, à Parme, les Arditi del Popolo ont été constitués depuis 14 mois, organisés militairement et disciplinés. A Parme il y a eu tout un travail patient de préparation morale et matérielle. Voilà pourquoi quand l’armée fasciste s’est attaquée à la ville, il s’est trouvé, pour la première fois en Italie, face à une autre armée organisée et dirigée, prête à se battre dans ses tranchées et derrière les barricades.
Voilà pourquoi Parme n’est pas tombée en Août. Voilà comment on prouve que le fascisme, quand il trouve devant lui un « obstacle fort », s’arrête et cède.
Aujourd’hui, nous nous trouvons en pleine guerre civile et la guerre se fait comme ça.
Nous sommes une force immense, mais désorganisée. Une fois organisée et disciplinée elle deviendrait si puissante qu’elle pourrait détruire le fascisme, pas une mais mille fois. C’est ça qu’il faut comprendre.
Momentanément, nous nous trouvons dans des conditions d’infériorité parce que notre front est trop divisé et rétréci. Du point de vue tactique et stratégique, on sait que plus un front est rétréci et plus facilement l’ennemi peut y concentrer ses forces et l’enfoncer. C’est pourquoi notre front doit s’étendre, s’unifier, afin de tenir l’adversaire occupé sur toute une ligne plus vaste.
Il faut des hommes avec les aptitudes nécessaires, capables, d’une volonté de fer et qui, sans préjugé d’aucune sorte, procèdent le plus vite possible, dans les grandes et les petites villes et à la campagne là où est possible, à l’encadrement de tous ceux qui, conscients de l’heure tragique et de la période historique que la classe ouvrière est en train de traverser, se sentent soldats conscients de la grande cause prolétaire. Partout, selon les possibilités, il faut constituer des groupes, des équipes et des bataillons organiquement parfaits, dirigés par les meilleurs éléments et en contact entre eux par un système de liaison simple et ordonné.
Seulement comme ça et après la formation de notre armée disciplinée et puissante, nous pourrons résister au fascisme et le rendre impuissant.
Quiconque croit encore aujourd’hui ou veut faire croire qu’il peut trouver la solution dans la simple action morale, soit il s’illusionne soit il trahit.
Que le prolétariat italien sache comprendre la nécessité de l’organisation militaire rouge, en dehors des bourses du travail et des partis politiques. C’est indispensable pour la défense et la conquête de la liberté. »
Guido Picelli
L’Ardito del Popolo, dimanche 1er Octobre 1922
Picelli et l’unité de la théorie et de l’action
Ce qui impressionne dans la vie de Guido Picelli est sa constante et inébranlable recherche de l’unité de la théorie et de l’action. Et son refus également constant du fatalisme et du conservatisme qui caractérise les bureaucraties de toute espèce. Sans doute, c’est ces traits principaux de la vie et de l’action de Picelli qui expliquent pourquoi il n’est jamais cité depuis 80 ans, pourquoi il reste inconnu ou presque inconnu même auprès de ceux qui sont très familiers avec l’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire du XXe siècle. Manifestement, les bureaucrates savent se venger.
Enfant des quartiers populaires de Parme et fils de cuisinier, Picelli était destiné à devenir horloger. Mais il avait d’autres projets puisque, dès son plus jeune âge, il adorait les arts, et en particulier le théâtre. Alors, il est devenu acteur et il parcourut l’Italie avec ses compagnies théâtrales itinérantes quand il ne jouait pas dans les 2 ou 3 films muets qui sont arrivés jusqu’à nous. Cependant, la Première Guerre mondiale allait bouleverser radicalement sa vie, comme d’ailleurs la vie des millions de jeunes de tous les pays européens. Pacifiste et antimilitariste comme il était, il a choisi d’aller au front en tant qu’infirmier de la Croix Rouge, ce qui ne l’a pas empêché de se faire décorer et d’être promu officier.
Ayant vécu la boucherie incroyable de cette guerre, Picelli s’est radicalisé comme des millions d’autres jeunes mais il a choisi de réagir autrement : il est entré dans l’académie militaire pour étudier l’art de la guerre et se préparer pour les prochains affrontement de classe, puisqu’il croyait déjà dur comme fer que « Une seule guerre est légitimé et sacrée : la guerre des exploités contre leurs exploiteurs ».
A la fin de la guerre, Picelli assume donc des tâches que, par contre, refusent les organisations de gauche, à l’opposée des fascistes qui les assument volontiers : d’abord, il organise les jeunes vétérans de guerre, qui sont physiquement et psychiquement mutilés, précocement vieillis à leurs vingt ans, infirmes, chômeurs, pauvres et méprisés. Alors, il crée la Ligue Prolétarienne des mutilés, infirmes, vétérans, orphelins et veuves de guerre, laquelle promeut non seulement l’entraide mais aussi « l’autodéfense révolutionnaire ». Et ensuite, en Février 1920, il crée à Parme, ses Gardes Rouges en tant qu’embryon de l’Armée Rouge Prolétarienne qu’il souhaite voir un jour, soutenu seulement par quelques camarades dont son ami Antonio Gramsci. C’est donc avec ces Gardes Rouges que Picelli réussit à bloquer dans la gare de Parme, et après des affrontements armés qui font des blessés, des trains remplis de soldats italiens en partance pour l’Albanie pour servir la politique impérialiste et coloniale d’Italie.
Très populaire parmi le peuple de Parme, Picelli est élu député sous les couleurs du parti socialiste mais, très vite, il rejoint le parti communiste avec lequel il est de nouveau plébiscité. Il a 33 ans quand il met en déroute les fascistes a Parme et, durant les quelques années qui suivent jusqu’à l’interdiction totale du système parlementaire par le régime fasciste (1926), Picelli échappe – parfois miraculeusement – à maintes tentatives d’assassinat, même à l’intérieur du Parlement (!). Il est arrêté et emprisonné à plusieurs reprises bien que député du PCI, il parcourt l’Italie s’efforçant de réorganiser le parti en difficulté, et continue ses efforts pour créer des groupes armées antifascistes. Et le 1er Mai 1924, pour protester contre l’interdiction de la fête internationale du travail par Mussolini, Picelli invente une autre « folle » action de résistance exemplaire : il hisse au balcon du Parlement a Rome, un énorme drapeau rouge, provoquant une crise de nerfs chez les fascistes et remontant le moral des antifascistes dans tout le pays. Finalement, en octobre 1926, il est arrêté, condamné et déporté, d’abord à Lampedusa et ensuite à Lipari, et ne réussit à s’évader et à se réfugier en France, qu’au début de 1932.
Entre la Scylla stalinienne et la Charybde fasciste !
Picelli voyage partout en France, multiplie les meetings, organise les ouvriers immigrés et les réfugiés politiques italiens, jusqu’à ce qu’il soit arrêté et expulsé. Il se réfugie en Belgique où il fait les mêmes choses et d’où il est aussi expulsé. Après un bref séjour à Berlin, juste avant la prise du pouvoir par Hitler, Picelli se réfugie finalement en Union Soviétique, sûr que la-bas il pourra reprendre ses fonctions au sein de la direction en exil du parti, et entrer, comme promis, à l’académie militaire.
Rien de cela n’advient. Au lieu de l’Académie militaire Frounzé, on l’envoie travailler comme “apprenti” dans une usine de roulements, et l’homme fort du PCI Palmiro Togliatti ignore ostensiblement ses appels. Picelli et son épouse vivent dans la misère, mais il ne proteste pas. Il est clair que Picelli du “Front unique antifasciste” est pour le moins “suspect” aux yeux des staliniens qui, à cette époque, mettent en œuvre la politique criminelle du “social-fascisme”. Finalement, en 1936, il est licencié de son travail après que la cellule du parti de l’usine lui fait un “procès” sous l’accusation farfelue que durant la Première Guerre mondiale, il a été “officier monarchiste”...
Entre-temps en Espagne a commencé la guerre civile et Picelli veut désormais une seule chose : se battre en première ligne contre les fascistes de Franco. Pendant des mois, il demande en vain qu’on le laisse partir pour l’Espagne. Après maintes péripéties, on le lui permet et, muni d’un faux passeport, Picelli abandonne l’URSS et, après avoir traversé l’Allemagne nazie, il arrive à Paris où il retrouve des anciens camarades du temps des barricades de Parme, qui ne lui cachent pas leur antistalinisme.
C’est donc grâce à eux que Picelli rencontre Julian Gorkin, fondateur et dirigeant du POUM, du très antistalinien “Parti Ouvrier d’Unification Marxiste” qui se bat en première ligne en Espagne avec ses milices armées contre Franco. Quelques jours plus tard, Picelli arrive à Barcelone et rencontre le révolutionnaire Catalan et leader du POUM Andreu Nin (2), ancien dirigeant à Moscou de « L’internationale Syndicale Rouge » (Profitern) et ancien collaborateur de Trotsky. Nin lui offre le commandement d’un bataillon du POUM et Picelli accepte. Mais, comme on pouvait s’en attendre, la nouvelle que l’antifasciste légendaire Picelli s’apprête à collaborer avec des trotskistes et des antistaliniens mobilise les centres staliniens qui décident de tout faire pour l’empêcher. Des amis et camarades de Picelli lui transmettent la proposition de prendre le commandement d’une unité des Brigades Internationales, et lui, bien que conscient des risques après que ses rapports avec le POUM ont été connus, accepte. Les antifascistes italiens de la Brigade Garibaldi l’accueillent avec enthousiasme mais, après une intervention des staliniens, Picelli est privé du commandement de la brigade, ce qui sera fait plus tard et seulement pour un jour juste pour la bataille de Mirabueno.
Aujourd’hui, presque 80 ans plus tard, la version “officielle” de la mort de Picelli reste celle selon laquelle le révolutionnaire Italien a été tué par une balle tirée par les fascistes. Pourtant, les incohérences et les contradictions des soi-disant « témoins oculaires » de sa mort ont toujours crevé les yeux. Si aujourd’hui nous connaissons enfin la vérité, on le doit à l’historien et réalisateur Italien Giancarlo Bocchi et l’extraordinaire et persévérante enquête qu’il a mené pendant des années, faisant parler les archives des services secrètes soviétiques à Moscou, et aussi les derniers compagnons de Picelli qui l’ont vu mourir assassiné le 5 Janvier 1937, après avoir reçu « une balle au dos à hauteur du cœur ».
Trois “ détails ” éloquents, parmi plusieurs autres, éclairent cet assassinat : quelques jours avant la mort de Picelli, des avions de chasse soviétiques avaient attaqué le bataillon Garibaldi, tuant 6 de ses miliciens, et les staliniens s’étaient empressé de faire circuler la rumeur que le responsable de cette « erreur » était Picelli. D’autre part, les archives de Moscou consultées par Bocchi, ont montré que les soi-disant « témoins oculaires » de la mort de Picelli, auxquels est dû la version « officielle » de sa mort, étaient liés au tristement célèbre NKVD. Enfin, les mêmes archives ont révélé que toutes les propositions des hauts gradés, même soviétiques, des Brigades Internationales pour honorer Picelli à titre posthume, avec la médaille de l’Ordre de Lénine, ont rencontré la vive opposition des staliniens et plus spécifiquement, de celui qui était non seulement le bras droit de Togliatti et l’ennemi juré de Picelli, mais aussi collaborateur du NKVD pour le compte duquel il mouchardait les communistes Italiens réfugiés à Moscou. Son nom était Antonio Roasio et un rapport secret de lui rappelait les rapports de Picelli avec les dirigeants du POUM, avant de déconseiller de lui attribuer la plus haute décoration honorifique soviétique. Par pure coïncidence (sic), ce Roasio était commissaire politique du Bataillon Garibaldi le jour de la mort de Picelli !
Epilogue
Aujourd’hui que l’extrême droite et les néofascistes relèvent la tête et font sentir de plus en plus leur si dangereuse présence en Europe, aux États-Unis et ailleurs, nous croyons qu’il n’y a personne en mesure d’exprimer mieux que Guido Picelli l’antifascisme pur et révolutionnaire et surtout, efficace et victorieux ! C’est donc pour cette raison que la “redécouverte” de Picelli et de son œuvre constitue plus qu’un simple acte de justice rendu à un grand révolutionnaire, qui reste scandaleusement oublié et inconnu depuis huit décennies. Elle constitue surtout une importante contribution à la lutte antifasciste d’aujourd’hui et de demain, car Picelli a énormément de choses à nous dire et à nous apprendre relativement à ce qu’est, ce que veut et comment doit être combattu la peste brune. Cette année, un siècle après les historiques “Faits de Parme” d’août 1922, qui auraient pu changer radicalement la marche de l’histoire contemporaine et aussi nos vies, si les directions de la gauche avaient suivi durant l’entre-deux-guerres l’exemple de Picelli, nous avons une occasion en or pour connaître le Front Unique Antifasciste du peuple de Parme et apprendre de lui. Ne perdons pas cette occasion pour la énième fois. Ce passé a sûrement de l’avenir...
Notes
1. Bien que Lénine déclarait que Paul Levi avait totalement raison, il ne s’est pas opposé à son exclusion du parti quand Levi a démissionné du poste de Secrétaire Général après avoir constaté qu’il lui était impossible de suivre la désastreuse politique de la grande majorité de sa direction.
2. Andreu Nin a été assassiné en 1937 après avoir été sauvagement torturé par ses bourreaux staliniens. Selon les archives du KGB à Moscou ouvertes en 1990, les assassins de Nin ont agi sur ordre de Alexander Orlov, chef du NKVD en Espagne, lequel a exécuté un ordre personnel de Staline.
3. Le livre de Giancarlo Bocchi Il ribelle - Guido Picelli un eroe scomodo (Le rebelle – Guido Picelli, un héros gênant) et le documentaire du même titre, sont les fruits de son long travail d’investigation sur la vie et l’œuvre de Picelli. Tant son livre que son documentaire sont passionnants et, évidemment, précieux pour la vraie histoire du mouvement ouvrier contemporain.