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Je suis représenté, est-ce que je suis ?

S’agissant de la représentation politique, Cornélius Castoriadis, que je vais faire parler aujourd’hui (1), commençait par se référer à Jean-Jacques Rousseau.

«  Jean-Jacques Rousseau, disait Cornélius Castoriadis peu avant sa mort, écrivait que les Anglais, au 18ème siècle croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent leurs représentants tous les cinq ans.

«  Effectivement, ils sont libres, mais un jour sur cinq ans !

«  En disant cela, Rousseau sous-estimait indûment son cas. Parce qu’il est évident que même ce jour sur cinq ans, on n’est pas libre.

«  Pourquoi ? », poursuivait-il.

«  Parce que l’on a à voter pour des candidats présentés par des partis. On ne peut pas voter pour n’importe qui.

«  Et l’on a à voter à partir de toute une situation réelle fabriquée par le Parlement précédent et qui pose les problèmes dans les termes dans lesquels ces problèmes peuvent être discutés et qui, par là -même, impose des solutions, du moins des alternatives de solution, qui ne correspondent presque jamais aux vrais problèmes. »

LA REPRESENTATION, C’EST L’ALIENATION DE LA SOUVERAINETE DES REPRESENTES

En effet, Castoriadis considère que généralement la représentation signifie l’aliénation de la souveraineté des représentés.

Le Parlement n’est pas contrôlé. Il est contrôlé au bout de cinq ans avec une élection, mais la grande majorité du personnel politique est pratiquement inamovible. En France un peu moins. Ailleurs beaucoup plus. Aux Etats-Unis, par exemple, les sénateurs sont en fait des sénateurs à vie.

Et cela viendra aussi en France.

UN LOBBY DE SENATEURS, CELA S’ACHETE

Pour être élu aux Etats-Unis, il faut à peu près 4 millions de dollars. Qui vous donne ces 4 millions ? Ce ne sont pas les chômeurs. Ce sont les entreprises. Et pourquoi les donnent-elles ? Pour qu’ensuite le sénateur soit d’accord avec le lobby qu’elles forment à Washington pour voter les lois qui les avantagent et ne pas voter les lois qui les désavantagent.

«  Il y a là la voie fatale des sociétés modernes », poursuivait Castoriadis, «  on le voit se faire en France, malgré toutes les prétendues dispositions prises pour contrôler la corruption. La corruption des responsables politiques, dans les sociétés contemporaines, est devenue un trait systémique, un trait structurel. Ce n’est pas anecdotique. C’est incorporé dans le fonctionnement du système, qui ne peut pas tourner autrement. »

VOTER POUR LE MOINDRE MAL

De plus en plus, ajoute Castoriadis, on voit se développer, dans le monde occidental, un type d’individu qui n’est plus le type d’individu d’une société démocratique ou d’une société où l’on peut lutter pour plus de liberté, «  mais un type d’individu qui est privatisé, qui est enfermé dans son petit milieu personnel et qui est devenu cynique par rapport à la politique. »

«  Quand les gens votent, explique Castoriadis, ils votent cyniquement. Ils ne croient pas au programme qu’on leur présente, mais ils considèrent que X ou Y est un moindre mal par rapport à ce qu’était Z dans la période précédente.

«  Un tas de gens voteront pour Lionel Jospin sans doute, aux prochaines élections, non pas parce qu’ils l’adorent ou qu’ils soient éblouis par ses idées, ce serait étonnant, mais simplement parce qu’ils sont dégoûtés par la situation actuelle.

«  La même chose s’est passée en 1995, lorsque les gens ont été écoeurés par quatorze ans de prétendu socialisme dont le principal exploit a été d’introduire le libéralisme le plus effréné en France et de commencer à démanteler ce qu’il y avait eu de conquêtes sociales dans la période précédente. »

DE L’AUTONOMIE EN PHILOSOPHIE

A ce point de son discours, il apparaît déjà évident que Cornélius Castoriadis a une tout autre conception, par delà celle de l’individu privatisé, de ce qu’il appelle «  l’autonomie en politique. » (2)

Pour lui, la philosophie n’est pas philosophie si elle n’exprime pas une pensée autonome.
Que signifie «  autonome », questionne-t-il

«  En philosophie, c’est clair : se donner à soi-même sa loi, cela veut dire qu’on pose des questions et qu’on accepte aucune autorité. Pas même l’autorité de sa propre pensée antérieure.

«  L’autonomie, poursuit-il, dans le domaine de la pensée, c’est l’interrogation illimitée : qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause.

«  Cette interrogation n’est pas une interrogation vide : une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir une interrogation qui fait sens, il faut déjà qu’on ait posé comme provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il reste un simple point d’interrogation, et pas une interrogation philosophique. L’interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir sur les termes à partir desquels elle a été articulée. »

QU’EST-CE L’AUTONOMIE EN POLITIQUE ?

Pour Castoriadis, presque toutes les sociétés humaines sont constituées dans l’hétéronomie, c’est-à -dire dans l’absence d’autonomie.

«  Cela veut dire, dit-il, que bien qu’elles créent toutes, elles-mêmes, leurs institutions, elles incorporent dans ces institutions l’idée incontestable pour les membres de la société que cette institution n’est pas oeuvre humaine, qu’elle n’a pas été créée par les humains, en tout cas pas par les humains qui sont là en ce moment.

«  Elle a été créée par les esprits, par les ancêtres, par les héros, par les Dieux ; mais elle n’est pas l’oeuvre humaine. »

Ainsi, dans la religion hébraïque, le don de La Loi par Dieu à Moïse est-il écrit, explicité. Il y a des pages et des pages dans l’Ancien Testament qui décrivent par le détail la réglementation que Dieu a fournie à Moïse.

Et toutes ces dispositions, il ne peut être question de les contester : les contester signifierait contester soit l’existence de Dieu, soit sa véracité, soit sa bonté, soit sa justice.
Il en va de même pour d’autres sociétés hétéronomes.

LA RUPTURE GRECQUE

Pour Cornélius Castoriadis, la grande rupture qu’introduisent, sous une première forme, la démocratie grecque, puis, sous une autre forme, plus ample, plus généralisée, les révolutions des temps modernes et les mouvements démocratiques révolutionnaires qui ont suivi, c’est précisément la conscience explicite que nous créons nos lois, et donc que nous pouvons aussi les changer.

«  Les lois grecques anciennes commencent toutes par la clause «  il a semblé bon au conseil et au peuple. »

«  Il a semblé bon », et non pas «  il est bon. »

«  C’est ce qui a semblé bon à ce moment-là .

«  Et dans les temps modernes, on a, dans les Constitutions, l’idée de souveraineté des peuples. Par exemple, la Déclaration des droits de l’homme française dit en préambule : «  La souveraineté appartient au peuple qui l’exerce, soit directement, soit par le moyen de ses représentants. »

Et Castoriadis fait remarquer, et cette remarque n’est pas anodine, que le «  soi directement » a disparu par la suite, et que nous sommes restés avec les seuls «  représentants ».

L’AUTONOMIE COLLECTIVE ET INDIVIDUELLE

Reste qu’il y a une autonomie politique.

Pour Castoriadis, «  cette autonomie politique suppose de savoir que les hommes créent leurs propres institutions » et que «  cela exige que l’on essaie de poser ces institutions en connaissance de cause, dans la lucidité, après délibération politique.

«  C’est ce que j’appelle, dit-il, l’autonomie collective, qui a comme pendant absolument inéliminable l’autonomie individuelle.

«  Une société autonome ne peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société autonome.
«  Pourquoi cela ? », interroge-t-il, pour y répondre tout aussitôt.

«  Il est assez facile de le comprendre. Un individu autonome, c’est un individu qui n’agit, autant que c’est possible, qu’après réflexion et délibération. S’il n’agit pas comme cela, il ne peut être un individu démocratique, appartenant à une société démocratique. »

EN QUEL SENS SOMMES-NOUS LIBRES ?

Et Castoriadis interroge à nouveau : «  En quel sens un individu autonome, dans une société comme je la décris, est-il libre ? En quel sens sommes-nous libres aujourd’hui ?
«  Nous avons un certain nombre de libertés qui ont été établies comme des produits ou des sous-produits de luttes révolutionnaires du passé.

«  Ces libertés ne sont pas seulement formelles, comme le disait à tort Karl Marx : que nous puissions nous réunir, dire ce que nous voulons, ce n’est pas formel.

«  Mais c’est partiel, c’est défensif, c’est, pour ainsi dire, passif.

«  Comment puis-je être libre dans une société qui est gouvernée par une loi qui s’impose à tous ?

«  Cela apparaît comme une contradiction insoluble et cela en a conduit beaucoup à dire que cela ne pouvait exister, et d’autres, comme les anarchistes, prétendront que la société libre signifie l’abolition complète de tout pouvoir, de toute loi, avec le sous-entendu qu’il y a une bonne nature humaine qui surgira à ce moment là et pourra se passer de toute règle extérieure.

«  Cela est, à mon avis, dit Castoriadis, une utopie incohérente.

«  Je peux dire que je suis libre dans une société où il y a des lois, si j’ai la liberté effective (et non seulement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit effectivement appartenir à la collectivité, au peuple.

L’AVENIR DE CE PROJET DE L’AUTONOMIE

Pour Castoriadis, cet avenir dépend de l’énorme majorité des êtres humains. Il considère que l’on ne peut plus parler en terme de classe privilégiée qui serait par exemple le prolétariat industriel, devenu depuis longtemps, très minoritaire dans la population.
«  On peut dire en revanche, ajoute-t-il, et c’est ce que je dis, que toute la population, sauf 3% de privilégiés au sommet, aurait un intérêt personnel à la transformation radicale de la société dans laquelle elle vit.

«  Mais ce que nous observons depuis une cinquantaine d’années, c’est le triomphe de la signification imaginaire capitaliste, c’est-à -dire d’une expansion illimitée d’une prétendue maîtrise prétendument rationnelle ; et l’atrophie, l’évanescence de l’autre grande signification imaginaire des temps modernes, c’est-à -dire de l’autonomie. »

Est-ce que cette situation sera durable ?

Est-ce qu’elle sera passagère ?

Nul ne peut le dire. Il ne peut y avoir de prophétie dans ce genre d’affaires.

PEUT-ON METTRE FIN A L’ATROPHIE ACTUELLE DE L’AUTONOMIE

«  La société actuelle, poursuit Castoriadis, n’est certainement pas une société morte. On ne vit pas dans Byzance ou dans la Rome du 5ème siècle ( après J.-C.). Il y a toujours quelques mouvements. Il y a des idées qui sortent, qui circulent, des réactions.

«  Elles restent très fragmentées et très minoritaires par rapport à l’immensité des tâches qui sont devant nous.

«  Mais je tiens pour certain que le dilemme que, en reprenant des termes de Trotski, de Rosa Luxembourg et de Karl Marx, nous formulions dans le temps de Socialisme ou Barbarie, continue d’être valide, à condition évidemment de ne pas confondre le socialisme avec les monstruosités totalitaires qui ont transformé la Russie en un champ de ruines, ni avec l’«  organisation » absurde de l’économie, ni avec l’exploitation effrénée de la population, ni avec l’asservissement total de la vie intellectuelle et culturelle qui y avaient été réalisés. »

L’ARTICULATION DES TROIS PARTIES DE LA SOCIETE

Castoriadis rappelle que du point de vue de l’organisation politique, une société s’articule toujours en trois parties :

1) Ce que les Grecs auraient appelé la «  maison », la famille, la vie privée.

2) L’agora, l’endroit public-privé où les individus se rencontrent, où ils discutent, où ils échangent, où ils forment des associations ou des entreprises, où l’on donne des représentations de théâtre, privées ou subventionnées, peu importe...

3) Le lieu public-public, le pouvoir, le lieu où s’exerce, où existe, où est déposé le pouvoir politique...

«  Le libéralisme actuel, poursuit Castoriadis, prétend qu’on peut séparer entièrement le domaine public du domaine privé.

«  Or, c’est impossible, et prétendre qu’on le réalise est un mensonge démagogique. Il n’y a pas de budget qui n’intervienne pas dans la vie privée publique, et même dans la vie privée...

«  De même, il n’y a pas de pouvoir qui ne soit pas obligé d’établir un minimum de lois restrictives : posant par exemple que le meurtre est interdit ou, dans le monde moderne, qu’il faut subventionner la santé ou l’éducation.

«  Il doit y avoir dans ce domaine une espèce de jeu entre le pouvoir public et l’agora, c’est-à -dire la communauté. »

SEULEMENT DANS UN REGIME VRAIMENT DEMOCRATIQUE

Mais, conclut-il, ce n’est vraiment que dans un régime vraiment démocratique qu’on peut essayer d’établir une articulation correcte entre ces trois sphères, préservant au maximum la liberté privée de l’agora, c’est-à -dire des activités publiques communes des individus, et qui fasse participer tout le monde au pouvoir public.

Alors que ce pouvoir public appartient à une oligarchie et que son activité est clandestine en fait, puisque les décisions essentielles sont toujours prises dans la coulisse.

Ce choix de Cornélius Castoriadis en faveur de l’autonomie politique a fait l’objet de critiques de penseurs qui se référaient davantage à Marx. Je ne pense pas que ce débat doit être ignoré, il ne peut être que le moyen d’approfondir la connaissance des uns et des autres dans leurs originalités contre toute forme de pensée unique en la matière. Je pense que nous aurons l’occasion d’y revenir.

Michel Peyret
3 février 2011

(1) Décédé le 26 décembre 1997, année où Lionel Jospin devient Premier ministre, Cornélius Castoriadis, philosophe et analyste, était l’une des figures les plus fortes de la vie intellectuelle française. Grec de naissance, il est arrivé en France en 1945 à Paris, où il a animé la revue «  Socialisme ou Barbarie ». En 1968, il publie, avec Edgar Morin et Claude Lefort, «  Mai 68, la brèche ». A la fin des années 70, il participe à la revue «  Libre ». A côté de son maître ouvrage, «  L’Institution imaginaire de la société » (1985), il est l’auteur d’autres livres fondamentaux, regroupés en une série commencée en 1978, «  Les Carrefours du Labyrinthe ».

(2) Cornélius Castoriadis titre son article : «  De l’autonomie en politique ». Le texte est issu des propos tenus lors d’une rencontre organisée à Toulouse le 22 mars 1997, année de sa mort, conjointement par la Librairie Ombres Blanches, le Théâtre Daniel-Sorano et le GREP Midi-Pyrénées. Deux versions ont été réalisées à partir des propos tenus lors de cette rencontre.

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