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La lutte pour le pouvoir en Ukraine et la stratégie américaine de la suprématie, par Peter Schwarz.


WSWS.org, 22 décembre 2004


L’ancien conseiller national à la sécurité des Etats-Unis, Zbigniew Brzezinski, publia en 1997 sous le titre « Le grand échiquier » un livre sur la stratégie américaine de la suprématie qui fit sensation. Par « échiquier », il entendait l’Eurasie, cette immense masse terrestre comprenant deux continents et abritant la plus grande partie de la population du globe.

La thèse fondamentale du livre est celle-ci : « Comment en particulier prévenir l’émergence d’une puissance eurasienne dominante qui viendrait s’opposer à eux ? Tels sont aujourd’hui les problèmes essentiels qui se posent aux Etats-Unis s’ils veulent conserver leur primauté sur le monde ». Brzezinski en tirait cette conclusion : « L’Eurasie demeure par conséquent l’échiquier sur lequel se déroule le combat pour la primauté globale ». [1]

Il est utile, quand on observe les événements des dernières semaines en Ukraine, de se remémorer ces lignes. Si un homme orienté vers l’Occident et lié aux Etats-Unis par de nombreux intérêts politiques et économiques comme Victor Iouchtchenko, parvient au pouvoir, les Etats-Unis occuperont une case d’importance stratégique et peut-être même décisive sur l’échiquier global de Brzezinski.

Si l’on considère l’ensemble de la politique étrangère américaine des quinze dernières années vis-à -vis de la Russie on y remarque une constante. Indépendamment des hauts et des bas de leurs relations bilatérales, tantôt étroites tantôt tendues, les Etats-Unis ont systématiquement oeuvré pour contenir l’Etat qui avait succédé à l’Union soviétique. L’Union soviétique ayant constitué pendant quatre décennies le principal obstacle à une domination sans restriction du monde par l’impérialisme américain, il fallait à tout prix empêcher que la Russie ne joue un rôle, ne serait-ce même qu’approximativement celui joué par l’Union soviétique.

En 1991 déjà , la première guerre irakienne affaiblit fortement l’influence exercée par Moscou au Moyen-Orient. La guerre de 1999 contre la Yougoslavie dans les Balkans joua le même rôle. En 2001, dans le cadre de la guerre en Afghanistan, les Etats-Unis établirent pour la première fois des bases militaires dans les anciennes républiques soviétiques et s’installèrent en Asie centrale. Depuis, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, la République kirghize et, dans une certaine mesure, l’Azerbaïdjan sont des alliés des Etats-Unis. Il y a un an, ceux-ci aidèrent un régime furieusement pro-occidental à accéder au pouvoir en Géorgie. Et en Europe, la plupart des anciens membres du Pacte de Varsovie, y compris les anciennes républiques soviétiques des pays baltes, ont rejoint l’OTAN et l’Union européenne. Si l’Ukraine venait à basculer dans le camp occidental, la Russie se trouverait largement isolée.

Il y a sept ans, Brzezinski avait déjà indiqué dans son livre mentionné plus haut, l’importance de l’Ukraine sous ce rapport. Si l’Ukraine tombait, écrivait-il, cela réduirait fortement les options géopolitiques de la Russie. « Même sans les Etats de la Baltique et la Pologne, une Russie qui garderait le contrôle de l’Ukraine pouvait toujours aspirer avec assurance à la direction d’un empire eurasien Mais, sans l’Ukraine et ses 52 millions de frères et soeurs slaves, toute tentative de Moscou de reconstruire l’empire eurasien menace d’entraîner la Russie dans de longs conflits avec des non slaves aux motivations nationales et religieuses. » ) [2]

Le service d’information Stratfor, proche de certains cercles des services secrets américains, a repris cette estimation après la lutte pour le pouvoir qui a eu lieu en Ukraine. Dans une analyse des récents événements, Stratfor parvient à la conclusion que la chute de l’Ukraine n’affaiblissait pas seulement Moscou dans sa politique extérieure ; elle « mettait aussi en question la capacité de survie politique, économique et militaire de la Russie ». « L’affirmation selon laquelle la Russie se trouverait à un tournant, est une grossière sous-estimation » lit-on dans un rapport du Stratfor. « Sans l’Ukraine, la Russie est condamnée à une douloureuse descente dans l’insignifiance géopolitique et finalement peut-être même à la disparition ». [3]

Avec un peu plus de 50 millions d’habitants, l’Ukraine est de loin (après la Russie qui en compte près de trois fois plus) le plus grand des pays ayant pris la relève de l’Union soviétique. L’Ukraine est liée à la Russie non seulement par une longue histoire commune, qui remonte jusqu’à la Rus’ de Kiev au 9ème siècle, mais aussi par d’étroites relations économiques. La Russie est de loin le plus important partenaire commercial de l’Ukraine. La plus grande partie de l’Ukraine actuelle fit pendant les trois derniers siècles partie du territoire russe puis du territoire soviétique. Durant toute cette période eut lieu un considérable brassage de population. Dix-sept pour cent de la population ukrainienne est d’origine russe et la moitié d’entre elle parle russe. L’industrie lourde de l’Est de l’Ukraine, construite durant la période soviétique, est étroitement imbriquée dans celle de la Russie. La rupture de ces liens aurait des conséquences négatives pour les deux pays.

S’ajoute à cela l’importance stratégique de l’Ukraine. Quatre-vingt pour cent des exportations de gaz russes vers l’Europe, qui est son principal fournisseur de devises, passent par des gazoducs ukrainiens. Le port d’attache de la flotte russe de la Mer Noire est Sébastopol, qui se trouve en territoire Ukrainien.

«  Afin de nuire gravement aux intérêts de la Russie, il n’est pas besoin d’une guerre, un changement d’orientation géopolitique en Ukraine suffit. Une Ukraine orientée vers l’Occident ne serait pas tant un poignard pointé sur le coeur de la Russie qu’un marteau piqueur constamment en action. » lit-on chez Stratfor. Une des suites envisageables prévues par ce service d’information serait une politique extérieure plus agressive de la Russie ainsi que des bouleversements violents à l’intérieur, au cours desquels « des millions de gens » pourraient trouver la mort.

Les similitudes avec les Balkans sont ici évidentes. La désagrégation de la Yougoslavie a laissé derrière elle un champ de ruines : des tensions et des haines ethniques durables qui explosent avec violence et de façon répétée, des régimes corrompus liés à la pègre, ainsi qu’une grande pauvreté et un chômage élevé. L’Allemagne et les Etats-Unis ont encouragé la désagrégation de la Yougoslavie par tous les moyens, apportant leur soutien à l’indépendance de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie. Les petits Etats qui succédèrent à la Yougoslavie ne sont viables ni du point de vue politique ni du point de vue économique, mais ils se laissent facilement manipuler et dominer par les grandes puissances.

La guerre contre ce qui restait de la Yougoslavie servit finalement à détruire la dernière formation politique qui, malgré le caractère réactionnaire du régime de Milosevic, faisait encore preuve d’une certaine indépendance politique. Il est significatif que le mouvement qui finit par porter au pouvoir un régime inféodé lui aussi à l’Union européenne et aux Etats-Unis, serve de modèle aux partisans de l’opposition à Kiev.


L’influence exercée sur l’Ukraine

La politique extérieure américaine poursuit depuis longtemps le but d’enfoncer un coin entre la Russie et l’Ukraine et d’intégrer cette dernière dans l’OTAN. (Nous ne parlerons pas ici du rôle des puissances européennes ; ce qui exigerait un article à part). Brzezinski parlait déjà dans son livre de 1997 de la « tendance croissante des Etats-Unis, au plus tard depuis 1994, d’accorder une priorité de premier plan aux relations américano-ukrainiennes et d’aider l’Ukraine à conserver sa liberté nationale nouvellement acquise ». [4]

En janvier 2003, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Ukraine, Carlos Pascual, fit devant le Center for Strategic and International Studies à Washington un exposé sur les relations entre les Etats-Unis et l’Ukraine. Il y posait cette question : « L’Ukraine doit-elle appartenir à la communauté euro-atlantique ? » et il y répondait sans hésitation par oui. [5]

John Herbst, qui remplaça Pascual comme ambassadeur en septembre 2004, souligna la même chose devant le comité du Sénat américain qui l’auditionnait à propos de sa nomination. Il qualifia alors « la garantie de l’intégration de l’Ukraine dans la communauté euro-atlantique » de but central de la politique extérieure.

«  Si je venais à être confirmé dans mes fonctions » assurait Herbst, « je ferai tout mon possible pour garantir que les autorités ukrainiennes donnent aux candidats à la présidence les mêmes chances et pour que les préparatifs pour l’élection, tout comme l’élection elle-même, se déroulent de façon libre et juste. Un processus électoral qui corresponde aux normes de l’OSCE et un résultat qui reflète la volonté du peuple sont décisifs pour le succès des aspirations de l’Ukraine à devenir membre de l’OTAN et à se rapprocher de l’Union européenne. » [6]

L’ironie de ces remarques n’a probablement pas échappé aux sénateurs participant à l’audition. Au moment de son audition, Herbst représentait encore les Etats-Unis comme ambassadeur en Ouzbékistan ; les Etats-Unis entretiennent des relations amicales avec le président de ce pays, un ancien secrétaire du Parti communiste, Islam Karimov et avec son régime autocratique. Bien que les élections en Ouzbékistan ne correspondent en rien aux normes de l’OSCE et que les partis d’opposition y soient interdits depuis dix ans, Karimov obtient chaque année des millions de dollars d’aide américaine. En contrepartie, il a mis à la disposition des Etats-Unis une base militaire pour leur guerre en Afghanistan. Lorsque Herbst quitta son poste à Tachkent, peu après son audition au Sénat, Karimov le décora de l’ « Ordre de l’Amitié », tandis que l’ambassadeur en partance le louait comme « homme fort et sage ».

Tandis que la référence de Herbst à des élections « libres et justes » est une formule toute rhétorique, sa promesse de s’ingérer autant que faire se pouvait dans l’élection ukrainienne, était tout à fait crédible. Le gouvernement américain a, dans les deux dernières années seulement, dépensé plus de 65 millions de dollars afin d’aider l’opposition ukrainienne à accéder au pouvoir. C’est ce qu’ont confirmé des représentants du gouvernement ces derniers jours. Des millions de dollars provinrent aussi d’instituts privés, comme la Fondation Soros et de gouvernements européens.

Cet argent ne va bien sûr pas directement aux partis politiques, mais leur parvient indirectement. Il sert en général à « promouvoir la démocratie », comme le souligne le gouvernement américain. Le fait que c’est presque exclusivement l’opposition qui en profite est un secret de polichinelle. L’argent va à des fondations et à des organisations non gouvernementales qui conseillent l’opposition, lui permettent de s’équiper avec les moyens techniques et les techniques publicitaires les plus modernes et à former des scrutateurs. Les voyages effectués par Iouchtchenko pour voir des hommes politiques américains furent eux aussi financés avec cet argent. Les sondages électoraux eux aussi, qui devaient servir de preuve contre la fraude électorale du camp gouvernemental, furent financés de la sorte.

Outre l’exercice d’une influence générale sur les élections, cet argent sert aussi à corrompre. Même si l’on exclut une corruption directe, ces sommes ont, dans un pays où le salaire mensuel moyen se situe entre 30 et 100 dollars, un effet corrupteur. Ceux qui ont accès aux moyens financiers de l’opposition montent dans la société. Iouchtchenko lui-même en profite. Il siège au conseil d’administration de l’International Center of Policy Studies, un comité d’experts qui est financé par de l’argent provenant du gouvernement américain.


Comment fut préparé le changement de pouvoir en Ukraine

Si les Etats-Unis s’efforcent depuis longtemps de soustraire l’Ukraine à l’influence russe, leur soutien à l’opposition qui s’est formée autour de Victor Iouchtchenko et de Julia Timochenko est par contre plus récent. Pour être précis, cette opposition s’est seulement constituée au moment où des tensions sérieuses sont apparues entre le gouvernement américain et le président de longue date, Leonid Koutchma.

Koutchma, qui remplaça Leonid Kravchouk comme président en 1994, était tout disposé à une collaboration étroite avec les Etats-Unis et l’Union européenne. Il coopéra étroitement avec le Fonds monétaire international, se déclara en faveur d’une adhésion à l’Union européenne et, en mai 2002, fit même une demande formelle d’adhésion à l’OTAN. L’Ukraine a aussi envoyé des troupes en Irak afin de soutenir l’occupation du pays par les américains.

Mais Koutchma s’est toujours vu obligé de maintenir un équilibre précaire entre l’Est et l’Ouest. D’une part, il voulait parer au danger planant sur l’Ukraine après son indépendance, à savoir une scission en une partie orientale, tournée vers la Russie et une partie occidentale, tournée vers l’Occident. D’autre part, il devait tenir compte de la forte dépendance économique du pays vis-à -vis de la Russie. Il s’agit là avant tout de l’approvisionnement énergétique de l’Ukraine, qui dépend presque entièrement du pétrole et du gaz russes.

Mais Koutchma ne laissa jamais aucun doute sur sa détermination à vouloir maintenir l’indépendance de l’Ukraine. Elle est le garant de la richesse de l’élite ukrainienne. La dissolution de l’Union soviétique, que le prédécesseur de Koutchma, Kravchouk, avait ratifiée fin 1991 avec le président russe Eltsine et le dirigeant biélorusse Stanislas Choukevitch, créait les conditions d’une concentration de la richesse sociale dans les mains de quelques clans oligarchiques peu nombreux. Cette « privatisation sauvage » s’effectua au cours des années 1990 en Ukraine comme en Russie et fut soutenue sans réserve par l’Occident.

Koutchma est étroitement lié au clan oligarchique de sa ville d’origine, Dniepropetrovsk, à la tête duquel se trouve son gendre, Victor Pintchouk. Pintchouk passe pour être la deuxième fortune du pays, derrière Rinat Achmetov, le chef du clan oligarchique de Donetsk.

L’actuel candidat de l’opposition, Victor Iouchtchenko, épaula loyalement Koutchma à l’époque des privatisations. Il avait déjà assuré la présidence de la banque centrale ukrainienne en 1993 et servait d’intermédiaire avec le monde financier occidental. En 1999, il fut nommé premier ministre par Koutchma. La deuxième dirigeante de l’opposition, Julia Timochenko, accéda elle, à partir de l’escorte du clan Dniepropretrovskien de Koutchma, aux plus hautes fonctions gouvernementales. Elle fut membre du gouvernement Iouchtchenko et devint millionnaire par le commerce du gaz.

En avril 2001, Koutchma se démit de Iouchtchenko. Le cours poursuivi par celui-ci d’une plus grande ouverture du pays au capital international par une réforme du secteur énergétique s’était heurté à la résistance de l’oligarchie de l’Est du pays. Après avoir pourvu le poste temporairement, Koutchma nomma finalement comme premier ministre Victor Ianoukovich, l’homme du clan de Donetsk.

Même dans ces conditions, les Etats-Unis n’excluèrent en rien une collaboration avec Koutchma et Ianoukovich. En Automne 2003 encore, les deux hommes politiques visitèrent les Etats-Unis. Koutchma rencontra le président Bush tandis que Ianoukovich était reçu par le vice-président Cheney ainsi que cinq ministres. Un an plus tôt, une rencontre ministérielle à Prague avait décidé d’adopter une feuille de route pour l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Mais, les tensions qui devaient finir par pousser Koutchma vers Moscou et déterminer les Etats-Unis à un soutien massif du candidat de l’opposition, s’étaient déjà accumulées au cours des années précédentes.

Il y eut d’abord la soit disant affaire Koltchouga. Il y a deux ans, Washington accusa Koutchma d’avoir personnellement approuvé la vente de radars Koltchouga à l’Irak.

Contrairement aux systèmes de radars traditionnels qui émettent des rayons, le système radar ukrainien opère de façon passive et ne peut donc pas être repéré par les avions qu’il localise. Avec ses 800 km de portée, il passe pour le plus performant au monde dans sa catégorie. Avec ce système les batteries antiaériennes de l’Irak auraient pu détecter des avions ennemis sans être eux-mêmes repérés.

S’appuyant sur les accusations américaines, un juge de Kiev ouvrit une instruction contre Koutchma pour corruption, abus de pouvoir et trafic d’armes avec l’Irak. Il fut en cela soutenu par l’opposition ukrainienne. La cour suprême mit cependant un terme à l’instruction.

Koutchma lui-même a toujours rejeté les accusations du gouvernement américain et on n’a jamais trouvé en Irak de preuves d’une livraison de ces radars. Néanmoins, à travers cette affaire, les relations entre les Etats-Unis et l’Ukraine tombèrent au point mort en 2002. Koutchma essaya d’améliorer les rapports avec Washington l’année suivante en prenant la décision ­ impopulaire dans le pays ­ d’envoyer des troupes ukrainiennes en Irak.


Pétrole et gaz naturel

Le contrôle des oléoducs et des gazoducs ukrainiens et leur utilisation constituent une deuxième pomme de discorde. L’Ukraine est le plus important pays de transit pour les exportations de pétrole et de gaz russes. Les grands oléoducs et gazoducs, construits dans les années 1970 entre les gisements de pétrole et le gaz naturel soviétiques et l’Europe de l’Ouest, passent par le territoire Ukrainien. Les Etats-Unis et l’Union européenne, qui s’efforcent depuis longtemps d’établir une voie de transit pour le pétrole en provenance de la Mer Caspienne contournant la Russie, veulent à cette fin se servir aussi de l’Ukraine.

Dans ce but on construisit l’oléoduc d’Odessa à Brody, qui relie la Mer Noire à la frontière polonaise. Le pétrole de la Mer Caspienne peut ainsi atteindre la Mer Noire en passant par la Géorgie et, après un bref transport maritime, il peut être pompé directement dans les raffineries polonaises puis dirigé vers l’Europe. On contournait ainsi non seulement la Russie mais aussi le goulot du Bosphore.

Cet oléoduc, long de 674 km et construit avec le soutien de Kellog Brown, une filiale de Halliburton, était déjà terminé en mai 2002 et n’a pas été utilisé depuis. Font défaut, d’une part le pétrole de la Mer Caspienne et, d’autre part la jonction avec la Pologne, dont on n’a même pas encore commencé la construction.

Le gouvernement ukrainien négocia finalement une utilisation de l’oléoduc en sens inverse avec les trusts pétroliers russes. De cette manière, du pétrole russe pourrait être embarqué à Odessa, transporté par bateau sur la Mer Noire et exporté sur le marché mondial. Pendant cinq mois, un tronçon du pipeline servit effectivement à cette fin. Mais à Washington on sonna l’alarme. Le vice-président Cheney insista personnellement auprès de Ianoukovich lors de la visite de celui-ci à Washington pour qu’il n’approuve pas un tel usage du pipeline. En février 2004, le gouvernement de Kiev pris finalement une décision dans ce sens. Depuis, l’oléoduc reste de nouveau inutilisé.

A Washington, on observe aussi avec inquiétude l’influence exercée par les trusts énergétiques russes en Ukraine. Dans un discours prononcé devant le Center for Strategic and International Studies il y a deux ans, l’ambassadeur Carlos Pascual critiqua vivement avant tout le trust Gasprom, proche de l’Etat. On avait l’impression, dit-il, que les sociétés russes obtenaient des possibilités d’investissement « sans payer la valeur totale des biens patrimoniaux dans lesquels ils investissaient ». C’était « mauvais pour l’Ukraine ».

Toute une série d’exemples, surtout dans le secteur pétrolier et gazier, montraient selon lui comment, peu de temps auparavant, des contrats avaient été signés au détriment stratégique de l’Ukraine. Un accord entre Gasprom et l’entreprise ukrainienne Naftogas stipulait que toutes les décisions concernant le système de transit du gaz par l’Ukraine devaient être prises en commun par les deux entreprises. « En d’autres mots : Gasprom a un droit de veto sur les décisions concernant le système ukrainien de transit du gaz. Gasprom ne pourrait pas se réjouir plus : c’est ce qu’ils cherchaient à obtenir depuis 1992. » [7]

Sans aucun doute Washington escompte dans ces questions litigieuses une attitude nettement plus conciliante de la part de Iouchtchenko que de celle de Ianoukovich qui est soutenu par Moscou. De plus, il y a le fait que Iouchtchenko prenne fait et cause pour le maintien d’un « Etat de Droit » et pour l’économie de marché, par quoi il faut avant tout entendre sécurité et garanties pour les investissements de capitaux étrangers.


Conflits entre les grandes puissances

L’ambition des Etats-Unis de parvenir à la suprématie mondiale affecte de plus en plus de parties du globe. Lors de la lutte pour la présidence ukrainienne, les intérêts américains et russes se sont heurtés avec une force qui rappelle la période de la guerre froide. Après les conflits sanglants des Balkans et la subordination violente de l’Irak, l’Ukraine et la Russie risquent de devenir le théâtre de conflits sanglants.

Des intérêts européens ­ avant tout allemands ­ sont directement touchés par le changement de pouvoir en Ukraine, comme le sont aussi, à plus long terme, les intérêts de pays ayant des velléités de grandes puissances, tels l’Inde et la Chine. Au coeur de ces intérêts il y a, outre l’aspect purement géostratégique, la question (aussi importante pour l’économie mondiale du 21ème siècle que l’accès au minerai de fer et au charbon l’était pour l’économie européenne du début du 20ème siècle), celle du contrôle de cette épine dorsale de l’approvisionnement énergétique mondial que sont le pétrole et le gaz naturel.

Si l’on considère que l’Union européenne obtient presque 20 pour cent de ses importations de pétrole et 44 pour cent de ses importations de gaz naturel de la Russie et que 80 pour cent de ces importations passent par les pipelines Ukrainiens, on peut facilement mesurer l’importance qu’ont les rapports de pouvoir et l’orientation internationale de ce pays pour l’avenir économique de l’Europe.

Le conflit à propos du minerai de fer lorrain et du charbon de la Ruhr a, comme on le sait, fortement contribué à déclencher la Première guerre mondiale. Tout aussi explosif est aujourd’hui le conflit à propos des réserves énergétiques et des voies de transports internationales. Ces luttes se déroulent encore pour l’instant sur le plan politique, on en est encore aux manoeuvres et aux mesures tactiques. Mais toutes les conditions préalables à une escalade sont réunies. La stratégie américaine de la suprématie menace de plonger l’humanité dans des conflits en comparaison desquels la guerre irakienne aura l’air d’un simple prélude.

Peter Schwarz


 Source : www.wsws.org


 Voir aussi sur le WSWS :

La création de l’opposition « démocratique » en Ukraine, 2 décembre 2004.


 Et aussi :

- Développements de la crise en Ukraine, par Jean Marie Chauvier.

- Y a-t-il une révolution en marche en Ukraine ? par Pierre Broué.

- Le tonneau de poudre caucasien, par Peter Schwarz.

- Désagréger la Russie et l’Iran : un objectif pour les Etats-Unis ? par Jean-Marie Chauvier.

- Georgie : Un coup de force orchestré par les Etats-Unis ? par Jean-Marie Chauvier






[1Traduit de : Zbigniew Brzezinski : "Die einzige Weltmacht - Amerikas Strategie der Vorherrschaft", Fischer Taschenbuch Verlag, pp.15/16

[2Traduit de Brzezinski, "Die einzige Weltmacht", p.137

[3Traduit de Stratfor.com, « Russia : After Ukraine », December 10, 2004

[4Traduit de Brzezinski, op.cit, p.152


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Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.

Lénine
dans "Bilan d’une discussion sur le droit des nations", 1916,
Oeuvres tome 22

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