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Le tonneau de poudre caucasien


( Cartographie sur le Monde Diplomatique : Conflits caucasiens et bras de fer russo-américain. NDLR)


Le gouvernement russe menace d’intervenir militairement sur la scène internationale


World Socialist Web Site
www.wsws.org, 23 septembre 2004


La réaction du gouvernement russe à la prise d’otages de Beslan rappelle de plus en plus celle du gouvernement américain à l’attentat du 11 septembre 2001. Cet événement tragique, qui a indigné et bouleversé des millions de personnes dans le monde, lui a servi de prétexte pour une offensive politique contre les droits démocratiques à l’intérieur et pour la réalisation d’un programme qui ne provoquera immanquablement de nouvelles guerres à l’extérieur.

Alors que l’arrière-plan des événements de Beslan reste toujours inexpliqué à cause du secret imposé officiellement et que le président Poutine refuse l’ouverture d’une enquête indépendante, ce dernier a déjà tiré du drame de cette prise d’otages des conclusions radicales : les gouverneurs régionaux ne doivent plus à l’avenir être élus par le peuple mais seront nommés par le président, le droit de vote doit être modifié de telle façon que les partis plus petits ou les partis d’opposition n’auront pratiquement plus aucune chance d’être élus.

Les pouvoirs de la présidence, qui sous Poutine a pris un caractère de plus en plus autoritaire, sont de ce fait encore renforcés. Il est question d’un « Etat fort au poing d’acier » et on établit des parallèles avec la période de Staline. Avec des médias menés à la baguette par le Kremlin et un parlement inféodé au président, un contrôle démocratique n’est plus guère possible. La population ne peut plus que confirmer, au moyen d’un réferendum presenté comme une élection, un président dans ses fonctions, la véritable assise du pouvoir présidentiel se trouvant dans l’appareil militaire et les services secrets.

Les conclusions tirées du drame de Goslan en matière de politique intérieure furent annoncées par le chef d’Etat major des forces armées russes, Juri Balujewski. La Russie « prendra toutes les mesures nécessaires afin de liquider les bases des terroristes dans n’importe quelle région du monde » dit-il menaçant. De nombreux commentateurs comprirent cela comme la traduction russe de la doctrine de la guerre préventive de Bush. La Russie s’arroge le droit d’attaquer militairement d’autres pays sans être couverte par le droit international. Ce sont surtout les Etats limitrophes de sa frontière méridionale, qui devinrent indépendants après l’effondrement de l’Union Soviétique, qui se sentent menacés, en premier lieu la Géorgie que Moscou a accusé de façon répétée de donner refuge aux terroristes tchétchènes.

Mais s’il y a des parallèles entre les Etats-Unis de Bush et la Russie de Poutine, la comparaison a ses limites. Le danger pour le monde émanant des Etats Unis est incomparablement plus sérieux. Les Etats-Unis sont une grande puissance économique et militaire et aspirent ouvertement à l’hégémonie mondiale. Du point de vue économique, la Russie est un nain avec une performance à peu près égale à celle de la Hollande. Son armée est mal en point et ne pourrait pas, même si elle le voulait, attaquer des pays éloignés comme l’ont fait les Etats-Unis avec la Serbie, l’Afghanistan et l’Irak. La Russie dispose bien d’un arsenal nucléaire hérité de l’Union Soviétique, mais Balujewski exclut expressément (du moins pour le moment) qu’il en soit fait usage.

Malgré tout, la menace pour la paix dans le monde contenue dans l’annonce de Balujewski ne doit pas être sous-estimée. D’abord, elle rend caduques des normes du Droit international qui constituaient au moins un seuil à ne pas franchir dans l’action militaire directe. « Ce que les américains ont fait les premiers, constitue à présent la norme pour la Russie. Les Chinois et les Indiens suivront dans cette voie » fut à ce propos le commentaire d’un porte-parole de la Fondation Carnegie à Moscou. Ce qui est plus significatif, c’est qu’on assiste à une évolution internationale qui prend de plus en plus nettement le chemin d’une confrontation entre les puissances impérialistes et les blocs et qui va vers une troisième guerre mondiale. L’Asie Centrale et la région du Caucase qui lui est adjacente, joue de ce point de vue un rôle semblable à celui des Balkans à la veille de la Première guerre mondiale. Avec le Proche-Orient voisin, ces régions constituent la soi-disant « ellipse stratégique », qui contient les ressources énergétiques les plus importantes du monde.


Les Balkans et le Caucase

L’assassinat à Sarajevo du prétendant au trône des Habsbourgs, François Ferdinand, a comme on le sait marqué le début de la Première guerre mondiale. On ne peut cependant pas expliquer les causes de la guerre par l’attentat de Sarajevo, du point de vue historique un événement de moindre importance. Il faut rechercher ces causes dans les antagonismes explosifs qui existaient entre les puissances impérialistes et qui s’étaient développés sur des décennies. En dernière analyse, la guerre est due à l’impossibilité de maintenir des Etats nationaux à l’époque de l’économie mondiale. La classe dominante allemande surtout était parvenue à la conclusion que cette contradiction ne pouvait être résolue qu’en réorganisant l’Europe par la force et en la plaçant sous sa domination. Elle voulait la guerre.

Ce n’était cependant pas un hasard si c’est précisément dans les Balkans que se produisit l’étincelle qui mit feu au baril de poudre. C’était là que les intérêts opposés des puissances et des blocs impérialistes s’affrontaient le plus directement et qu’ils assumaient la forme la plus concrète, c’était là que le fragile équilibre international était le plus instable. Retirer la Bosnie de la tutelle autrichienne aurait entraîné la désagrégation de l’Etat pluri-ethnique des Habsbourgs et renforcé dans les Balkans la position de la Serbie et de sa puissance protectrice, la Russie. Cela aurait à son tour considérablement affaibli l’Allemagne vis-à -vis de ses rivales, l’Angleterre et la France, qui étaient les alliées de la Russie. L’action d’un nationaliste Serbe de Bosnie put ainsi mettre en branle la chaîne des évènements qui plongèrent l’Europe tout entière dans un bain de sang et qui devaient conduire à l’embrasement du monde.

La similitude de rôle entre les Balkans d’alors et l’Asie Centrale d’aujourd’hui est frappante. Ce ne sont pas seulement les intérêts russes et américains qui s’affrontent directement dans la région du Caucase et en Asie Centrale ; l’avenir de cette région est aussi d’une importance fondamentale pour l’Europe et avant tout pour l’Allemagne. C’est également le cas pour les puissances montantes que sont la Chine et l’Inde. En sus de cela, deux puissances régionales, l’Iran et la Turquie aimeraient, elles aussi, avoir leur mot à dire dans cette nouvelle version du Grand Jeu qui a pour enjeu l’Asie Centrale. Dans ce « jeu » il s’agit avant tout de deux choses : de pouvoir géostratégique et d’accès au pétrole et au gaz naturel qui, étant donné leur prévisible pénurie, sont d’une importance capitale pour le 21e siecle.

La situation n’en est pas encore où elle en était lorsque se produisit l’attentat de Sarajevo. Les antagonismes qui s’affrontent aujourd’hui dans la région du Caucase n’en sont qu’à leur stade initial. Beaucoup de choses se trouvent encore en mouvement. On en est encore aux manuvres tactiques. Les axes et les blocs internationaux ne se sont pas encore constitué de façon définitive. Mais l’évolution va dans la même direction.

Les réactions divergentes de Washington et de Berlin à la prise d’otages de Beslan et de ses suites sont un signe de l’aggravation des tensions. Tandis que Washington a nettement critiqué les conclusions de Poutine, Berlin est resté ostensiblement silencieux. Nul autre que Bush rappela publiquement à Poutine qu’il devait respecter les « principes de la démocratie » dans la lutte antiterroriste. Une critique que le ministre russe des affaires étrangères Sergei Lawrow récusa avec une formule typique de la Guerre froide. Il s’agissait là d’une « affaire interne à la Russie », dit-il avant d’ajouter avec suffisance : « Nous savons bien que les Etats-Unis ont pris eux aussi des mesures assez dures à la suite du 11 septembre ».

Le gouvernement allemand se dissocia nettement de la critique de Washington. Le chancelier Gerhard Schröder avait un « dialogue très intense et confiant » avec le président Poutine, expliqua Béla Anda, porte-parole du gouvernement. Schröder avait déjà avant les événements de Beslan approuvé les élections présidentielles manipulées de Tchétchénie, alors qu’à Washington on avait émis certaines critiques à leur égard.

Pour concevoir la réelle ampleur des antagonismes qui s’affrontent au Caucase, on ne peut cependant pas s’en tenir aux agaceries diplomatiques. Il faut examiner les stratégies et les intérêts des principaux protagonistes dans un contexte historique et international plus vaste. Nous voulons en donner un aperçu dans cet article.


Le conflit entre les Etats-Unis et la Russie

Depuis que l’Union Soviétique s’est effondrée, les Etats-Unis ont pénétré de façon systématique et résolue dans son ancienne sphère d’influence. La guerre contre la Yougoslavie servit à cette fin, tout comme l’élargissement à l’Est de l’Otan et l’occupation de l’Afghanistan. Les trois Etats baltes qui faisaient jadis partie de l’Union Soviétique sont depuis membres de l’Otan, tout comme le sont devenus la plupart des membres du Pacte de Varsovie. En Asie centrale, les Etats-Unis entretiennent des bases militaires et soutiennent des régimes qui leur sont favorables dans plusieurs ex-républiques soviétiques.

On entretien en Géorgie, grâce à l’aide financière et politique des Etats-Unis, un régime extrêmement hostile à Moscou et qui ambitionne de rejoindre l’Otan. La Géorgie n’a pas seulement une grande importance stratégique du fait de sa situation de voisinage immédiat avec le point chaud caucasien, elle contrôle encore le passage entre la Mer Caspienne et la Mer Noire et par là le principal couloir d’exportation du pétrole et du gaz naturel en provenance d’Asie centrale. En outre, elle est le pont reliant la Russie méridionale à l’Asie Mineure.

Jusqu’à présent le président Poutine s’est abstenu de critiquer Washington publiquement et a entretenu des relations politiques et personnelles étroites avec son homologue américain. Cela était en partie dû au fait qu’il estimait peu réalistes les chances de Moscou dans le cas d’une confrontation ouverte avec Les Etats-Unis dans le Caucase ; et au fait qu’il escomptait grâce à ces relations avoir les mains libres dans sa lutte contre les mouvements séparatistes qui menacent l’Etat russe sur sa frange méridionale. Poutine s’est toujours efforcé de faire apparaître les séparatistes tchétchènes comme une antenne du « terrorisme international », afin d’affaiblir la critique internationale vis-à -vis de la brutalité de l’intervention militaire russe.

Mais il est évident que Moscou ressent de plus en plus la pression exercée par l’encerclement américain. Dans sa première allocution télévisée à la suite du massacre de Beslan, Poutine parla d’une « intervention directe du terrorisme international contre la Russie » et il insinua que cette dernière aurait été le fait de puissances étrangères, sans toutefois nommer personne. Il dit que la Russie était attaquée par des terroristes « parce qu’en tant que puissance nucléaire mondiale de premier plan elle représentait pour certains un danger qui devait par conséquent être éliminé ».

Le jour suivant eut lieu entre le président russe et un nombre de journalistes occidentaux et d’experts choisis, une rencontre à sa résidence campagnarde de Nowo Ogarjewo, au cours de laquelle il fut plus net encore. « Je n’ai pas affirmé que des pays occidentaux faisaient flamber le terrorisme et qu’il s’agissait là d’une politique délibérée » dit il. « Mais nous avons observé certains faits. On recrée la mentalité de la guerre froide. Certaines personnes veulent que nous ayons à nous occuper de problèmes internes. Ils tirent les ficelles de façon à ce que nous ne puissions pas relever la tête sur le plan international. »

A nouveau, Poutine ne nomma personne et il fit expressément la louange du président Bush, qu’il qualifia de « partenaire prévisible et fiable ». Il laissa même entendre qu’il verrait d’un bon oeil une victoire de Bush sur son adversaire démocrate Kerry en novembre. Mais Poutine critiqua ouvertement la Grande-Bretagne, le principal allié des Etats-Unis en Europe. Il reprocha à Londres d’avoir accordé l’asile politique à Achmed Sakajew, le représentant en Europe du dirigeant séparatiste tchétchène, Aslan Mashadow. Le ministère des affaires étrangères russe a depuis demandé officiellement l’extradition de Sarkajew.

Il fit comprendre à son audience occidentale qu’il en était venu à regretter la dissolution de l’Union Soviétique.Il exprima à plusieurs reprises la crainte que dans le cas d’une séparation de la Tchétchénie, la Russie elle-même pourrait se désintégrer et parla dans ce contexte d’un « effet de domino ».

Cette crainte n’est pas sans fondement. Si le territoire russe continue de s’éffranger sur sa bordure sud, cela pourrait en effet déclencher sa totale désintégration, il y a pour cela suffisamment de forces centrifuges travaillant dans ce sens. Une telle évolution ne représenterait pas un progrès. Elle entraînerait une vague d’expulsions, de purges ethniques et de conflits régionaux. De nouveaux Etats ne seraient ni démocratiques ni ne s’autodétermineraient, mais seraient dépendants des intrigues des grandes puissances et seraient la proie de cliques dominantes rivales et semi-criminelles. Bref, les événements qui ont dévasté la Yougoslavie dans les années 1990 se répéteraient à plus grande échelle.

Le soupçon selon lequel une telle évolution serait délibérément encouragée par les cercles occidentaux n’est pas non plus une aberration. Tandis que le Washington officiel montre de la retenue dans la question tchétchène afin de ne pas remettre en cause le soutien de Poutine à l’occupation de l’Iraq, ceux qu’on appelle les néo-conservateurs et qui jouent un rôle important au sein de l’establishment de la politique extérieure américaine, sont ouvertement en faveur de la cause tchétchène.On retrouve à la tête du Comité americain pour la paix en Tchétchénie (ACPC), un lobby pro-tchétchène, ceux-là même qui jouèrent le rôle principal dans la campagne de propagande qui prépara la guerre en Irak.

John Laughland, membre du Comité d’Helsinki en Grande-Bretagne, mentionne les noms suivants dans un article écrit pour le Guardian : « En font partie Richard Perle, conseiller notoire du Pentagone ; Elliott Abrams, que l’on connaît depuis le scandale Iran-contras ; Kenneth Adelman, ancien ambassadeur américain à l’ONU qui voulu inciter à une invasion de l’Irak en qualifiant l’entreprise de ’promenade de santé’ ; Midge Decter, biographe de Donald Rumsfeld et directeur de la droitière Heritage Foundation ; Frank Gaffney, de l’officine militaire Centre for Security Policy ; Bruce Jackson, ancien officier des services secrets, ancien vice-président de la société Lockheed Martin et actuel président du Comité US sur l’OTAN ; Michael Ledeen, de l’American Entreprise Institute, ancien admirateur du fascisme italien et actuel partisan d’un changement de régime en Iran ; et R. James Woolsey, l’ancien directeur de la CIA qui soutient avec enthousiasme les plans de Bush pour remodeler le monde musulman selon les objectifs américains » (Guardian 08. 09. 2004)

Et Laughland de conclure : « Les membre de l’APAC viennent des deux partis et constituent la colonne vertébrale de l’establishment de la politique extérieure américaine. Leurs opinions sont en réalité celles de l’administration américaine. »


La réaction de Poutine

La réponse de Poutine à l’encerclement américain : répression violente de la résistance tchéchène, renforcement de l’autorité de l’Etat central et menace d’interventions militaires à l’étranger, est tant réactionnaire que contre-productive. Elle correspond aux intérêts de la classe sociale qu’il représente : la nouvelle élite russe, celle qui a pillé la propriété étatisée après la dissolution de l’Union Soviétique et qui s’est enrichie de façon éhontée aux dépends de la grande masse de la population.

Sous le prédécesseur de Poutine, Boris Eltsine, qui a scellé la fin de l’Union Soviétique en décembre 1991, ce pillage avait eu un caractère encore plus chaotique et irréfréné. Des sommes représentant des milliards de roubles furent acheminées à l’étranger, les entreprises d’Etat, en particulier celles du secteur lucratif de l’énergie, furent privatisées avec des méthodes de gangsters, la corruption et la criminalité étaient florissantes. L’Etat russe menaçait de tomber en ruine et de devenir le jouet des grandes puissances occidentales.

Par la prise de pouvoir de Poutine, qu’ Eltsine désigna encore personnellement comme son successeur et qui eut le soutien des principaux membres de l’oligarchie, on corrigea quelque peu la trajectoire. La nouvelle élite était parvenue à la conclusion qu’elle avait besoin, pour protéger sa richesse et son pouvoir, d’un Etat fort et qu’elle devait être capable de jouer un rôle dans le concert international des grandes nations.

Dans ce but, Poutine qui a lui-même derrière lui une longue carrière dans le KGB, plaça des vétérans des services secrets aux postes clés de la politique et de l’administration. Le KGB qui fonctionnait déjà comme une sorte de garde prétorienne du régime stalinien, convient bien pour cette tâche parce qu’il se basait déjà , du temps de l’Union soviétique, sur le chauvinisme grand-russe, que Staline avait ravivé dans les années 1930 et 1940. Par « Défense de l’Union Soviétique » le KGB n’entendait pas la défense des conquêtes socialistes de la révolution d’Octobre, mais la défense du pouvoir de l’Etat à l’intérieur et à l’extérieur.

Poutine consolida le pouvoir de la nouvelle élite capitaliste en renforçant l’Etat central vis-à -vis des régions, renforça l’appareil policier et celui des services secrets, restreint la liberté de la presse et la liberté d’opinion et pour finir, cet été, élimina d’un coup les nombreuses prestations sociales financées par l’Etat qui dataient encore du temps de l’Union Soviétique. Un pas qu’Eltsine n’avait pas osé franchir parce qu’il craignait des réaction incontrôlables de la population.

En politique étrangère, Poutine s’efforça de faire en sorte que la Russie connaisse un nouvel essor en tant que grande puissance. A cette fin, il attaqua avec une extrême brutalité les ambitions séparatistes dans le Caucase. En 1999, avant de devenir président, il avait déclenché la deuxième guerre tchéchène, qui dure jusqu’à aujourd’hui, a détruit en grande partie la Tchétchénie et a réduit à néant tout espoir de solution pacifique. Cette guerre servit aussi à étouffer la colère croissante devant la catastrophe sociale en Russie et à justifier l’armement de l’appareil d’Etat.

Poutine réussit jusqu’à un certain point à présenter le conflit tchéchène comme la conséquence d’une ingérence étrangère dans les affaires intérieures russes et à faire appel à des sentiments nationalistes. Cela lui fut d’autant plus facile qu’il avait en cela le soutien total de l’opposition « communiste », tandis que l’opposition soit-disant « démocratique » critiquait bien, elle, la guerre en Tchétchénie mais soutenait le cours des réformes libérales, collaborait étroitement avec les gouvernements occidentaux et se faisaient entretenir financièrement par l’oligarchie qui était en conflit avec Poutine. La faiblesse des « démocrates » russes ne s’explique qu’en deuxième lieu par le fait que le Kremlin exerce un monopole sur les medias. La véritable raison c’est leur politique économique et sociale, qui est diamétralement opposée aux intérêts de la population.

Poutine s’efforça aussi de lier à nouveau plus fortement les Etats de l’ancienne Union Sovétique à la Russie par un mélange de pressions économiques, militaires et diplomatiques. C’est le cas en particulier pour la Russie blanche et l’Ukraine. Dans le Caucase, Moscou soutient l’Arménie contre l’Azerbaïdjan, qui passe de plus en plus sous l’influence de l’Occident. Dans la région infidèle de Géorgie, il maintien ses propres troupes. En Asie centrale, Moscou vise une alliance stratégique avec les deux importants producteurs d’énergie que sont le Kasakstan et le Turkmenistan.

Le secteur énergétique joue un rôle clé dans les objectifs de Poutine pour faire de la Russie une grande puissance. Ce secteur représente 40 pour cent des recettes fiscales, 55 pour cent des bénéfices issus de l’exportation et 20 pour cent de l’économie soviétique. En Ukraine, en Géorgie et au Kasakstan des trusts proches du Kremlin achètent de grandes entreprises du pétrole et du gaz.

Le conflit qui oppose le Kremlin et certains membres de l’oligarchie a trait à la question de savoir qui des deux aura le dernier mot. Comme l’écrit l’expert de la Russie, Alexander Rahr, L’Etat « ne permettra pas que ce secteur, dont dépend le retour de la Russie au rang de grande puissance, passe sous le contrôle de sociétés transnationales étrangères ». Poutine ne veut pas, selon lui, renationaliser les trusts pétroliers qui furent privatisés dans les années 1990, mais ceux-ci « doivent s’intégrer dans le nouveau manuel de conduite du Kremlin, sinon ils risquent de subir le même sort que Jukos, avec lequel on est justement en train de faire un exemple ». (GUS-Barometer, Septembre 2004)

Dans ces deux questions clés, le contrôle des immenses réserves énergétiques de la Russie et de l’Asie Centrale, et celle du pouvoir sur les Etats ayant succédé à l’Union Soviétique en Europe de l’Est, dans le Caucase et en Asie Centrale, s’affrontent des intérêts opposés qu’il est impossible à long terme de réconcilier de manière pacifique. Elles ne sont pas seulement un motif de tensions permanentes entre la Russie et les Etats-Unis d’une part et la Russie et l’Europe de l’autre ; ce sont aussi les objectifs stratégiques des Etats-Unis, des puissances européennes et à long terme de la Chine qui se heurtent ici de façon irréductible. Cela fait de l’Asie Centrale et du Caucase un tonneau de poudre qui implique déjà de futurs affrontements.


Intérêts européens

La politique étrangère européenne est profondement divisée dans son attitude vis-à -vis de la Russie, comme elle fut déjà dans le contexte de la guerre en Irak. L’élargissement de l’Union Européenne à l’Est, à laquelle ont surtout poussé l’Allemagne et la France pour des raisons économiques, se révèle être un obstacle décisif à une politique étrangère commune.

L’Allemagne et la France veulent, avec le soutien de l’Italie, un partenariat stratégique avec la Russie. Berlin, Paris et Moscou avaient déjà , à la veille de la guerre contre l’Irak, collaboré étroitement afin d’empêcher une résolution en faveur de la guerre à l’ONU. Depuis ont lieu régulièrement des rencontres entre Poutine, Schröder et Chirac. La dernière en date eut lieu juste avant le drame de la prise d’otage de Beslan, à Sotchi, sur la Mer Noire.

Au centre de l’intérêt que porte l’Allemagne à la Russie il y a, en sus des efforts pour créer un contre-poids à l’hégémonie américaine et s’ouvrir le marché russe, la question énergétique. L’Allemagne ne disposant pas, mis à part le charbon qui est extrêmement cher, d’aucune autre réserve énergétique, elle est fortement dépendante des livraisons de gaz et de pétrole russe. Cela d’autant plus que les gisements de la Mer du Nord, qui couvraient jusqu’à présent un bon tiers de son approvisionnement en pétrole, seront dans un avenir prévisible, épuisées.

Dores et déjà , la Russie couvre 35 pour cent de la consommation de gaz naturel de l’Allemagne. Cette part pourrait augmenter jusqu’à 50 pour cent dans les vingt prochaines années. Les trust énergétiques allemands qui entretiennent des contacts personnels étroits avec la chancellerie, possèdent des parts dans les entreprises russes proches du Pouvoir et investissent des milliards d’Euros dans la mise en exploitation de nouvelles nappes de gaz naturel en Sibérie. Un nouveau gazoduc entre la Russie et l’Allemagne, qui passerait par la Mer Baltique, est également au stade de la planification.

Durant la dernière crise dans le Caucase, le gouvernement allemand s’est placé de façon ostentatoire derrière Poutine. Le chancellier Schröder déclara le 8 septembre dans son discours sur le budget au parlement allemand, que l’Allemagne ne pouvait pas avoir intérêt à ce que fût remise en question l’intégrité territoriale de la Russie. Deux jours plus tard, Poutine et Schröder publièrent une déclaration commune dans laquelle ils s’entendaient sur une collaboration étroite dans la lutte contre le terrorisme. Le ministre des Affaires étrangeres, Joschka Fischer lui aussi, se déclara publiquement contre les aspirations indépendantistes en Tchéchenie. Cela « ne pouvait constituer une solution, parce que la désintégration de la Russie se pousuivrait avec des suites désastreuses pour toute la région et pour la sécurité du monde », déclara-t-il au journal Märkische Allgemeine.

A l’opposé de l’Allemagne et de la France, qui sont pour un partenariat avec la Russie, les nouveaux membres de l’Union Européenne, qui faisaient partie du pacte de Varsovie jusqu’en 1989, prennent fait et cause pour son « endiguement ». A Varsovie en particulier, les rapports étroits entre Berlin et Moscou provoquent toujours des cauchemars. Si des divergences se faisaient jour avec Washington par rapport à la politique Russe, ces Etats prendraient presque automatiquement le parti de Washington.

Malgré une relation étroite avec l’Allemagne, la France et l’Italie, les rapports russes avec l’Union Européenne sont plutôt tendus dans l’ensemble. La Commission européenne de Bruxelles a maintes fois condamné sévèrement la politique russe en Tchétchénie et après l’élargissement de l’Union à l’Est, elle a pris de facon surprenante une attitude dure vis-à -vis de Moscou dans les litiges bilatéraux. Elle exige ainsi des visas pour les voyageurs transitant par l’Union Européenne à destination de Kaliningrad qui est devenue une enclave depuis l’entrée des Etats baltes dans l’UE et elle a imposé des restrictions aux importations russes vers les nouveaux Etats membres d’Europe de l’Est. La cour intensive faite par les européens à l’Ukraine, la Russie blanche, la Moldavie et la Géorgie, que Moscou considère comme faisant partie de sa sphère d’influence, éveille aussi la méfiance de celle-ci.

Malgré tout l’intérêt qu’ils ont portent à un partenariat stratégique avec Moscou, ainsi qu’au pétrole et au gaz russe, Berlin et Paris ne sont toutefois pas prêts à se soumettre aux exigences russes dans le Caucase et en Asie Centrale. L’Allemagne est, avec les Etats Unis, le principal partenaire commercial de l’Asie Centrale et partage l’intérêt américain pour un couloir de transit qui relierait l’Europe et l’Asie et passerait par la Géorgie et l’Azerbaidjan, hors de la souveraineté territoriale russe. Berlin et Paris développent par conséquent leurs propres relations avec les dirigeants de cette région, même si les rapports de ceux-ci avec Moscou sont tendus.

S’ajoute à cela le fait que les rapports étroits de Schröder et Poutine sont fortement critiqués en Allemagne même. Plusieurs vétérans de la politique étrangère allemande, tant dans le camp gouvernemental que dans l’opposition, ont bien appuyé Schröder publiquement, entre autres Wolfgang Schäuble (CDU), Karl Lamers (CDU), Egon Bahr (SPD) et l’ancien ministre des Affaires étrangères Hans Dietrich Genscher (FDP). Mais Schröder est aussi fortement critiqué dans les deux camps et dans les médias. On reproche à Schröder de miner la crédibilité de la politique étrangère allemande au Moyen-Orient et en Afrique, et de faire tort à la politique étrangère commune européenne par son silence sur les violations des droits de l’homme en Tchétchénie. D’autres voix s’élèvent pour mettre en garde contre le fait qu’on se cramponne trop à Poutine, dont la position est de plus en plus fragilisée par la guerre en Tchétchénie, qui n’est pas gagnable.

Mais l’Allemagne, la France et la Russie collaborent étroitement dans la question la plus explosive de cette région : le programme nucléaire iranien. L’Iran fut au centre des entretiens au dernier sommet tripartite de Sotchi. Schröder, Chirac et Poutine s’y mirent d’accord pour exercer une pression commune sur le gouvernement iranien, afin que celui-ci mette un terme à la production d’uranium enrichi. Ils entendent par là prévenir une escalade du conflit entre l’Iran et les Etats-Unis. La Russie entretient de bonnes relations avec Téhéran et fournit à l’Iran sa technologie nucléaire et l’Union Européenne approuve, à l’opposé des Etats-Unis, une collaboration économique et energétique avec ce pays.

Des observateurs européens craignent que les Etats-Unis, après une victoire électorale de Bush, n’accentuent leur pression sur l’Iran dont le gouvernement refuse de renoncer à la production d’uranium enrichi. « Un président Bush nouvellement élu n’hésitera guère à brandir la menace d’une attaque militaire » écrit l’hebdomadaire Der Spiegel.

On tient pour possible une attaque préventive de la part d’Israël, qui a déjà détruit un réacteur nucléaire iraquien en 1981. Les Etats-Unis ont approuvé récemment la livraison de 500 bombes « anti- bunker », destinées à une intervention contre l’Iran et peut-être contre la Syrie, comme on l’admet sans s’en cacher dans les cercles de l’armée israélienne. Ces bombes de précision, lourdes d’une tonne, sont capables de pénétrer profondement sous terre et percer des murs de bétons de deux mètres d’épaisseur.

Le calcul tactique des européens pourrait bien s’avérer faux, comme l’a déjà montré l’exemple de l’Irak. Le régime de Bagdad lui aussi avait été pressé par les européens, afin d’éviter une guerre, de céder aux exigences de désarmement de Washington. Bagdad céda et détruisit armes et missiles ­ ce qui n’empêcha pas les Etats-Unis de l’attaquer.


Que faire ?

On ne peut pas riposter à la menace de guerre qui grandit avec l’escalade des conflits dans la région du Caucase, en Asie Centrale et au Moyen-Orient en soutenant un groupe impérialiste contre l’autre, en soutenant les plus faibles contre les plus forts, ou les plus « pacifiques » contre les plus agressifs.
Que le militarisme américain soit le facteur le plus dangereux et le plus agressif de la politique internationale, cela ne fait aucun doute. Un changement de pouvoir à Washington ne modifierait pas ce fait. Mais la guerre en Irak a déjà montré la totale incapacité des gouvernements européens de s’opposer à cette menace. Même ceux qui ont refusé la guerre ne l’ont fait qu’à contre-coeur et ont legalisé l’occupation de l’Irak après coup. Ils évitèrent soigneusement de s’appuyer sur le puissant mouvement qui se développa dans le monde entier, y compris aux Etats Unis, contre cette guerre.

En fin de compte, leur « refus » d’une guerre contre l’Irak était motivé par l’inquiétude épouvée pour leur propres intérêts impérialistes dans la région. Ils répondirent à la guerre en développant leurs propres armées dans le but de les rendre capables d’intervenir sur le plan international et en intensifiant les attaques contre les gains sociaux et démocratiques de la population, afin de pouvoir maintenir leur position dans la lutte globale pour le pouvoir économique et stratégique. Il existe un rapport indissociable entre la montée du militarisme d’une part et l’attaque des droits démocratiques et sociaux d’autre part.

Ceci est valable pour la Russie où la classe ouvrière doit payer l’ambition de Poutine d’en faire une grande puissance, par la misère et la privation de ses droits démocratiques.

La résistance de la classe ouvrière à la menace de guerre et aux attaques de ses gouvernements respectifs, résistance qui se developpe dans le monde entier, doit s’accompagner d’une perspective socialiste. Ce n’est que sur cette base qu’on peut supprimer le danger d’une nouvelle déflagration internationale. Comme en 1914, l’alternative aujourd’hui c’est encore : socialisme ou barbarie.

Peter Schwarz


 Source : www.wsws.org


 Voir aussi en ligne sur WSWS.ORG :

- L’attaque au gaz de Poutine à Moscou ­ le résultat de la guerre barbare de la Russie en Tchétchénie 24 octobre 2002

- L’élection de Poutine à la présidence annonce un tournant autoritaire en Russie 30 mars 2000

- Huit ans après les réformes capitalistes : une crise sociale en Russie « sans parallèle »2 février 1999


 Cartographie sur le Monde Diplomatique : Conflits caucasiens et bras de fer russo-américain www.monde-diplomatique.fr/cartes



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« Elle, je l’adore. D’abord, elle me rassure : elle ne dit jamais "nous", mais "moi". » Gilles Martin-Chauffier, « Fichez la paix à Paris Hilton », Paris-Match, 19 juillet 2007. En 2000, aux États-Unis, un sondage commandé par Time Magazine et CNN avait révélé que, lorsqu’on demandait aux gens s’ils pensaient faire partie du 1 % des Américains les plus riches, 19 % répondaient affirmativement, tandis que 20 % estimaient que ça ne saurait tarder. L’éditorialiste David (…)
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« Briser le mensonge du silence n’est pas une abstraction ésotérique mais une responsabilité urgente qui incombe à ceux qui ont le privilège d’avoir une tribune. »

John Pilger

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