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La psychiatrisation de l’opinion politique : signe irréfutable de dérive totalitaire

Dans des régimes dits démocratiques, un phénomène inquiétant réapparaît : la psychiatrisation de la contestation politique. Les citoyens en désaccord sont étiquetés “instables” ou “dangereux” et parfois internés, traduisant une dérive autoritaire où la médecine est utilisée pour réprimer, non soigner.

Introduction et Contexte Historique

L’usage de la psychiatrie pour réprimer la dissidence politique constitue un marqueur glaçant du recul démocratique et de la dérive autoritaire d’un régime. Présenter une opinion politique divergente comme symptôme de désordre mental, c’est à la fois criminaliser le désaccord et médicaliser la contestation, en prétendant protéger « l’ordre » au détriment de la liberté.

L’histoire contemporaine regorge d’exemples. L’un des plus sinistres est celui de l’Allemagne nationale-socialiste. Sous le Troisième Reich, la psychiatrie a été mobilisée dans une logique eugéniste et politique à la fois. Le programme Aktion T4 visait à éliminer les personnes considérées comme « mentalement déficientes », « dégénérées » ou simplement « asociales », à travers des internements forcés, des stérilisations et des assassinats médicaux. Les psychiatres nazis ont ainsi contribué activement à l’élaboration d’une idéologie de pureté sociale, où toute déviance mentale ou comportementale était perçue comme une menace pour l’ordre national. La psychiatrie s’est faite instrument d’exclusion systémique, au service de l’idéologie dominante. Ce programme fit 70 à 80 000 victimes.

L’Union Soviétique, surtout à partir des années 1960, a elle aussi systématiquement interné des dissidents dans des hôpitaux psychiatriques – les fameuses « psikhouchkas » – les privant ainsi de toute légitimité politique et de tout recours juridique. Ces abus ont été dénoncés par la communauté internationale, et le terme même de « psychiatrie punitive » est devenu synonyme d’oppression d’État.

Mais le phénomène n’appartient pas seulement au passé ni aux régimes ouvertement totalitaires.

Formes contemporaines de psychiatrisation dans les démocraties Occidentales

Même dans les sociétés dites démocratiques, la psychiatrisation de la contestation ne disparaît pas : elle change simplement de visage. Les méthodes sont plus discrètes, les procédures plus légales, mais l’objectif reste le même : délégitimer la voix dissidente en la réduisant à un dérèglement psychique.

En France

Plusieurs affaires récentes montrent comment l’expertise psychiatrique peut être utilisée à des fins de contrôle politique.

En 2018, un militant écologiste du nom de Robin Pagès a été arrêté à Toulouse lors d’une manifestation pacifique contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il a été conduit en hôpital psychiatrique sur la base d’un comportement jugé « incohérent » par les forces de l’ordre, alors qu’il ne présentait aucune menace. Relâché après quelques heures, il a témoigné d’un « usage politique » de la psychiatrie contre les activistes.

En 2019, une enseignante et syndicaliste de Haute-Loire, Odile Maurin, connue pour son engagement dans les mouvements de désobéissance civile (notamment contre les violences policières), a été soumise à une expertise psychiatrique dans le cadre d’une procédure judiciaire pour « outrage à agent public ». Elle a dénoncé une tentative d’intimidation judiciaire masquée par un habillage médical.

Ces cas ne sont pas isolés. Le Syndicat de la magistrature ou la Ligue des droits de l’homme ont, à plusieurs reprises, mis en garde contre la facilité avec laquelle l’outil psychiatrique peut être mobilisé pour discréditer une personne engagée politiquement.

Aux États-Unis

L’histoire des EU comporte elle aussi plusieurs cas notables d’usage stratégique du diagnostic psychiatrique à des fins de répression politique.

En 2012, Brandon Raub, un ancien Marine vétéran d’Irak et d’Afghanistan, a été arrêté à son domicile par le FBI et conduit dans un hôpital psychiatrique en Virginie pour avoir posté des messages critiques du gouvernement sur Facebook. Il n’avait commis aucun délit ; son arrestation reposait sur une disposition obscure appelée « emergency custody order » (ordonnance de garde d’urgence). La décision a été jugée inconstitutionnelle quelques jours plus tard, et Raub a été libéré. Son cas a suscité une mobilisation importante de la part des défenseurs des libertés civiles (notamment le Rutherford Institute).

Dans les années 1970, durant le mouvement contre la guerre du Vietnam, des militants comme Paul Robeson Jr., fils de l’inoubliable interprète d’“ Ol’ Man River ”, ou des membres des Black Panthers ont rapporté avoir été ciblés par des campagnes de déstabilisation psychologique, y compris par des manipulations médicales, dans le cadre du programme COINTELPRO du FBI. Ces méthodes incluaient parfois l’usage de faux diagnostics psychiatriques pour justifier leur isolement ou décrédibiliser leur engagement.

En Grèce

Ces dernières années, des affaires préoccupantes ont été signalées dans plusieurs régions du pays, où l’outil psychiatrique semble avoir été instrumentalisé pour dissuader la contestation citoyenne.

En 2020, un habitant de l’île de Chios, engagé contre l’implantation d’un centre de rétention pour réfugiés, a été convoqué par les autorités judiciaires et a fait l’objet d’une tentative de placement en hôpital psychiatrique. L’ordre venait d’un procureur, invoquant la « dangerosité potentielle » de son comportement. Grâce à la mobilisation locale et à l’intervention d’un avocat, la procédure a été interrompue.

D’autres cas ont été rapportés dans des zones rurales où des citoyens dénonçant des pollutions industrielles, des irrégularités dans les permis de construire ou des abus administratifs se sont vus convoqués pour évaluation psychiatrique — parfois à la suite de plaintes déposées par des élus locaux. En 2017, dans le nord de l’Eubée, un agriculteur qui dénonçait la contamination des nappes phréatiques par une entreprise minière a été brièvement interné à l’hôpital de Chalkida avant d’être relâché sans diagnostic clinique.

Ces exemples, bien que dispersés, dessinent un tableau inquiétant : celui d’un usage ponctuel mais réel de la psychiatrie comme outil de dissuasion politique dans des États censés respecter les droits fondamentaux.

La passivité sociale, les mécanismes psychiques du consentement et le refoulement de la folie intérieure

La psychiatrisation de la contestation politique ne pourrait prospérer sans une forme de consentement, souvent tacite, de la société civile. Cette passivité collective est un phénomène complexe, nourri par des peurs profondes, des mécanismes psychiques et des enjeux sociaux.

La peur intérieure face à la « folie »

Chaque individu porte en soi, consciemment ou non, une part d’instabilité mentale, de vulnérabilité psychique, que l’on peut appeler « folie intérieure ». La confrontation avec la dissidence, surtout lorsqu’elle est présentée comme un trouble mental, réactive ces peurs intimes : peur de perdre le contrôle de soi, peur de la rupture avec la norme sociale, peur du rejet.

Ainsi, face à la psychiatrisation de l’opinion, beaucoup préfèrent se ranger du côté de la majorité « saine » et « normale », par crainte d’être associés au désordre ou à l’exclusion. Ce mécanisme de défense collectif favorise la stigmatisation des dissidents et justifie la passivité, voire l’acceptation, des procédures médicalisées de contrôle social.

Le contournement du débat démocratique

Quand la contestation devient une question de santé mentale, le débat politique est court-circuité. Il est plus facile de « réprimer » une personne présentée comme « malade » que d’ouvrir une discussion sur des problèmes sociaux ou politiques réels.

Ce phénomène mine les fondements mêmes de la démocratie, qui repose sur la pluralité des opinions et la liberté d’expression. La psychiatrisation de la dissidence contribue à créer un climat de peur, où les citoyens hésitent à s’engager par crainte d’être criminalisés ou pathologisés.

Le rôle des médias et des institutions

Les médias participent souvent involontairement à cette dynamique en reprenant sans esprit critique les diagnostics psychiatriques émis dans le cadre de conflits sociaux. La simplification médiatique transforme parfois un différend politique en « affaire de santé mentale », renforçant le stéréotype du dissident « dérangé ».

De même, certaines institutions – judiciaires, policières ou médicales – peuvent, par inertie ou complicité, normaliser ces pratiques, sans véritable controverse publique ni contrôle démocratique.

Vers une prise de conscience collective

Pour rompre ce cercle vicieux, il est essentiel que la société civile développe une conscience critique sur ces enjeux. La reconnaissance de la diversité mentale comme une composante naturelle de la condition humaine, ainsi que la dénonciation des usages abusifs de la psychiatrie, sont des étapes indispensables.

Des mouvements associatifs, des professionnels de santé engagés et des défenseurs des droits humains doivent travailler intensément à sensibiliser l’opinion publique et à promouvoir une psychiatrie respectueuse des droits fondamentaux.

Conclusion

La psychiatrisation de l’opinion politique ne constitue pas seulement un outil d’oppression, elle révèle aussi les peurs profondes et les fragilités humaines ancrées dans notre société. Elle agit comme un miroir déformant des tensions sociales, des résistances psychiques et des tensions démocratiques.

Pour combattre ce phénomène, il ne suffit pas d’agir sur les symptômes, mais il faut aussi comprendre et transformer les causes sous-jacentes : la peur de l’altérité, le rejet de la différence mentale, la fragilité des espaces démocratiques face aux forces de normalisation et de contrôle.

La défense des libertés d’expression et de participation politique exige une vigilance constante, une mobilisation citoyenne accrue, et un engagement fort des professionnels de la santé mentale pour que la psychiatrie soit un outil d’accompagnement et non de répression.

Bibliographie

Deleuze, Gilles, et Félix Guattari. L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie 1. Les
Éditions de Minuit, 1972.

Robcis, Camille. Désaliénation. Politique de la psychiatrie : Tosquelles, Fanon, Guattari,
Foucault
. Le Seuil, 2024.

Jaeger, Marcel. “Un argument écran : la psychiatrisation de la souffrance sociale.”
L’articulation du sanitaire et du social, dirigé par Marcel Jaeger et Thierry Goguel
d’Allondans, Dunod, 2012, pp. 57–78.

Farge, Marion. “ Psychiatrie, psychanalyse et politique : soigner l’institution.” Nonfiction.fr,
3 mai 2024, www.nonfiction.fr/article-11423-psychiatrie-psychanalyse-et-politique.htm.

“La psychiatrie, nouvel outil politique ?” Polémia.com, 14 nov. 2021,
www.polemia.com/la-psychiatrie-nouvel-outil-politique.

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