Plein écran
commentaires

Le film "Ni juge, ni soumise" : du voyeurisme qui laisse un goût amer

La 44e cérémonie des César récompense le documentaire belge qui a conquis 230 000 spectateurs en France...

Comment faire un film de non-fiction sur la Justice, un documentaire, qui sera projeté dans les grandes salles de cinéma et rapportera du fric ? Rares sont ceux qui y sont parvenus. Le réalisateur et le cameraman (« légendaires » et « historiques » selon la RTBF) de Strip Tease et de Tout ça ne nous rendra pas le Congo y sont, eux, arrivés en produisant Ni juge, ni soumise. Le film fait un tabac et le grand public s’amuse.

Avec un titre accrocheur, volé de l’organisation antifoulard « Ni putes, ni soumises », il met littéralement en scène une juge qui se veut atypique, sans complexes, face aux déchets humains de la société qui défilent dans son bureau, à visage découvert, avec, en trame de fond, le cold case étasunien à la belge de deux meurtres sur des prostituées.

Le contenu est zéro, on n’apprend rien, mais ça marche.

D’un côté l’image de la juge qui a tout vécu et qui n’est plus perturbée à la vue d’un cadavre, que ce soit en Belgique ou en Syrie. Son aspect bobo humour cynique, assaisonné de blagues sexuelles, sa voiture 2 CV musique classique incluse, la posture de femme libérée avec son rat blanc qui se promène sur son bras ou dans ses cheveux et pour qui elle cherche un escargot dans son jardin doivent nous suggérer son côté insoumis.

En contraste la misère humaine de la société qui s’expose à la caméra dans son bureau, comme du temps d’Elephant man.

Une misère traitée avec un mépris invraisemblable, provoquant des rires incessants dans la salle. Pour ceux d’en bas, pour les dérangés, pour les drogués, pour ceux qui ont déjà fait dix ans de prison ou plus et qui récidivent, pour la "culture albanaise ou turque" des étrangers qui frappent leurs femmes (il n’y a que ça dans le film), pour les profiteurs du CPAS et de la mutuelle... Seules les deux prostituées assassinées s’attirent de la sympathie de la part de la juge. Pour les autres, sont de mise la manière méprisante de filmer et le discours moralisateur du genre « votre culture contre la nôtre », sur leur vie de ratés « trop chère pour être vécue » (une blague), les explications paternalistes (« ça se sait quand-même que les mariages au sein de la famille créent des déformations »).

Certes, ce sont des aspects de la personnalité d’Anne Gruwez. Mais où est le vrai côté rebelle d’Anne Gruwez ? En quoi réside l’aspect insoumis ? Elle qui s’est mobilisée contre la construction de la méga-prison à Haren ? Qui a ordonné la libération immédiate de détenus à Forest lors de grève des gardiens en 2016 ? Qui s’oppose aux longues peines de prison qui ne font que mettre l’auteur dans une douleur complète et qui rendent les détenus complètement désocialisés ? Qui défend les réfugiés ? Pourquoi un documentaire qui met « insoumis » dans son titre n’en dit-il pas un mot ? Là au moins, le documentaire aurait contribué à un vrai débat sur la justice.

Je ne comprends pas que cette juge d’instruction a permis de filmer des accusés ou des témoins dans son bureau sans que ça lui pose un problème de déontologie, ou sans que les avocats s’y opposent. Mais, me direz-vous, les accusés ou les témoins étaient d’accord. Mettez-vous à la place de ces gens, souvent pauvres et en marge de la société, qui doivent dire oui ou non à la proposition de la juge qui a un pouvoir absolu sur eux ? Je suis sûr que la plupart d’entre eux ne se souviennent déjà plus qu’ils ou elles apparaissent dans ce film, et encore moins – étant en prison, en hôpital psychiatrique ou au CPAS – qu’ils auront l’occasion de le voir. Ce qui est sûr, c’est qu’ils n’ont pas reçu pas de prix d’interprétation au Festival de San Stebastian, à l’instar de la juge Gruwez. Et d’ailleurs, s’agissait-il d’un rôle de composition ou de la triste réalité de son bureau ?

La scène avec la femme qui a tué son enfant, et que je connais personnellement, est particulièrement pénible. Une maman vient d’assassiner son enfant et sa première déposition, clairement prononcée dans un état psychotique, est filmée pour le grand public ! Sans que son avocat (pro deo) pipe un mot. Elle a donné la permission d’être filmée ? Etes-vous sérieux ? Est-il humain ou déontologique de poser cette question à une mère au lendemain d’un tel drame ? Mais au moins c’est la seule scène où la salle n’éclate pas de rire.

Le rôle des avocats est d’ailleurs tout simplement zéro dans ce film. On se demande pourquoi ils sont là, à côté de leur client, parce qu’il n’y a personne qui ouvre sa bouche, sauf pour confirmer ce que madame la juge a dit, ou pour s’entendre dire par la juge qu’ils manquent du respect en prenant la parole ou en communiquant quelques mots avec leur client.

Le manque de respect s’étale de long en long au fil des images. La famille de l’homme dont on déterre le corps pour prélèvement d’ADN a-t-elle aussi « donné son autorisation » pour que le cameraman s’attarde sur son cadavre, sur son découpage, alors que l’on peut encore reconnaître cet être qui fut humain ?

Bref, ce film ne m’a pas fait rire. Il m’a laissé un goût amer, une tristesse profonde et la conviction que l’occasion d’un débat salutaire sur la justice a été manquée.

 https://lukvervaet.blogspot.com/2018/03/ni-juge-ni-soumise-du-voyeurisme-qui.html
Print Friendly and PDF

COMMENTAIRES  

26/02/2019 13:47 par Sidonie

Je n’ai pas voulu aller voir ce film et donc je ne peux pas en parler, mais j’ai assisté un jour à un après-midi d’audiences au tribunal de Paris et tout ce que vous dites de la juge aurait pu s’appliquer à ceux ou celles que j’ai vu ce jour-là officier... J’en suis ressortie complètement écœurée par la justice, inflexible, paternaliste et incroyablement méprisante envers tous les pauvres hères, qui se retrouvaient là, qui pour conduire sans permis, qui pour avoir frappé quelqu’un, qui pour avoir voulu frapper un flic en état d’ivresse... Une justice de classe, dont le rôle évident est de réprimer les pauvres pour les empêcher de déranger les puissants dont ces juges font partie... Je ne m’étonne pas aujourd’hui de la manière dont les Gilets jaunes sont traités par cette soi-disant justice qu’on devrait appeler "injustice"...
Et pendant ce temps-là les riches voyous s’en donnent à coeur-joie... C’est un système dégoûtant mais tellement verrouillé qu’il ne nous reste que la rue, et encore...

26/02/2019 16:01 par Albert-Nord

J’ai juste vu une bande annonce d’1mn30sd et j’ai eu envie de vomir.
Hier, on disait que la télé-réalité était pour les beaufs, aujourd’hui cette tv-réalité/ciné-docu menteur est pour les csp +.
Les "beaufs" savent qu’ils se sont fait couillonner de Psy-show (années 80) à France-Bleu et que la « tv-radio-ciné » ne parlerait jamais bien d’eux, qu’elle dirait autre chose d’eux.
J’ai plus mon Guy Debord en tête, mais il faudrait en reparler sérieusement.
Depuis quelques années les csp + sont les nouveaux monstres de foire en version chic et prescripteur.
Ils achètent leur appart à 600 000 euros sur M6 ; font visiter leur cahute de campagne d’ 1 million "sur un littorale préservé" à la Maison France 5 ; parlent de leurs difficultés d’embaucher du personnel qualifié au bureau et de leur plaisir d’avoir Louisette, la boniche locale, qui connait des recettes FABULEUSES.
Depuis qq décennies, la petite bourgeoisie bien éduquée, enfant du CNR, des luttes syndicales, du marxisme, de l’élévation égalitaire émancipatrice du peuple, fonctionne de façon autonome et pour elle seule.
SEULE
Cette PBE/PBI (Petite Bourgeoisie Éduquée/Intellectuelle) croit qu’elle s’est faite toute seule, qu’elle est issu de la cuisse de JUPITER et qu’elle n’a plus aucun compte a rendre à personne.
Elle s’est émancipés de ses émancipateur.
Cette PBI est célébrée par des journalistes issus de la PBI pour les des PBI ou des crétins qui se pensent en ascension vers la PBI.

Le gros problème de cette classe (classe dominée de la domination, naguère classe dominante des dominés), c’est qu’elle est devenu futile, égotiste et parasitaire. Elle se pense comme l’alfa et l’oméga du devenir du monde.
Bref, elle est en plein trip d’acide sans acide.

Plus difficile sera sa chute !

26/02/2019 16:46 par Yan

Je pense que l’auteur de l’article n’a probablement pas beaucoup regardé Strip tease à l’époque.
C’était justement cela toute la "technique" des reportages ; une observation - certes non-neutre point de vue montage, cadrage, c’est une évidence - qui laisse les sujets parler, et qui essaie de se faire oublier.
Les rires des gens sur la misère des autres dans la salle vous choquent ? Moi aussi, et ce film sera un électrochoc supplémentaire pour les gens que cela ne fait pas rire, et qui se rendent compte de l’état d’esprit des gens qui eux trouvent cela marrant. On est encore loin des prolétaires du monde entier ensemble hein ?
Cette juge peu paraître loufoque, mais elle n’est que l’arbre qui permet d’imaginer la forêt  ; celle dense de l’appareil judiciaire, où beaucoup de juges issus d’une même classe sociale ont sûrement les mêmes pensées/jugements/etc., mais qui sont simplement plus sobre.
J’ai une source on va dire, et ce genre de comportements, remarques ignobles de classe vers les justiciables est simplement monnaie courante.
C’est une réalité donnée à voir ici sous couvert de (fausse) comédie.
Reste le titre un peu incompréhensible pour moi également.

03/03/2019 10:14 par Jean-Yves LEBLANC

Ce commentaire tardif, non pas pour parler du film (que je ne connais pas) mais du commentaire d’Albert-Nord.

Ce commentaire est une description magistrale et criante de vérité de ce qu’il appelle csp+ / PBE / PBI. Etant enseignant retraité, c’est un milieu que je crois bien connaître ...
Ce que dit Albert-Nord est d’une pertinence particulière dans la situation politique et sociale actuelle, dominée par le mouvement des Gilets Jaunes.
Les csp+ ne sont pas seulement les électeurs de Macron. Ils sont aussi largement implantés dans la gauche (radicale ?) à laquelle ils dictent leurs "valeurs" et qui se soucie de plus en plus de leurs voix et de moins en moins du petit peuple.
Du coup, on comprend mieux la solitude des Gilets Jaunes.

03/03/2019 13:11 par Xiao Pignouf

Je rejoins Yan. Je n’ai pas vu le film, mais on ne peut le juger sans le positionner à l’aune de Strip-tease, et si on ne connaît pas ce programme, il sera difficile de comprendre la perspective des auteurs.

Strip-tease, c’était de la télé-réalité avant la télé-réalité.

Ici, ce n’est pas le film qui est à vomir, c’est le public. Et je crois que l’un des principaux objectifs du film, c’est de nous faire voir ce qu’est le public, pas les réalités contenues dans le film, que nous connaissons ou devinons plus ou moins.

C’est une problématique identique à la télé-réalité d’aujourd’hui : qui est le plus coupable du voyeur ou de l’exhib’ ?

03/03/2019 13:26 par Xiao Pignouf

En outre, et ça entre en contradiction avec mes propos précédents, il faudrait revoir les différentes fonctions du rire avant de juger le public à l’emporte-pièce. Si l’auteur a trouvé ce film dégoûtant (et tant d’épisodes de Strip-tease l’étaient), c’est tout à son honneur. Mais il faudrait que chaque spectateur puisse s’exprimer pour en avoir le coeur net.

(Commentaires désactivés)
 Twitter        
 Contact |   Faire un don
logo
« Informer n'est pas une liberté pour la presse mais un devoir »
© CopyLeft :
Diffusion du contenu autorisée et même encouragée.
Merci de mentionner les sources.