Je fais partie de la génération des personnes qui naquirent dans ce qui était encore l’Union Soviétique, mais dont l’enfance et les premiers souvenirs relèvent déjà de la période post-soviétique. En prenant de l’âge, nous avons découvert que notre enfance post-soviétique se déroulait dans les ruines d’une certaine civilisation qui s’en était allée.
Cela se manifestait dans le monde matériel, par de gigantesques constructions inachevées dans lesquelles nous aimions jouer, par des bâtiments d’usines fermées, tellement séduisantes aux yeux de toute la marmaille des environs, et par toute une symbolique incomprise que le temps effaçait des murs des immeubles.
Dans le monde immatériel, le monde de la culture, les reliques de cette époque passées s’exprimaient avec tout autant de force. Sur les étagères de livres d’enfants, Pavka Kortchaguine tenait compagnie à d’Artagnan et au Capitaine Blood. Au premier abord, il semblait représenter un monde étranger et très lointain, comme le mousquetaire français et le pirate britannique. Mais la réalité communiquée à travers Kortchaguine se voyait confirmée dans d’autres livres et s’avérait être toute proche, nôtre. Partout on découvrait des traces de l’époque révolue. « Grattez le russe et par dessous vous trouverez du tatare » ? Je n’en suis pas convaincu. Par contre il est évident que si on gratte le russe, on découvrira obligatoirement par dessous du soviétique.
La Russie post-soviétique a renoncé a sa propre expérience de développement pour pouvoir entrer dans la civilisation occidentale. Et cet emballage civilisationnel fut grossièrement tendu sur nos fondements historiques. Mais il se déchira, incapable de supporter la tension, n’ayant pas reçu le soutien créatif des masses, qui affirment leur préférence pour une dimension plus immuable, pour leurs racines.
A travers cette déchirure apparut le noyau demeuré intact de la civilisation déchue. Et nous nous sommes mis a étudier l’URSS comme les archéologues étudient les civilisations antiques. On ne peut dire que les enfants post-soviétiques furent livrés à leurs facultés autodidactes pour ce qui concerne cette époque soviétique. Au contraire, de nombreux amateurs narraient les « horreurs du soviétisme » à ceux qui étaient trop jeunes pour les avoir connues personnellement. On nous expliqua l’horreur de l’égalitarisme de la vie communautaire. Comme si aujourd’hui, la question du logement avait été résolue. Quant à la « grisaille » du peuple soviétique, à l’assortiment modique de ses vêtements, en face de quoi, bien entendu, une foule de gens habillés de mêmes équipements de sport forme un tableau beaucoup plus pittoresque, on dira juste que ce n’est pas l’habit qui embellit la personne. Ils racontaient les biographies cauchemardesques des acteurs de la révolution (Il est vrai que même à travers toutes les saletés qui ont été déversées sur Dzerjinski [https://fr.wikipedia.org/wiki/F%c3%a9lix_Dzerjinski] apparaît le portrait d’un homme fort qui a réellement consacré toute sa vie à lutter pour ce qu’il considérait être juste).
Mais le plus important, c’est que nous avons constaté que la réalité post-soviétique était en tout point inférieure à la réalité soviétique. Dans le monde matériel, les nombreuses affiches publicitaires ne pouvaient se substituer aux grands chantiers du passé et à la conquête du cosmos. Mais l’essentiel se situe dans le domaine immatériel. Nous avons vu ce qu’était la culture post-soviétique, les livres et films que ce monde produisait. Et nous avons comparé cela avec la culture soviétique qu’on nous disait étouffée par la censure et caractérisée par les persécutions encourues par de nombreux auteurs et créateurs. Nous voulions chanter des chansons et lire des livres. « L’humanité veut chanter. Un monde sans chanson est inintéressant ». Nous voulions une vie plein de sens et de valeurs, et ne pas être réduits à une existence animale.
La réalité post-soviétique offrait un impressionnant assortiment destiné à la consommation, mais elle était incapable de nous offrir quoi que ce soit dans le menu du sens et de la valeur. Et nous sentions que la réalité soviétique comportait quelque chose de volontaire et chargé de sens. Dès lors nous ne prêtions guère foi aux histoires concernant « l’horreur du soviétisme ».
Aujourd’hui, ceux qui nous racontaient que la vie en URSS était un cauchemar, racontent que la Fédération de Russie se dirige tout droit vers l’Union Soviétique et aurait même parcouru tout le chemin qui y mène. Quelle amertume éprouvons-nous, à entendre des choses aussi ridicules ! Nous voyons bien l’énorme différence entre la réalité socialiste de l’Union Soviétique et la réalité capitaliste et criminelle de la Fédération de Russie. Et nous comprenons pourquoi ceux qui insistaient sur les horreurs du stalinisme nous parlent maintenant des horreurs du poutinisme. Consciemment ou non, tout ces beaux parleurs travaillent en faveur de ceux qui veulent faire subir à la réalité post-soviétique le même sort que celui qui fut infligé à la réalité soviétique. Mais ce petit numéro n’aboutira pas. Vous nous avez appris la haine. La haine de notre pays, de notre histoire, de nos ancêtres. Mais vous nous avez aussi appris la méfiance. Il me semble que celle-ci représente l’avantage principal de la Fédération de Russie.
Ceux qui grandirent dans la Russie post-soviétique sont différents de la société naïve de la fin de l’ère soviétique. Vous êtes parvenus à tromper nos parents pendant les années de la perestroïka. Mais nous, nous ne vous croyons pas, et nous ferons tout pour que votre entreprise échoue une seconde fois. Nous allons soigner et transformer l’État russien malade et inachevé, en quelque chose de bon, juste et orienté vers son développement. J’espère qu’il s’agira d’une Union Soviétique renouvelée, et que vos clameurs selon lesquelles « la Russie glisse vers l’URSS » soient finalement bien fondées.