Les ravages de la LRU, contribution pour un bilan (15)

photo : B. Gensane

Alors que le combat contre la LRU est (provisoirement) perdu, il convient de commencer à dresser le bilan de ces mois de luttes, qui se sont soldées par un échec pour la raison toute bête que le rapport de forces n’a jamais été en faveur des opposants au pouvoir politique. Le nombre des universités ayant accepté la LRU a toujours été nettement supérieur à celui de celles qui la contestaient, et à l’intérieur même des universités contestatrices les grévistes furent toujours minoritaires. Il ne faut pas se voiler la face ; et l’on gardera à l’esprit qu’en 2008 la corporation des chauffeurs de taxis avait remporté un combat de 48 heures contre Sarkozy parce qu’elle était gréviste à 90%.

Pour réfléchir, je voudrais m’aider (en décentrant quelque peu le débat) des réflexions de Christopher Newfield, professeur de littérature à l’université de Californie, et de son livre Unmaking the Public University. The Forty-Year Assault on the Middle Class (Cambridge, Harvard University Press, 2008).

Dans cet indispensable ouvrage, l’auteur explique comment « démonter » (to unmake ), en d’autres termes, flanquer par terre, l’université publique. Ce qui vaut pour l’université outre-Atlantique vaut, naturellement, en tout point, chez nous. Newfield donne sept recettes :

- Exiger, en matière budgétaire, rigueur, transparence et responsabilité (le " R " de LRU). C’est aberrant, à la limite obscène car la culture est du ressort de l’impalpable. Combien valait une heure de pause de Mona Lisa face à Léonard de Vinci ? C’est aberrant, mais cela permet et oblige à quantifier une heure de thème de grec ancien par rapport à une manip’ d’électro-acoustique, le tout opposé à l’achat de cinquante rideaux de salle de classe. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux universitaires « gestionnaires » ont intériorisé cette démarche, enseignants de droite, mais aussi de gauche, principalement (mais pas seulement) affiliés à la CFDT. Peu importe, donc, qu’aucun gestionnaire ne parviendra jamais à quantifier ce que vaut, en espèces sonnantes et trébuchantes, un cours de littérature anglaise. Dans le même ordre d’esprit, l’alphabétisation d’un enfant en cours préparatoire est-elle plus rentable pour un pays comme la France que la production d’une Laguna ? Je défie les enseignants qui se sont ralliés, plus ou moins consciemment, bon gré mal gré, à la pratique sarkoziste de la gestion du bien public de répondre à cette question.

- Imposer l’autonomie comptable. Cette autonomie est, bien sûr, un leurre. A moyens constants (de fait, en baisse dans la plupart des pays du monde), cela oblige les établissements (universités), mais aussi les plus petites unités (les départements) à gérer par eux-mêmes les ajustements imposés par le contexte extérieur. Cela débouche par voie de conséquence sur une lutte au couteau entre ces composantes et, à l’intérieur de ces composantes, entre les personnels eux-mêmes.

- Précariser sans fin. En France, cela a commencé sérieusement dans les années soixante-dix, sous Giscard, avec la création d’un statut officiel de personnels enseignants exploités, des agrégés ou des certifiés contraints d’effectuer des services doubles de ceux de leurs collègues recrutés normalement. Depuis 1970, aux États-Unis, la proportion des enseignants et administratifs recrutés à temps partiel a doublé par rapport à celle des titulaires. Ces exploités sont victimes d’un cercle vicieux infernal puisque, effectuant davantage d’enseignement, ils ont moins de temps à consacrer à la recherche et donc moins la possibilité d’améliorer leur statut. La LRU, acceptée, on ne le répètera jamais assez, par une majorité de présidents d’université et d’enseignants, va renforcer ce processus et l’officialiser. La politique de recrutement pourra découler non pas des nécessités du développement scientifique, mais des exigences du partenariat avec les entreprises. Cela impliquera une souplesse, une « flexibilité » permise par des CDD et des CDI de droit public ou privé toujours plus nombreux (il n’y aura pratiquement plus de fonctionnaires dans l’université française d’ici vingt ans).

- Augmenter la taille des groupes ou déqualifier les enseignements. Décider, par exemple, qu’on dédoublera un enseignement de travaux dirigés à partir de cinquante étudiants et non quarante ; ou encore décider qu’un cours magistral donné à cinq étudiants (en thèse ou dans une discipline rare) comptera pour l’enseignant non comme un cours magistral mais comme des travaux dirigés. Ces pratiques, que la LRU va également consacrer, ont déjà cours depuis plusieurs années en France et ont été intériorisées par quantité d’enseignants par peur de perdre ces cours magistraux.

- Obliger les universitaires à remplir cent à deux cents pages (minimum) par an de questionnaires multiples et variés - tous destinés à encombrer les disques durs du ministère de l’Enseignement supérieur, à rédiger des rapports sur leurs activités d’enseignement et de recherche passées, présentes et à venir, donc à se justifier aux yeux, non de leurs pairs scientifiques, mais de l’institution administrative qui, lorsque la messe est dite, n’a que faire de ces mémos qu’elle est incapable d’évaluer scientifiquement. Cette énergie insensée, dépensée (comme dans de nombreuses entreprises privées, d’ailleurs) en pure perte ne sert en fait qu’à justifier l’existence d’une administration proliférante. Newfield nous précise qu’aux États-Unis, de 1975 à 1985, le nombre d’enseignants-chercheurs n’a augmenté que de 6% alors que celui des administratifs augmentaient de 60%. Le processus est kafkaïen : on recrute des administratifs pour analyser pourquoi les coûts administratifs sont en constante augmentation.

- Mettre au pinacle la désormais sacro-sainte professionnalisation. Aux dépens, bien évidemment, de l’éducation. Il y a belle lurette, aux États-Unis, que les professeurs de langue et littérature ont accepté d’amputer leurs cours de troisième cycle parce que les étudiants ne trouvaient pas suffisamment d’emplois correspondant, même latto sensu, à leur formation. Ainsi, un professeur qui dirige la thèse d’un doctorant sur l’écrivain anglais George Orwell (ça m’est arrivé) devra, au préalable, faire une étude de marché pour savoir s’il existe une demande de spécialistes d’Orwell auprès des consommateurs de littérature. Bon courage ! La logique d’une telle démarche tend naturellement vers zéro étudiant, zéro cours et zéro enseignant. Mieux que se tirer une balle dans le pied, nous dit Newfield, cela revient à mener une guerre contre soi-même. C’est accepter la logique marchande selon laquelle l’emploi (l’employabilité, selon Tony Blair) a une valeur sociale et humaine supérieure à celle de l’éducation.

- Opposer les sciences dures (on n’ose plus dire « exactes » de nos jours, petit progrès) qui font prétendument gagner de l’argent aux universités, donc à la société, aux sciences humaines, molles pour tout dire, qui n’existent qu’à fonds perdus. Combien a rapporté à la France le bout d’os que le paléoanthropologue Michel Brunet, à l’époque professeur à l’université de Poitiers, a rapporté du Tchad, après avoir littéralement sarclé le désert pendant des années grâce aux impôts payés par les chauffeurs de taxi de Poitiers, chers à Sarkozy (infirmant ce faisant les théories d’Yves Coppens qui avaient, elles aussi, coûté bonbon à d’autres chauffeurs de taxi) ? Les enseignants de lettres qui intériorisent cette logique discréditent et tuent leurs disciplines. Ils oublient dans la foulée que le capital humain (on me pardonnera cette expression) est, à terme, plus productif que le capital scientifique ou technologique.

De très nombreux enseignants ont intériorisé l’idée folle (je mâche ce mot) qu’ils sont des privilégiés. Par rapport au paysan du Mali, ils ont sûrement raison. Mais il s’agit bien sûr d’un point de vue de droite, deferential comme disent les Anglais, celui de l’ouvrier qui salue casquette basse le patron qui a la grande bonté de lui donner du travail. Les vrais privilégiés, ceux qui possèdent de vrais avantages acquis sont les grands capitalistes, les grands actionnaires qui, contrairement aux enseignants dont le pouvoir d’achat a régulièrement baissé depuis trente ans, ont vu leurs revenus exploser et trouvent tous les moyens légaux ou illégaux pour ne pas payer les impôts qui feraient vivre décemment les services publics.

La LRU va faire de l’universitaire une marchandise (ce processus a commencé avec l’évaluation des enseignants), un auto-entrepreneur (tellement responsable !) dont la tâche sera totalement individualisée. Les étudiants seront des utilisateurs (pour ne pas dire clients) d’entreprises privées.

L’enseignement sera dissocié d’une recherche effectuée dans des « pôles » dont l’excellence sera déterminée par la politique et la finance.

Les recrutements seront de plus en plus opaques, propices à toutes les magouilles : les comités de sélection sont désormais à géométrie variable (un comité par poste et, souvent, par candidat) et leurs travaux peuvent être annulés par le veto des présidents d’université.

Les conseils d’administration des universités sont désormais des CA au sens entrepreneurial du terme, alors qu’auparavant ils exprimaient démocratiquement les personnels et les étudiants dans leurs diversités.

Concoctés depuis plus de vingt ans, le Processus de Bologne, la LRU et les lois similaires dans les autres pays européens ont frappé dans un contexte très particulier : celui de la financiarisation du capitalisme. Pour affirmer leur pouvoir, les grands financiers ont pris en otage les propriétaires fonciers (crise des sub-primes), ils ont mis en danger les retraites publiques et privées. Lorsque la crise de 2009 a éclaté, ils ont obligé les gouvernants (Sarkozy en tête pour l’Europe) à les renflouer. Aux États-Unis de Bush et d’Obama, ils ont récupéré 140000 milliards de dollars (grosso modo l’argent de tout le pays) en prêts, en lignes de crédit, en obligations etc.

Durant ces glorieuses capitalistes, Newfield nous dit que l’université de Californie a perdu 40% de son budget en cinq ans. Quantité d’artifices comptables et autres ont empêché les enseignants et les étudiants de comprendre ce qui se passait.

La politique du capitalisme financier est de réduire le secteur public à la mendicité. Les enseignants privilégiés seront désormais des mendiants. Comme disait Orwell, « begging is a full-time job ». (*)

Bernard Gensane

(*) la mendicité est un travail à temps plein.

COMMENTAIRES  

11/06/2009 21:50 par TheMelon

Intéressant comme l’analyse s’interrompt : il est certain que le rapport de force n’a jamais pu être créé mais pourquoi ?

L’université est à la bourgeoisie ce que le trotskisme est à la social-démocratie : un bac à sable.
Rien d’étonnant que telle la grenouille dont on chauffe l’eau progressivement, elle se laisse cuire sans réaction.

12/06/2009 17:34 par Bourguignon

Je ne suis qu’un ouvrier dans l’imprimerie de labeur et j’aimerais bien que quelqu’un m’explique comment tant de gens aussi diplômés, aussi intelligents que des universitaires puissent se faire "niquer" par une simple "institution administrative".
"Le processus est kafkaïen : on recrute des administratifs pour analyser pourquoi les coûts administratifs sont en constante augmentation."

Et vous avez laissé faire !!
Chapeau bas les formateurs de l’élite du pays !
Avec une avant garde intellectuelle comme ça, on n"˜a pas les couilles sorties des ronces.

13/06/2009 09:21 par Calagan

Citez vos sources Mr Gensane : l’article de Yves Citton dans la RILI (Revue Internationale des Livres et des Idées) n°11, mai-juin 2009 : "Démontage de l’université, guerre des évaluations et luttes de classes" constitue justement un important compte rendu du livre de Christopher Newfield.
Ca m’étonnerait beaucoup que votre propre article ait été rédigé sans utiliser cette source... Les 7 recettes dont vous parlez sont d’ailleurs la façon dont Citton synthétise le livre, mais ne sont pas exprimées par Newfield aussi explicitement.
Quand à TheMelon, vous avez certainement raison monsieur (ou madame) : le problème des enseignants-chercheurs, et de l’échec du mouvement contre la LRU, est à trouver dans leur position sociale à l’intérieur de la classe moyenne, dominants parmi les dominés comme disait Bourdieu, qui les conforte dans d’illusoires sentiments de sécurité et de résignation mêlés.
C’est d’ailleurs le propos du livre de Newfield que d’analyser le projet politique de démontage de l’université américaine comme une mise au pas de la classe moyenne (ou de la bourgeoisie comme le dit TheLemon, mais à laquelle il faut tout de même ajouter l’adjectif "petite").
Pour avoir vécu de l’intérieur le mouvement anti-LRU (en tant que chargé de cours je le précise, soit personnel précaire sans statut et, ce faisant, encore extérieur à toute la salade administrative et politique à laquelle les profs sont accoutumés), je peux dire que peu de profs étaient réellement engagés. Tous ont conscience que la situation va devenir intenable, mais ils conservent semble-t-il l’illusoire impression que seuls les nouvelles générations vont supporter les aspects problématiques de la réorganisation de l’université. Ce qui est à la fois égoïste et stupide.
En tout cas, ils seraient bien avisé de se renseigner sur notre futur, en jetant un coup d’oeil retrospectif sur les évolutions historiques et politiques du système universitaire aux Etats-Unis. Un modèle n’est jamais transferable tel quel, mais il est clair que la stratégie politique (libérale) engagée il y a plus de 30 ans aux USA est en cours d’application chez nous depuis la fin des années 90, avec une petite accelération ces dernières années... Vive l’Europe, et gloire à notre guide éclairé JM Barroso. Nous sommes en route vers la modernité !

15/06/2009 10:48 par Bernard Gensane

Répondre à vos interrogations n’est pas simple.

Nous vivons une époque difficile et très compliquée à appréhender. Comme d’autres, Newfield inscrit sa réflexion sur l’université étatsunienne dans le cadre plus global d’une attaque générale contre les classes moyennes, après le pilonnage des classes ouvrières dans les années 80/90. Voir, par exemple, la « crise » des subprimes qui n’est pas tombée du ciel (pas plus que l’affaire Enron), dont l’objectif fut d’appauvrir la middle-class en dévalorisant ses avoirs fonciers. Quand le prix de l’immobilier remontera, les victimes ne pourront plus racheter ce qu’elles possédaient jusque-là .

Votre questionnement sur des universitaires bardés de diplômes qui restent passifs devant l’adversité ou qui jouent contre leurs intérêts est aussi le mien (j’ai lu, après l’élection présidentielle de 2007, que Sarkozy avait eu plus d’électeurs ouvriers que Royal ; rien n’est simple). En décembre 2007, j’ai inauguré, sur mon blog, une rubrique intitulée « Les ravages des la LRU ». J’en suis à la note n° 85. Et ce n’est malheureusement pas fini.

Pour expliquer la droitisation du corps enseignant universitaire, je vous propose une piste, prudemment car ayant été étudiant puis prof de fac pendant quarante ans, je suis à la fois très bien placé (je connais bien le milieu) et très mal placé car je manque de recul, ayant évidemment tendance à voir l’institution par le prisme de mon expérience personnelle, de mon vécu.

Tout a changé en 1984 avec la « Loi Savary » sur l’enseignement supérieur. Cette loi institutionnalisait l’annualisation des services. Les universitaires français servirent alors de cobayes pour les autres travailleurs. Prudent, le pouvoir socialiste de l’époque avait d’ailleurs fait tester cette " réforme " par l’université ivoirienne. La loi alourdissait considérablement le travail des enseignants en augmentant le nombre d’heures de cours et en leur infligeant des tâches administratives normalement dévolues à des personnels qualifiés pour cela. Enfin, la loi supprima l’historique thèse d’État pour la remplacer par un parcours du combattant encore plus ardu : une thèse " nouveau régime " suivie d’une habilitation à diriger les recherches pour être promu professeur. Il s’agissait là d’une attaque frontale extrêmement dure contre les personnels. Comme nous étions sous un gouvernement « de gauche », il fut expliqué qu’il ne fallait rien faire pour mettre en péril l’expérience « socialiste ». La CFDT accompagna pleinement ces " réformes " . Le Snesup protesta, mais dans le contexte d’une désyndicalisation qui avait déjà commencé, sa voix ne se fit pas entendre comme il aurait fallu. Ces mesures encouragèrent le repli sur soi, l’individualisme (profils et services différenciés, obligation de réussite sans les moyens afférents). Mis à part 5% de cossards (pourcentage que l’on retrouve partout, tant dans le public que dans le privé) les universitaires français travaillent comme des malades (c’est pareil dans le monde entier). Les prises de conscience sont rarement le fait de gens exténués, de travailleurs prolétarisés à l’insu de leur plein gré.

Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que les socialistes et l’UNEF, syndicat qui leur est proche, ne soient pas d’un grand recours. Lors de la campagne de 2007, Ségolène Royal avait dans ses cartons des projets similaires à ceux de Sarkozy/Pécresse. Actuellement, les conseils d’administrations des universités votent le passage aux « compétences élargies » (en clair : privatisation, moins de démocratie, précarisation des personnels). Les élus socialistes (au titre des personnalités extérieures) de ces CA votent comme les personnels de droite et comme les représentants du patronat.

Bref, c’est peu dire que les lignes ont bougé, que nous sommes en pleine confusion. Beaucoup de collègues sont dans le déni, dans la mauvaise foi sartrienne. Il faut faire comme si de rien n’était lorsque, par exemple, telle université, autrefois de gauche, est désormais gérée par la CFDT alliée à une officine sarkozyste.

Maintenant, pour expliquer l’acceptation, la politique du dos rond, les comportements de déférence, le déni de réalité, en un mot le fait que tous ces universitaires oublient qu’ils sont aussi des citoyens dès lors qu’ils ont franchi les grilles du campus, je renverrai aux travaux sur la souffrance au travail de Christophe Dejours, que j’ai longuement évoqués pour Le Grand Soir en juin 2008 (http://www.legrandsoir.info/Travail...
).

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