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Notes sur l’Amérique à la veille des soixante ans de la Révolution cubaine

Roberto Fernández Retamar vient de nous quitter. En hommage, nous publions son dernier texte important, traduit par Jacques-François Bonaldi.

À Ambrosio et Jorge Fornet,
à qui le sort de ces lignes doit tant

Les manuels de logique les plus élémentaires nous apprennent que si la prémisse majeure d’un syllogisme est fausse, sa conclusion l’est forcément à son tour. J’y pense au sujet de textes récents dont la majeure est l’ouvrage déplorable publié (d’abord sous forme d’article) par Samuel P. Huntington, ce réactionnaire et raciste qui, tentant de dérober la foudre à des auteurs comme Oswald Spengler et Arnold Toynbee et de les noyer (en considérant comme un fait acquis que les lecteurs superficiels auxquels il s’adressait les ignoraient), nous a sorti son prétendu choc des civilisations, cherchant tout bonnement à nous présenter sous un jour favorable, enrobé dans un langage universitaire (dans le droit fil de ce que Pierre Bourdieu appelait « la nouvelle vulgate planétaire »), les guerres coloniales auxquelles l’Occident, et en particulier son pays, s’est adonné depuis fort longtemps. Sinon, comment expliquer que des centaines de milliers d’émigrants asiatiques et africains, risquant leur vie (et mourant en masse) en Méditerranée, abandonnent leurs pays d’origine dévastés par les horreurs que les nations métropolitaines, et tout particulièrement les Etats-Unis, y ont causées et continuent d’y causer ? C’est aussi le cas, tout aussi pathétique et presque à l’identique, des très nombreux Latino-Américains et Caribéens qui s’efforcent d’entrer aux Etats-Unis, fuyant la misère et les crimes que provoque dans leurs pays l’impérialisme étasunien. Cet impérialisme que les laquais sempiternels considéraient comme inexistant depuis quelque temps, si bien que le mot avait disparu de leur vocabulaire, à la grande irritation de vrais anti-impérialistes comme Harry Magdoff et de quelqu’un d’aussi indépendant que Edward W. Saïd qui intitula son ouvrage notable de 1993 Culture and Imperialism. Il n’est pas étonnant que Saïd ait contesté d’une manière à la fois érudite et ironique la thèse d’Huntington dans « The Clash of Ignorance » [« Le Choc de l’ignorance (The Nation, 4 octobre 2001)], que j’ai pu lire grâce à Fernando Luis Rojas.

L’ouvrage d’Huntington avait été précédé par l’historicide (qui fut aussi d’abord un article) de Francis Fukuyama (qu’Althusser, comme je l’ai dit voilà des années, avait déjà contesté avant la lettre [1] parce que se bornant à répéter des thèses de Kojève) dont l’objectif évident était de proclamer, avec son ineptie de la « fin de l’histoire » et par conséquent de la lutte des classes, le triomphe définitif du capitalisme prédateur (notamment, bien entendu, celui des Etats-Unis).

L’Amérique qui fut colonie espagnole ne forma jamais une unité ; ensuite, au contraire, elle allait se fragmenter encore plus, par exemple, dans le Rio de la Plata et en Amérique centrale. En dépit d’efforts comme ceux de Simón Bolívar, elle ne parvint jamais, pour des raisons très concrètes, d’espace et autres, à se convertir en une seule entité, ce que les Treize Colonies du Nord, petites et peu peuplées, parvinrent à faire en revanche à la fin du XVIIIe siècle. À cet égard, selon une information que je tiens de María Luisa Laviana Cuetos, le très subtil comte d’Aranda (Pedro Abarca), ambassadeur d’Espagne en France, adressa en 1783 au roi Charles III son Mémoire secret relatif à l’Amérique dans lequel il affirmait que la République qu’étaient devenus les Etats-Unis « était née, pour ainsi dire, comme pygmée », qu’elle avait eu besoin de l’aide de la France et de l’Espagne pour obtenir son indépendance, « mais que demain – ajoutait-il – elle sera un géant… puis un colosse irrésistible dans ces régions-ci ». À peu près un siècle plus tard, corroborant ces vues de visionnaire, José Marti taxerait cette République, déjà enflée d’achats et de vols, de « césarienne et envahisseuse ».

Il faut ajouter quelque chose au sujet de la guerre qui conduisit à la naissance des Etats-Unis. On a dit (et moi aussi) pendant très longtemps que cette guerre d’Indépendance vis-à-vis de l’Angleterre fut une noble prouesse, un exemple pour l’humanité entière. Mais des historiens étasuniens (incarnation de l’intelligentsia précieuse et courageuse qui constitue le meilleur de ce pays), ainsi que l’incontournable Noam Chomsky, ont conjecturé récemment que le véritable objectif de cette séparation fut de garantir que les maîtres étasuniens conservent leurs esclaves (un point auquel s’est référé il n’y a pas si longtemps rien moins que Trump quand, pour défendre les suprémacistes blancs, il a invité ses concitoyens à se rappeler que Washington et Jefferson avaient des esclaves), car de vigoureux projets abolitionnistes florissaient alors en Angleterre et leur triomphe aurait bien entendu lésé les intérêts des colons blancs aux Etats-Unis. De fait, la fameuse Déclaration d’Indépendance (1776) qui s’ouvre sur l’avertissement solennel que « tous les hommes ont été créés égaux », etc., fut contredite dès le premier moment. Quant aux aborigènes, qui étaient déjà là, ils furent exterminés à la longue comme de la vermine, à partir du moment où les Européens débarquèrent du Mayflower, ce contre quoi Helen Hunt Jackson se battit énergiquement et courageusement en 1881 dans un ouvrage intitulé Un siècle de déshonneur, dont le sous-titre est : Une Esquisse des traités du gouvernement des Etats-Unis avec quelques tribus indiennes, un ouvrage que Martí estimait beaucoup, mais dont je présume que personne ne se rappelle aujourd’hui l’existence aux Etats-Unis, même si j’aimerais ne pas avoir raison sur ce point et sur d’autres.

Les descendants d’Africains, eux, on les maintint dans l’esclavage pendant encore presque un siècle, jusqu’à ce que l’arrivée de la révolution industrielle qui exigeait, non plus des esclaves traditionnels, mais des nouveaux – les ouvriers – obligea le « bûcheron aux yeux pieux », comme José Martí appela Lincoln, à décréter au milieu d’une terrible guerre civile l’abolition de l’esclavage des Noirs. Tout en n’ignorant pas que la figure de Lincoln est controversée, je me plais à rappeler que c’est le nom que portait l’inoubliable brigade étasunienne qui combattit tôt le nazi-fascisme pour défendre la République espagnole agressée, mais trahie par les pays occidentaux « démocratiques » de l’époque qui, sous prétexte de neutralité, refusèrent de lui vendre des armes ou de l’aider de quelque manière que ce soit. Ernest Hemingway écrivit, pour une revue de gauche étasunienne, l’épitaphe émouvante de cette Brigade que j’ai traduite en espagnol. Je ne saurais manquer non plus de rappeler qu’imitant la conduite de ces pays occidentaux « démocratiques » envers la République espagnole, les Etats-Unis, lors de la deuxième guerre mondiale (autrement dit la seconde période de la Grande Guerre), ne touchèrent pas à Franco, ce jumeau d’Hitler et de Mussolini grâce auxquels il gagna la guerre « civile », dont le régime était aussi hostile qu’eux au communisme (Franco dépêcha la Légion bleue espagnole combattre l’Union soviétique aux côtés des nazis) et aussi hostile que le seraient ensuite les Etats-Unis eux-mêmes, l’une des preuves les plus éloquentes, mais pas la seule, en étant le maccarthysme. Ce n’est pourtant pas McCarthy qui a inventé l’expression de « L’Empire du mal » pour qualifier le pays qui, malgré ses aspects négatifs, contribua dans une mesure incomparablement supérieure aux autres – des dizaines de millions de vies de ses enfants – à la défaite de nazisme, contrairement à ce qu’il est de mode de dire maintenant, surtout aux Etats-Unis. J’ajoute que la cause de la République espagnole a été pour moi très importante dès mon enfance (car mes parents furent de fervents partisans de ceux qu’on appelait alors « les loyaux », comme ils le seraient ensuite du Parti orthodoxe auquel appartenait Fidel et du Mouvement du 26-Juillet), au point qu’en 1949 – j’avais dix-neuf ans – je fus emprisonné avec d’autres compagnons pour avoir contribué à boycotter une farce de poètes franquistes espagnols, ce qui me permit de proclamer avec fierté que j’étais l’un des derniers à avoir été emprisonnés en Amérique pour avoir défendu la République espagnole, comme l’avaient fait entre 1936 et 1939 plus d’un millier de Cubains et de Cubaines qui partirent se battre en Espagne où bon nombre laissèrent leurs os.

Mais revenons à nos moutons. La condition des Noirs reste déplorable aux Etats-Unis, comme j’ai eu la honte de le constater, surtout dans le Sud, quand, encore adolescent, je les ai visités pour la première fois (le maccarthysme m’a empêché d’y retourner pendant presque dix ans), et comme je le constate encore aujourd’hui, puisqu’ils sont les victimes préférées de la police et qu’ils constituent en proportion le plus grand ensemble humain de détenus dans ce pays-là, champion du monde de l’incarcération dans des prisons qui sont souvent, qui plus est, des entreprises privées. Je ne m’étonne donc pas qu’un titre comme Hitler’s American Model. The United States and the Making of Nazi Race Law (Princeton Universty Press, 2017) ait pu sorti de la plume de James Q. Whitman, autre exemple, soit dit en passant, du meilleur de l’intelligentsia de ce pays. Sur ce dernier point, je ne peux évoquer qu’avec admiration et respect ceux qui, comme Emerson et Thoreau, s’opposèrent à la guerre contre le Mexique ; ou qui, comme William Dean Howells, William James, Charles Eliot Norton, Ambrose Bierce et d’autres s’insurgèrent contre l’intervention étasunienne à Cuba en 1898, et ceux qui ont défendu et expliqué la Révolution cubaine, tels C. Wright Mills, Leo Huberman y Paul Sweezy depuis 1960 jusqu’à nos jours.

L’établissement de centaines de bases militaires dans le monde entier, l’invention de toutes pièces d’événements à même de justifier des agressions, des invasions de toutes sortes, autorisées et surtout non autorisées par l’ONU, la destruction de pays comme la Yougoslavie, l’Iraq et la Libye (comment oublier les éclats de rire devant les caméras de télévision par lesquels Hillary Clinton – pas Trump – salua l’assassinat du leader libyen Kadhafi, et son exclamation empruntée à César : « Nous sommes arrivés, nous avons vaincu et nous tuons »), les assassinats de sang-froid de la CIA (de préférence des dirigeants populaires ; dans le cas de Fidel, elle essaya de le faire à plus de six cents reprises) et avec des drones ; des coups d’État tant violents que silencieux, des prisons pour torturer (comme cela se passe dans la base navale de Guantánamo imposée illégalement à mon pays, et dans bien d’autres pays) et de nombreuses merveilles de ce genre font des Etats-Unis actuels, sans aucune comparaison possible, le pays le plus assassin de la planète.

Pour qu’une véritable révolution sociale se déroulât sur notre continent, ce qui n’arriva jamais aux Etats-Unis (car si leur guerre d’Indépendance fut une révolution politique, on est tenté de la qualifier en revanche de contre-révolution sociale), il fallut attendre la guerre qui éclata à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle : c’est là, dans cette partie française que les indépendantistes rebaptisèrent de son nom indigène original, Haïti, à la suite de leur victoire du 1er janvier (une date qui nous serait familière) 1804, que l’esclavage des Noirs fut aboli pour la première fois dans l’Histoire par ces Noirs qui, on l’oublie généralement, mirent en déroute les troupes napoléoniennes avant l’Espagne et la Russie). Ce pays, puni implacablement par l’Occident (en particulier la France napoléonienne et post-napoléonienne, mais aussi par les Etats-Unis auxquels Napoléon imposa cette condition pour leur vendre la Louisiane), on lui a fait payer un prix monstrueux qui a fait de ce petit-grand pays, de ce pays pionnier le plus pauvre du continent et l’un des plus pauvres au monde.

Je rappellerai des opinions que des figures essentielles de notre histoire ont exprimées au XIXe siècle sur la nation issue des Treize Colonies. Simón Bolívar écrivit en 1829 : « Les Etats-Unis […] semblent destinés par la Providence à infester l’Amérique de misères au nom de la liberté. » (Retenons ce dernier mot.) Et à la fin du même siècle, Martí, qui radiographia ce pays comme Tocqueville ne le fit pas ni ne pouvait le faire, appela « impérialistes » ceux-là qui commençaient à l’être. À propos : tout porte à penser que le Cubain fut le premier anti-impérialiste de l’histoire, ce qui est sans doute une des raisons pour lesquelles, à partir de Fidel, on l’a considéré l’auteur intellectuel de la Révolution cubaine.

Quant aux événements étasuniens du XIXe siècle, l’illustre Jefferson, auteur de la fameuse (et fallacieuse) Déclaration, prévit en 1809 pour son pays et pour l’un des nôtres ce qu’il appela, en un oxymoron, « un empire pour la liberté » (voilà le destin du mot) ; on s’explique donc que l’administration actuelle revendique la Doctrine Monroe, de 1823 : « l’Amérique aux [Nord-]Américains » et « Redonner sa grandeur à l’Amérique [les Etats-Unis] » sont en effet des slogans connexes ; selon la dénomination apportée par l’illustre inconnu John Louis Sullivan en 1845, ce pays allait être régi dorénavant et jusqu’à nos jours par la politique du Destin manifeste (certains Mexicains, aïe, ont considéré Whitman comme le poète du Destin manifeste parce qu’il applaudit à l’invasion du Mexique et – c’est moi qui l’ajoute – qu’il écrivit plus tard que Cuba devait appartenir aux Etats-Unis, et que Marx et Engels, aïe bis, applaudirent aussi à cette invasion) ; entre 1846 et 1848, les Etats-Unis s’emparèrent, revolver au poing, de la moitié du Mexique (ils avaient déjà ingurgité le Texas en 1837), et, en 1898, aiguillonnés par la jeune presse sensationnaliste de William R. Hearst et de Joseph Pulitzer (c’est celui-ci, curieusement, et non l’authentique citoyen Kane, qui donna son nom à un prix prestigieux), ils s’ingérèrent dans ce qui était la guerre de libération cubaine pour nous escamoter (sous prétexte de l’explosion du cuirassé Maine dans la baie de La Havane, autrement dit l’ « incident du golfe du Tonkin » de l’époque) l’indépendance en vue de laquelle nous nous étions battu pendant trente ans et pour faire de notre pays d’abord un territoire occupé militairement, puis, à partir de 1092 et jusqu’en 1959, leur première néo-colonie. (Je reviendrai sur ce point.)

Au XXe siècle, les Etats-Unis considérèrent (et continuent de considérer) les Caraïbes comme leur mare nostrum et leur appliquèrent ce qu’on a baptisé à juste titre comme la Politique du gros bâton (Big Stick) et des canonnières. Au début de ce siècle-là, le démembrant de la Colombie pour viabiliser leur future construction du canal, ils s’emparèrent du Panama (« I took Panama ! » s’exclama cyniquement Teddy Roosevelt), envahirent peu après le Mexique, la République dominicaine (où ils destituèrent le président légal, le père de Pedro Henríquez Ureña, un méfait que celui-ci n’oublia jamais et qui en fit un homme de gauche), Haïti, le Nicaragua (où ils se heurtèrent à la résistance héroïque de Sandino, que défendirent non seulement des hommes politiques de gauche, mais jusqu’à des humanistes de la stature de Gabriela Mistral ; Sandino, on le sait, fut assassiné par le premier Somoza dont Franklin Delano Roosevelt admettrait que c’était « un fils de pute », tout en précisant : « mais un fils de pute à nous », et dont Ike Eisenhower lamenta l’exécution des années plus tard, le qualifiant de grand ami de la démocratie, et en particulier des Etats-Unis), le Guatemala (où une invasion ourdie par la CIA et concoctée par les frères Dulles conduirait au renversement du gouvernement constitutionnel d’Arbenz dont le péché avait été de proposer une modeste réforme agraire), Cuba de nouveau (à laquelle ils tentèrent d’appliquer la formule guatémaltèque que le jeune médecin argentin Ernesto Guevara, qu’on n’appelait pas encore le Che, avait vécue dans sa propre chair, mais où ils furent vaincus cette fois-ci sans rémission à l’endroit que les contre-révolutionnaires et leurs maîtres appellent du nom de leur défaite : la baie des Cochons, , et que le peuple cubain appelle, lui, du nom de sa victoire : Playa Girón), de nouveau la République dominicaine afin d’empêcher le retour au gouvernement où il avait été élu du grand intellectuel Juan Bosch, que cette expérience radicalisa assurément, ce qui le poussa à écrire son splendide ouvrage De Christophe Colomb à Fidel Castro. Les Caraïbes, frontière impériale (1970), une lecture indispensable pour comprendre, entre bien d’autres choses, depuis la révolution haïtienne jusqu’à son héritière, la Révolution cubaine.

Si nous sortons des Caraïbes et que nous nous rendions dans le sous-continent, celui de Notre Amérique, où tant de choses horribles se succédèrent dans les années 70 du siècle dernier, l’une des pires – ou tout simplement la pire – fut le renversement violent du gouvernement de l’Unité populaire au Chili, dirigé par ce grand compagnon que fut Salvador Allende qui, comme le Guatémaltèque Arbenz et le Dominicain Bosch, avait accédé au pouvoir à la suite d’élections classiques. Ayant eu l’audace de vouloir arriver au socialisme par des voies inédites, si bien qu’il fut attaqué sauvagement par une presse rétrograde que j’ai eu le dégoût de lire sur place et qui occupe aujourd’hui, bien entendu, le haut du pavé, Allende fut conduit à la mort lors de notre 11 septembre à nous, celui de 1973. On n’a pas encore éclairci le rôle qu’ont joué les gouvernements des Etats-Unis et d’Arabie saoudite, lors d’un autre 11 septembre, celui de 2001, dans le crime des Tours jumelles de New York qui servit d’excuse à de terribles agressions déjà programmées, et il se peut qu’on ne l’éclaircisse jamais, pas plus d’ailleurs que l’assassinat de Kennedy dans lequel tout porte à croire que des membres de l’establishment ont été impliqués aux côtés de la mafia et de la contre-révolution anticubaine.

L’horreur chilienne fut exécutée, suivant les orientations de Richard Nixon (j’aurais encore à le mentionner) et d’Henry Kissinger (le va-t-en-guerre qui, à la honte de ceux qui le lui décernèrent, reçut le Prix Nobel de la paix), par la néfaste CIA, en collaboration avec la droite et les militaires fascistes du cru. Après quoi, le pays fut livré aux Chicago Boys qui y implantèrent, sur des monceaux de personnes assassinées, torturées et incarcérées, le premier projet néolibéral de la région que d’aucuns continuent de présenter comme un modèle réussi. Je n’insisterai pas, pour des raisons qui coulent de source, sur les épouvantables dictatures militaires du Cône sud-américain, pas plus que sur le non moins épouvantable Plan Condor, les unes et l’autre fomentés par l’Empire.

Les Etats-Unis poursuivirent leurs forfaits et, tout comme ils l’avaient fait dans d’autres pays de notre sous-continent, jugulèrent des processus intenses, qui ne parvinrent pas au pouvoir, dans des pays centraméricains. Une réalité particulière se déroula au Nicaragua où la prise de pouvoir eut lieu et dont j’ai suivi l’expérience de près (je suis arrivé dans ce pays pour la première fois moins d’un mois après la victoire du Front sandiniste de libération nationale, et je l’ai revisité une quantité de fois incalculable). Sa révolution était loin d’être socialiste. Mais ni cette réalité, ni l’existence dans le pays de partis et de médias d’opposition, ni la présence à des postes importants du gouvernement de sociaux-démocrates bon teint ni mille autres faits similaires n’évitèrent que l’Empire ne s’en prît à la révolution issue de la défaite militaire d’un autre Somoza, le fils du précédent et lui aussi « fils aîné » de Washington. Les Etats-Unis déclarèrent au pays une guerre violente et sordide. Pour ce faire, non contents de le harceler et de le calomnier sans arrêt, ils transformèrent le Honduras voisin en une base d’opérations de contre-révolutionnaires (l’expression à la mode fut celle de contras), utilisèrent des fonds provenant de manigances délictueuses comme le scandale Iran-contra, minèrent même le port de Corinto (mais quand le Nicaragua porta cette question devant la Cour internationale de La Haye et en reçut le verdict favorable, l’administration étasunienne n’en fit aucun cas). Ils s’efforcèrent par ailleurs d’effrayer le peuple nicaraguayen en le faisant survoler par des avions qui faisaient un bruit infernal et que j’ai écoutés plus d’une fois. Il faut reconnaître toutefois que le gouvernement sandiniste commit deux graves erreurs (faisant la sourde oreille à des opinions, dont j’ai eu écho, de dirigeants d’autres pays qui sympathisaient profondément avec le Front) : envoyer se battre de jeunes gars qui faisaient leur service militaire obligatoire et dont beaucoup se comptèrent parmi les milliers de morts au combat, ce qui distança les familles ; et organiser des élections qu’il ne pouvait que perdre : le peuple nicaraguayen ne vota pas contre le Front, il vota pour la paix et pour le répit économique que les seuls à pouvoir garantir étaient les agresseurs en personne, les Etats-Unis, qui furent les véritables triomphateurs.

Avant la fin du XXe siècle, les Etats-Unis se ridiculisèrent en envahissant avec tambour et trompette la minuscule île de Grenade et furent plus sanguinaires en envahissant le Panama, sous prétexte d’incarcérer le président de service qui avait, semble-t-il, collaboré avec la CIA à l’époque où elle était dirigée précisément par le président du pays envahisseur, Bush père. On ignore toujours combien de milliers de Panaméens furent assassinés durant cette nouvelle agression, lancée au nom d’une conception des droits de l’homme pour le moins sarcastique…

Bien entendu, on connaît mieux ce qui s’est passé en Amérique latine et dans les Caraïbes en ce siècle-ci. La radicalisation de l’extraordinaire Hugo Chávez au Venezuela a été suivie par l’établissement dans d’autres pays latino-américains de gouvernements antinéolibéraux très prometteurs et par la création d’organismes supranationaux d’une importance notable, comme l’Alliance bolivarienne des peuples de Notre Amérique-Traité de commerce des peuples (ALBA-TCP) et la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC). Mais plusieurs de ces gouvernements ont été supplantés de différentes manières ces dernières années par d’autres, serviles à l’Empire, que l’on connaît bien. On trouve à leur tête des exemples de ceux que Martí, dans son langage pittoresque, avait appelés des hommes sculptés dans un genou, tandis que – judiciairement ? – l’on emprisonne ou l’on poursuit d’anciens présidents antinéolibéraux, auraient-ils beau être aussi innocents et populaires que le grand dirigeant brésilien Lula.

S’il existe une institution particulièrement lamentable, c’est bien l’Organisation des États américains (OEA), dont le siège est bien entendu à Washington, dont personne ne sait exactement qui l’a qualifiée à juste titre de ministère des Colonies yankee, et qui a vu le jour en 1948 dans le sillage de deux conférences panaméricaines tenues à Washington à la fin du XIXe siècle, quand pointait l’impérialisme étasunien, combattues et analysées en détail par Martí dans des textes mémorables. Cette OEA-là, qui ne s’est jamais prononcée sur aucune des fréquentes invasions de pays de Notre Amérique par les USA et qui expulsa Cuba révolutionnaire de sa maison close, sert maintenant les visées de son maître yankee, tel le renversement du gouvernement légitime du Venezuela, en vue de quoi l’Empire recherche désespérément, mais en vain, un Pinochet vénézuélien, sans toutefois renoncer à une agression militaire directe. Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends que le secrétaire général de l’OEA, un Uruguayen au genou très flexible, Luis Almagro, vient d’être expulsé à l’unanimité du Front élargi, le parti qui occupe la présidence de son pays. Une bonne nouvelle !

Je vais m’arrêter un moment, comme promis, sur le cas de Cuba de 1959 à nos jours. Deux choses survinrent ici le 1er janvier de cette année-là : le démarrage d’une profonde transformation politique, sociale et économique qu’on appelle la Révolution cubaine, laquelle prendrait un caractère socialiste et qui est sur le point de fêter ses soixante ans d’une vie complexe, polémique, héroïque et créatrice, et la réalisation de notre indépendance, celle que la grande majorité des autres pays latino-américains avait déjà conquise, aussi insuffisante qu’elle fût, dès le premier quart du XIXe siècle. Exception faite – mais relative – de celle de Jimmy Carter, quelqu’un d’honnête sans doute (comme il le prouva à propos du canal de Panama et de la conduite patriotique du général Omar Torrijos), toutes les autres administrations étasuniennes – démocrates et républicaines sympathiquement confondues – ont, de 1959 à nos jours, combattu Cuba par des calomnies, des campagnes de presse, des agressions multiples, la création de groupes contre-révolutionnaires et une invasion déclarée, tous forfaits qui ont signifié des milliers de morts et de mutilés, la guerre bactériologique, des sabotages, une station de radio et une autre de télévision, toutes deux illégales et souillant le nom de Martí, un blocus commercial, économique et financier criminel que l’Empire, toujours aussi hypocrite, qualifie d’ « embargo », qui dure depuis largement plus d’un demi-siècle, qui provoque des pénuries de médicaments et d’incomptables produits, qui nous a coûté énormément de milliards de dollars, qui entraîne des amendes colossales à des sociétés étrangères pour transactions commerciales avec nous, et qui est si scandaleux que tous les pays du monde le condamnent année après année à l’Assemblée générale des Nations Unies, hormis – à leur grande honte – les Etats-Unis et leur acolyte Israël, qui fait subir aux Palestiniens maîtres de leur terre ce que les nazis lui firent subir. Cette somme d’horreurs ne s’explique que parce que l’Empire a vu sa première néocolonie lui échapper des mains, ce qui est un exemple fatal aux yeux de nombreux peuples. L’extraordinaire penseur brésilien Darcy Ribeiro avait résumé cette situation comme suit : « Aucune des deux guerres mondiales, aucun événement international n’a eu… plus d’effet sur les Etats-Unis que la Révolution cubaine. » Telle est la réalité. Mais était-ce bien la seule réalité possible ?

Je tiens à rappeler le voyage énigmatique que Fidel réalisa aux Etats-Unis en avril 1959, moins de quatre mois après la victoire du 1er janvier et bien des années avant de se rendre en Union soviétique. Que se proposait Fidel avec ce voyage qui causa tant de surprises, même parmi les révolutionnaires ? Il est mort, et nous ne le saurons jamais. En tout cas, celui qui était alors président des Etats-Unis, Eisenhower, ne le reçut pas : il préféra aller jouer au golf, qui est aussi le sport préféré de Trump. Il incomba alors à celui qui était vice-président, Richard Nixon, de le recevoir. On connaît bien l’histoire de ce Monsieur, mais il vaut la peine d’évoquer certaines de ses vertus : il débuta comme inquisiteur à l’époque du maccarthysme, on le surnommait Dirty Dick dans son pays (pour une bonne raison, sans doute…), il fut le premier responsable du crime chilien et il fut finalement défenestré avec perte et fracas après l’incident de Watergate. On n’a pas de mal à comprendre dans quelle intention P’tit Richard le tordu élabora son rapport après avoir rencontré Fidel. On sait en tout cas depuis longtemps que, dès 1959, alors que la Révolution cubaine ne s’était pas encore dite socialiste et ne l’était toujours pas, les dirigeants étasuniens l’avaient condamnée à mort, et l’on connaît aussi bien d’autres choses, quoiqu’il en reste encore certaines à connaître.

C’est pour des faits de ce genre qu’une véritable histoire des Etats-Unis est si utile, si nécessaire, comme celle qu’offre Howard Zinn dans son A People’s History of the United States : 1492 to Present. Mais je dois avouer que lorsque je fus professeur à l’Université de Yale en 1957-1958, j’avais acheté American Political and Social History, d’Harold Underwood Faulkner, sixième édition (1952) en livre d’occasion, et que j’avais considéré comme bien ajusté à la vérité ce que l’auteur écrivait sur son pays et le mien. Pour cet autre Faulkner, Cuba appartenait pratiquement aux Etats-Unis, ce que Leland Hamilton Jenks avait déjà dit en toutes lettres dès 1928 dans son Our Cuban Colony.

Il vaut la peine de rappeler qu’avant d’inaugurer avec Cuba, en 1902, leur projet néocolonial, les Etats-Unis avaient soupesé d’autres variantes, comme la condition de colonie sans fard, celle qu’ils ont imposée jusqu’à nos jours à notre sœur Porto Rico, ou l’annexion, comme ils ont fait pour Hawaï, ou l’établissement d’un empire de type traditionnel à la manière britannique, comme on peut le constater implicitement en lisant les deux gros tomes implacablement racistes de Our Islands and their Peoples as Seen with Camera and Pencil (avec introduction du général Joseph Wheeler), parus en 1899, soit à peine un an après l’atroce 1898, dont je dois la connaissance à John Beverley et que possède maintenant la bibliothèque de la Casa de las Américas.

Pour les peuples latino-américains et caribéens qui ont fait leur la plainte d’origine mexicaine selon laquelle nous sommes si loin de Dieu (ce avec quoi la théologie de la Libération n’est pas d’accord) et si près des Etats-Unis, cette proximité est la source d’énormes malheurs. Encore que, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’inexistence de cette proximité n’empêcha pas le Viet Nam de subir l’agression barbare des Etats-Unis, alors qu’il venait de mettre en déroute et d’humilier les troupes d’une France colonialiste, tout comme, pour la plus grande gloire de l’humanité, il mettrait aussi en déroute et humilierait celles des Etats-Unis colonialistes. On ne saurait oublier que les choses allèrent si loin qu’un homme politique yankee qui portait mon prénom proposa de bombarder ce pays asiatique jusqu’à le faire retourner à l’âge de pierre, ce qui scandalisa Julio Cortázar, comme il me l’écrivit dans une lettre fameuse, et contribua à le radicaliser. Mais les membres les plus sains du peuple étasunien, notamment bon nombre de ses intellectuels et étudiants, repoussèrent ouvertement et vaillamment cette guerre. C’est à des gens comme eux que pensait Martí en évoquant la patrie de Lincoln que nous aimons, comme je l’aime, moi, assurément. Qu’on me permette d’ajouter que j’ai eu l’occasion de connaître de près cette guerre atroce puisque je me rendis en 1970 au Viet Nam pour collaborer à la réalisation d’un film sur celle-ci. J’y ai aussi écrit, tout en écoutant le fracas des bombardements et des canonnades, mon recueil de poèmes Cahier parallèle.

Je dois signaler les cas singuliers de deux autres pays non américains. L’un est la Russie qui, après le chaos que créèrent d’une part Gorbatchev, de l’autre Eltsine, et devant l’inaction surprenante des soi-disant révolutionnaires dans ce qui fut le membre majeur de l’Union soviétique aujourd’hui disparue, est parvenue à se stabiliser comme pays capitaliste, mais hors de l’orbite des États-Unis qui n’ont cessé de la harceler jusqu’à ce jour ; et l’autre est la Chine, qui continue de se dire socialiste, qui est devenue, au terme d’une évolution spectaculaire, la seconde économie du monde, et qui est aussi harcelée par les Etats-Unis. La Russie et la Chine ont resserré toujours plus leurs liens et noué des relations, surtout commerciales, avec des pays latino-américains et caribéens, au grand dam de Washington.

Au lieu de se fonder sur des ouvrages débiles, voire de simples plagiats, de porte-parole alphabètes ou semi-alphabètes de l’establishment comme Allan Bloom, Francis Fukuyama ou Samuel Huntington, ou de considérer comme exactes des calomnies, telles que l’existence d’un racisme institutionnel à Cuba, des calomnies proférées astucieusement depuis l’un des pays les plus racistes de la Terre, il est conseillable de lire des auteurs comme Eric Hobsbawm, marxiste hétérodoxe, ce que furent paradoxalement Marx, qui avoua n’être pas marxiste, et Engels. Je pense par exemple à deux ouvrages de lui de 1994 : le livre Age of Extremes. The Short Twentieth Century 1914-1991, et l’article « Barbarism : A User’s Guide » (New Left Review, 206). Je me bornerai à citer quelque chose au sujet de ce qu’annonce le titre de l’article : la barbarie. Pour Hobsbawm (qui, curieusement, ne prit pas en considération les colonies, paradis éternel de la barbarie, comme le constata Marx dans un de ses textes sur l’Inde qu’à la différence d’autres on ne mentionne guère), la barbarie a commencé à revenir en 1914, année qu’il considère comme marquant le début du XXe siècle, autrement dit ce qu’on a appelé la première guerre mondiale, laquelle, soit dit en passant, fut la première période d’une Guerre mondiale qui connaîtrait une seconde période et dont il n’est pas sûr qu’elle ait pris fin, comme il en advint avec la guerre dite de Cent Ans qui connut plusieurs périodes et dura assurément plus longtemps. Selon Hobsbawm, « la barbarie n’a cessé de s’intensifier durant la plus grande partie du XXe siècle, et aucun signe n’indique que cette intensification a cessé ». Sa remarque est absolument valable tandis que le XXIe siècle avance…

Bien que Hobsbawm la cite à peine (seulement dans son article, au passage et dans un groupe de gens), il faut rappeler la grande Rosa Luxembourg et son terrible avertissement : si le capitalisme n’est pas remplacé par le socialisme, il le sera par la barbarie. D’une manière très symptomatique, Hobsbawm fait conclure ce qu’il appelle le « court XXe siècle » en 1991, avec l’implosion de l’Union soviétique. Autrement dit, l’échec total en Europe de ce qu’on avait présenté comme le socialisme réel.

Quel est le présent politique de l’humanité ? Le pays le plus puissant ayant jamais existé, les Etats-Unis, est « dégouverné », au côté d’une équipe de même aloi (formée en grande partie de généraux jusqu’au-boutistes et de multimillionnaires comme le président lui-même) par un raciste, un xénophobe, un sexiste, un menteur, un profasciste, que j’ai appelé le « Caligula atomique », tandis que le politologue mexicain John Saxe Fernández a parlé, lui, de « national-trumpisme ». Les choses ne vont pas mieux dans une quantité croissante des pays européens. Par ailleurs, quelqu’un qui est aussi un grand admirateur de Trump, le tout aussi fasciste Jair Bolsonaro, n’a même pas attendu d’entrer en fonctions comme président du Brésil pour recevoir des instructions de rien moins que John Bolton, à qui tout peut passer par la tête pourvu que ce soit négatif, voire épouvantable.

Mauvais temps pour tous les peuples, pas seulement pour quelques-uns. Imaginons ce qu’il serait arrivé si Hitler avait possédé des armes atomiques. Eh ! bien, Trump en possède ! Quel destin faut-il attendre, pour un monde toujours plus plongé dans la barbarie, de la part de ceux qui, tout en considérant comme inférieures des ethnies qui ne sont pas les leurs et qui les traitent en conséquence (c’est ainsi qu’agissaient les nazis), nient des choses aussi évidentes et aussi dangereuses pour tous, y compris bien entendu pour les Etats-Unis, que le réchauffement mondial ?

Je conclus sur cette question. En dépit de la réponse qui, semble-t-il, s’impose, faisons de nouveau confiance à l’Espérance qui, selon Hésiode, fut la seule créature à rester dans la jarre, arrêtée sur les bords, alors que toutes les autres en étaient sorties. En d’autres temps tourmentés, Romain Rolland et Antonio Gramsci mentionnèrent le scepticisme de l’intelligence auquel ils proposèrent d’opposer l’optimisme de la volonté. Voilà des années, je me suis aventuré à proposer d’ajouter à cette dernière la confiance en l’imagination, cette force essentiellement poétique : l’histoire, selon Marx, a plus d’imagination que nous autres. Tenons-nous-en à des critères de cette sorte et gardons à l’esprit des faits concrets qui enthousiasment beaucoup, comme la récente victoire électorale d’Andrés Manuel López Obrador dans un pays aussi important que le Mexique. Que cette vieille taupe de l’Histoire, comme l’appelait Marx, avance ainsi une fois de plus, même si c’est dans l’ombre : à un endroit quelconque que nous ne pouvons peut-être pas prévoir aujourd’hui, elle est sur le point de sortir à la lumière.

Roberto Fernández Retamar - 9 juin 1930 - 20 juillet 2019)

Poète cubain, President de Casa de las Américas.

La Havane, le 21 décembre 2018

An LX de la Révolution

Traduction : Jacques-François Bonaldi

Hommage à un « illustre inconnu » au sens littéral…

Roberto Fernández Retamar n’a pas besoin de présentation. Brillant intellectuel, poète impénitent, penseur nuancé, tenant à l’échelle de l’Amérique latine et des Caraïbes d’une vision anticolonialiste et surtout décolonisatrice de l’histoire et du réel dont son essai Caliban cannibale est devenu en quelque sorte emblématique, sa vie a été, pour ainsi dire, « unifiée » par la Casa de las Américas, dont il est l’un des fondateurs, dont il a dirigé de longues années la revue trimestrielle et dont il est le président depuis 1986. Mais il a été aussi le directeur du Centre d’études sur Martí (1977-1886). Prix national de littérature en 1989, Prix international Unesco-José Martí en 2019, officier de l’Ordre des arts et des lettres (France, 1994). Il a été aussi bien d’autres choses dont je ne vais pas dresser la liste ici, car leur simple mention me prendrait des pages. Je dirai tout simplement que sa présence dans l’action culturelle et politique de la Révolution cubaine et dans la pensée intellectuelle latino-américaine est incontournable.

En français, hélas, sa présence est bien moins visible. Sans doute trop associé à l’œuvre vive de la Révolution cubaine, il n’est pas le genre d’auteur qu’on prise le plus dans les maisons d’édition de l’Hexagone qui préfèrent des voix plus « dissidentes », l’exception à cette règle trop prégnante étant Alejo Carpentier dont je soupçonne que sa moitié de gènes français, indépendamment de son grand talent d’écrivain, y est pour beaucoup. Cherchant à établir la bibliographie française de Retamar (c’est ainsi qu’on le connaît, contrairement à l’usage hispanique bien établi d’appeler les gens par les noms du père et de la mère, ou simplement par celui du père, mais rarement par celui de la mère seule), je reste court et ne peux glaner que quelques titres : Avec ces mêmes mains, recueil de poèmes publié par Pierre-Jean Oswald en 1969 dans une traduction du grand écrivain haïtien René Depestre, et bien des années plus tard Circonstances de la poésie, en édition bilingue (Le Temps des Cerises, 2014), qui reprend un choix de poèmes du recueil précédent et ajoute un autre florilège plus copieux fait par RFR lui-même à partir de son Poesía nuevamente reunida (2009).

Associé comme traducteur à Circonstances de la poésie, je me suis aussi trouvé engagé à ce même titre dans ce qui est sans doute l’essai le plus célèbre de Roberto, son Caliban cannibale, qu’il a repris périodiquement pour enrichir la polémique de départ et qui a soulevé dans son sillage une suite d’analyses et de réflexions en Amérique latine au point que Julio César Guanche a pu publier en 2016 une compilation de textes sous le titre de Vies de Caliban. Héritage et avenir du calibanisme. Mais cela remonte à 1971 en espagnol et à 1973 en français (François Maspero, col. « Voix », édition bilingue) ! Depuis, aucun éditeur français n’a plus daigné prêter attention à un auteur qui force pourtant le respect par son talent et son sérieux. Nombrilisme eurocentriste, que de crimes par omission l’on commet en ton nom !

Et puis aussi au hasard, trois articles publiés dans La Revue de l’Unesco. Voilà, c’est à peu près tout ce que trouvera un lecteur français d’un auteur qui a publié des dizaines de recueils de poèmes et tout autant de collections d’articles et d’essais et qui est considéré en Amérique latine comme une référence intellectuelle…

Si Retamar a été pendant une dizaine d’années le premier directeur du Centre d’études sur Martí, c’est parce qu’il en était alors et qu’il en reste un des chercheurs les plus qualifiés. On connaît de lui en français son anthologie Notre Amérique (François Maspero, 1968, traduction d’André Joucla-Ruau), précédée d’une longue présentation : « Martí en son (tiers) monde » de mai 1964, qui entendait, comme son titre l’indique, replacer l’analyse de l’action et de la pensée de Martí dans le contexte qui était le sien à son époque pour mieux comprendre leur actualité dans ce même contexte contemporain.

Roberto Fernández Retamar a recueilli une partie de ses articles dans Introducción a José Martí (La Havane, 2001, Editorial Letras Cubanas, 416 pp.) C’est de cet ouvrage que je tire le texte qu’on va lire : « Plus (ou moins) sur Martí et la France » (pp. 245-266), version de la conférence qu’il a offerte en décembre 1982 à l’Université de Bordeaux à l’occasion d’un colloque sur l’immense Cubain du XIXe siècle. Je laisse le lecteur découvrir la richesse des résonances historiques martiniennes et celle des analyses contemporaines de Retamar.

Le titre de cette conférence de 1982 est un hommage – le clin d’œil admiratif ne fait pas de doute – à Alejo Carpentier qui avait prononcé, dix ans auparavant, une autre conférence dans cette même université sur le même thème : « Martí et la France ». Un texte fondateur, mais qui, hormis Retamar, n’a guère eu d’émules et que je pense donner à lire ici très prochainement.

Mon idée était d’actualiser la conférence par quelques notes, mais Retamar m’a laissé comprendre qu’il préférait que les lecteurs d’aujourd’hui la connaissent tel que son auditoire l’avait écoutée. Je défère donc à ses vœux.

Bonne et enrichissante lecture

Jacques-François Bonaldi
La Havane, 30 mai 2019

P.S. du 21 juillet 2019. On peut lire l’article sur Martí et la France dont je parle plus haut sur le site de l’Association Empreintes/Huellas (www.empreintes-huellas.com), fondée à Cuba voici trois années par quelques Français et Cubains afin de documenter toutes les traces laissées au cours des siècles des relations entre la France et Cuba et vice-versa, et qui présente un certain nombre de textes censés intéresser ceux que ces relations ne laissent pas indifférents. La traduction de la conférence de Carpentier dont je parle également apparaît aussi sur ce site, comme l’autre, dans la rubrique « Chroniques littéraires ». Si jamais vous avez de quoi enrichir ce site et l’Association en soi, les portes vous sont bien entendu ouvertes à deux battants…

Lien Retamar : https://empreintes-huellas.com/_files/200000378-84a7585a13/Retamar%20P...

Lien Carpentier : https://empreintes-huellas.com/_files/200000388-2f9c430963/Alejo%20Car...

»» http://www.cubadebate.cu/autor/roberto-fernandez-retamar/

[1En français dans le texte (N,d,T.)


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