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Révolution Bolivarienne N°6- Décembre 2004.

Bulletin d’informations sur l’Amérique latine, N°6, Décembre 2004

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Pour bien juger des révolutions et des révolutionnaires, il faut les observer de très près et les juger de très loin. (Simon Bolivar).

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SOMMAIRE

 ARGENTINE

Censure à Pagina/12, la note de Julio Nudler et son article censuré, Rebelion 28-10-2004.

Des journalistes et des mendiants, par Sebastian Hacher, Indymedia Argentine 22-10-2004.

Jusqu’à quand la répression contre les plus pauvres et les minorités ? par Jorge Nieva, Indymedia Argentine 22-10-2004.

L’Argentine aujourd’hui. Les mouvements sociaux, par Hector Palomino, Herramienta n°27, octobre 2004.

 CUBA

L’homme des grandes enjambées, par Celia Hart, Rebelion 26-10-2004.

 MEXIQUE

Dix ans de révolte zapatiste, in Le Monde "Chat" 18-11-2004 : débat avec Gloria Muñoz Ramirez, auteure d’un livre sur l’Ezln.

 VENEZUELA

Des travailleurs luttent pour le contrôle d’une fabrique de papier, In Defence of Marxism, octobre 2004.

Arafat, Hidroven et Hidrofalcon, textes de Jesus Borges, Aporrea, novembre 2004.

Ouverture à Caracas de la Casa José Marti, octobre 2004.

Bolivar y Ponte, notice biographique de Simon Bolivar par Karl Marx, janvier 1858. (Ce texte sera diffusé sur LGS ultérieurement)

 POESIE

Je veux vous dire... le seul poème écrit en français par José Marti.

 CINEMA

Dias de Santiago, film de José Mendez. A Lima un taxi sans boussole, par Philippe Azoury, Libération 10-11-2004, et Entretien avec Josué Mendez réalisé par Elisabeth Lequeret (CMFI, Les Cahiers du cinéma).

 COMITE CHILI AMERIQUE LATINE

Information sur les activités du Comité.

 HUMOUR

La paysanne et Brad Pitt.

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 ARGENTINE

L’ affaire de censure de l’article de Julio Nudler à Pagina/12 a suscité une importante polémique en Argentine, notamment dans les milieux de la presse. Le 27 octobre les journalistes de Pagina/12, réunis en assemblée générale, ont déclaré se solidariser à l’unanimité avec leur collègue Nudler et déploré les positions du directeur du journal, Ernesto Tiffenberg. Le lendemain 28 octobre, l’UTPBA (Union des Travailleurs de la Presse de Buenos Aires) s’est déclarée solidaire de Nudler et de ses collègues.

Pagina/12, quotidien de centre-gauche, qui circule à 280.000 exemplaires, appartient au groupe Clarin.

CENSURE à PAGINA/12

Julio Nudler, in Rebelion 28-10-2004

Amis : aujourd’hui samedi mon "Panorama Economique" n’est pas dans Pagina/12 car l’article a été retiré cette nuit par le directeur.

Ce texte dénonçait la nomination de Claudio Moroni à la tête de la "Syndicatura General de la Nacion" (1) comme un acte de grave corruption et abondait en faits sur la sinistre trajectoire de Moroni, marionnette du non moins corrompu chef de Cabinet Alberto Fernandez.

Personnellement (pas en tant que journaliste) j’appuie divers aspects de la politique de ce gouvernement, mais je vois que sa corruption est en train d’augmenter (la désignation de Martin Perez Redrado et de Miguel Pesce à la tête de la Banque Centrale est un autre fait très préoccupant, en plus des exactions commises quotidiennement par les ministères de Roberto Lavagna et Julio De Vido, en toute impunité).

A mon avis il faut renoncer clairement au "ils volent mais ils font". Même s’ils font, s’ils volent ils doivent être inculpés, jugés et condamnés par des juges indépendants.

Dans ce contexte, ce n’est pas un hasard si Duhalde comme Kirchner se sont préoccupés de neutraliser les organismes de contrôle, qu’il s’agisse de la Sigen comme de l’ "Auditoria General de la Nacion" (2).

Je pense que la seule manière pour ce gouvernement de se sauver et d’éviter une autre étape malheureuse est d’empêcher par tous les moyens qu’il continue de s’enfoncer dans la corruption, comme cela est déjà manifeste.

Les fraudes commises par Fernandez/Moroni sont perfides et on peut déjà estimer qu’a été désigné un délinquant à la tête de la Sigen, où par ailleurs demeure la femme de De Vido, qui est dépourvue de toute aptitude. La sensation d’impunité des fonctionnaires ne semble pas avoir diminué.

Personnellement je ne me lancerai dans aucune campagne de dénonciation contre Pagina/12 pour cet épisode-le plus grave sans être le premier de cette déplorable tendance-ni n’accorderai aucun entretien à personne pour parler de cette affaire.

De même que je ne veux pas porter préjudice à ce gouvernement sinon éviter, par ma modeste contribution, qu’il se suicide, je ne veux pas non plus nuire au quotidien, qui est lui aussi en phase suicidaire. Je sais bien que dans les autres quotidiens j’aurais beaucoup moins de liberté. Mais je refuse clairement la censure dans celui-ci.

Je n’autorise ni le directeur ni personne d’autre à censurer mes écrits, et bien qu’il l’ait fait de temps en temps sans que j’ai pu l’éviter, je ne pense rien négocier à ce sujet. Je refuse de convenir toute règle de jeu, quelle qu’elle soit. La seule règle est l’exercice responsable d’une pleine liberté d’expression.

Mais je crois qu’il est de mon devoir, comme de tout journaliste honnête, de dénoncer sans détours les actes croissants de corruption du gouvernement de Nestor Kirchner.

Nous aspirons à une démocratie républicaine, dans laquelle les fonctionnaires publics rendent compte de leurs actes.

Julio Nudler

(1) Cet organisme dont le sigle est Sigen est en charge du contrôle interne du Pouvoir Exécutif. Il est dirigé par un "Syndic Général" rattaché directement au Président de la République avec rang de Secrétaire de la Présidence de la Nation. Le choix du responsable du Sigen est absolument stratégique.

(2) L’Auditoria General de la Nacion est l’organisme central de contrôle externe du Pouvoir Exécutif. Ses 7 "auditeurs généraux" sont nommés par le Congrès National.

L’ARTICLE CENSURE DE JULIO NUDLER (retiré de l’édition du 23/10/2004)

Dans le chagrin causé par la mort du saltègne Roberto Guzman il y a aujourd’hui une triste consolation : pour le moins il n’a pas eu à connaître de la nomination de Claudio Moroni à la tête de la "Sindicatura General de la Nacion", un fait peut-être plus scandaleux encore que la désignation de Martin Perez Redrado à la tête de la Banque Centrale et de Miguel Pesce à la vice-présidence.

Guzman, auteur du livre mémorable "Saqueo asegurado" (Pillage assuré) a été entre 1994 et 1996 liquidateur de l’ "Instituto Nacional de Reaseguros", l’Inder (Institut National de Réassurance), se trouvant confronté dans cette charge à un des secteurs les plus corrompus d’Argentine : celui de l’assurance. Mais Guzman-nommé par Domingo Cavallo, qui peu à peu a regretté d’avoir choisi une personne aussi honnête et incorruptible-non seulement devait se battre contre les assureurs privés, qui prétendaient détenir 2000 millions de pesos/dollars de créances contre l’Inder, mais aussi contre le tandem qui dirigeait la "Superintendencia de Seguros de la Nacion", la SSN (Equivalent de notre Direction des Assurances au ministère de l’Economie, N.D.T.) : Alberto Fernandez et son inconditionnel et apolitique Moroni.

Ces derniers ont fait pression pour que l’Inder "reconnaisse" une dette de quasi 1200 millions à l’égard du secteur, alors que Guzman (qui appela ce délire "une coupe à la créole") apportait la preuve aveuglante que le passif au maximum s’élevait à 500 millions. Il fit ainsi échouer un des plus grands vols contre l’Etat. Personne bien élevée en définitive, quand il dut renoncer à sa charge en décembre 1995, l’actuel Chef de Cabinet du président Kirchner se rendit à l’Institut afin de présenter ses salutations, déclarant qu’après voir dirigé la Superintendencia depuis l’arrivée de Carlos Menem, il pensait se consacrer à la politique.

En cela l’aida Alberto Iribarne, le patron du Justicialisme de Buenos Aires. En 1999 Fernandez, grâce à ses liens étroits avec les assurances, qui pour moitié appartiennent aux banques, se chargea de financer la campagne de haine de Taladro. Iribarne a été, précisément celui qui a réalisé depuis l’arrivée de Duhalde à la présidence, la tâche recommandable de neutraliser la Sigen, mission particulière pour laquelle sera d’un grand profit la désignation comme "Syndic Générale Adjointe" d’Alessandra Minnicelli, l’épouse de Julio De Vido qui pour tout le monde dans l’organisme, ne connaît rien, ne serait-ce que pour être utile à son mari de ministre. Il y a quelques semaines, Pagina/12 a constaté que sur la page internet de la Syndicatura, le cv de la dame était toujours "en préparation", après des mois et des mois. Mais est-ce à dire qu’elle n’avait pas présenté son cv pour sa désignation (conformément à la loi, N.D.T.) ?

A la suite de la remarque du journal, quelqu’un s’est empressé de charger sur le site les minces références de la dame. Bien que ces contretemps, absolument indignes d’une République, dans laquelle les fonctionnaires publics doivent rendre des comptes, provoquent de mélancoliques sourires, en réalité ils sont constitutifs de fait gravissimes. Le cas honteux de la conjointe de De Vido n’est pas une exception. On confia à la dame la responsabilité du Pami (1). La conséquence de cette nomination, jointe aux faibles compétences de Graciela Ocaña (car en ces domaines l’honnêteté est une condition nécessaire mais pas suffisante) a entraîné l’annulation de l’appel d’offre pour l’achat de médicaments destinés aux retraités. Les techniciens expérimentés de la Sigen, aujourd’hui complètement démoralisés en constatant que tout continue comme avant ou pire, avaient prévenu, 8 mois plus tôt, que l’appel d’offre était une méthode absolument inappropriée en l’espèce, mais ces dames n’en tinrent pas compte.

Les résultats sont visibles.

Le problème est simple : en dehors du cartel de l’industrie pharmaceutique, personne n’est en mesure de fournir en un jour, dans toute l’Argentine, un médicament déterminé prescrit par un médecin à un ancien, l’Enalapril pour la pression, par exemple, que le patient accepterait mal de voir remplacé par une autre marque.

En conséquence, pour des médicaments courants, il n’y a qu’une seule offre : celle du cartel des laboratoires. En Oncologie il est en est de même, malgré une seconde offre du laboratoire San Javier, mais qui ne garantissait pas la livraison en 24 heures. C’est pourquoi l’appel d’offre échoua, perdant ainsi l’occasion que les médicaments coûtent moins cher aux adhérents, alors qu’ils payent déjà en moyenne 50 % du prix. En un mot : l’irresponsable désignation de Minnicelli, inapte pour la fonction, est payée en définitive par les retraités.

Le président Kirchner va t-il continuer à ignorer la réclamation de sa destitution et la nécessité de choisir des fonctionnaires pour leurs capacités et non pour des raisons bâtardes ? Les faits dont a été protagoniste Moroni à la SSN au cours de ses deux mandats de titulaire (le premier en succédant à Fernandez, avant d’être à son tour déplacé par Daniel Di Nucci, homme du Groupe Juncal, appartenant à La Banca Nazionale del Lavoro, avec rôle protagoniste du syndicaliste combatif Armando Cavalieri ; le second, grâce à Duhalde, sous l’influence évidente en coulisses de Fernandez), sont d’une gravité peu courante. Il a conçu, par exemple, un système qui sacrifiait totalement les passagers des moyens de transport. C’est, pour citer un exemple, la fraude dont furent victimes les parents des 9 étudiants morts le 27 décembre 1996 quand le microbus dans lequel ils se rendaient à Bariloche dans le district de Laprida (partido, vérifier). Il y a eu aussi beaucoup de b lessés, parfois graves, qui non plus ne reçurent pas un peso. Cela en dépit de l’assurance contractée par El Rapido Argentino auprès de l’Uruguaya Argentina, LUA. Mais il manque un détail : pendant que Moroni n’était pas à la tête de la SSN, entre février 1998 et mars 2002, il a été successivement conseiller et directeur de LUA, précisément !

Cette compagnie, qui en réalité était à la fois double et aucune, correspondant à l’architecture trompeuse d’une escroquerie, a été utilisée par les frères Mario et Sergio Cirigliano, qui au début des années 90 étaient seulement propriétaires des lignes 61 et 62, pour construire leur empire, comprenant Metrovias, TBA, Transporte Automotor Plaza, les lignes 36, 141 et 64 et de plus, en autres possessions, le métro de Rio de Janeiro. Moroni et Armando Canosa, ex-secrétaire aux Transports, opérèrent depuis l’Etat pour le progrès des entreprises Cirigliano.

On a mentionné plus haut Daniel Di Nucci. Ajoutons : son frère Luis a été directeur commercial de LUA Seguros La Porteña. En vérité, ils avaient fondé la Uruguaya Argentina, mais utilisaient le sigle LUA pour tromper, en faisant croire que c’était la même chose.

Quand le surintendant Juan Pablo Chevallier-Boutell décida d’interdire à la LUA La Porteña d’émettre des polices en raison de son insolvabilité, Duhalde (à savoir Fernandez) le fit pour mettre à la place Moroni, qui évidemment ne trouvait rien de mal à continuer à escroquer les assurés. Moroni fut celui qui transforma l’assurance obligatoire en une arme létale contre les petits transporteurs. Fin 1997, il institua un système dans lequel les polices obligatoirement comprenaient une franchise de 40.000 pesos/dollars. En pratique, cela signifiait que les transporteurs collectifs devaient assumer la grande majorité des sinistres, bien qu’étant assurés. Incapables de supporter le coût des indemnisations, ils empruntaient à un système de mutuelles mis en place par Moroni. Par ce moyen, ils se trouvèrent dans l’incapacité d’honorer leurs dettes, ce qui aboutit à leur expropriation.

Fernandez se chargea dans sa longue gestion à la tête de la SSN de dissimuler le fait que beaucoup de compagnies avaient dans leurs bilans les procès engagés contre elles pour sinistres, cela afin de ne pas constituer les réserves obligatoires. Les plus grands protagonistes de ces manipulations furent les coopératives Belgrano y Bernardino Rivadavia, qui accaparaient 70% des assurances du transport public de passagers. Le naufrage de la première laissa sans issue quelque 20.000 procès et au moins autant de victimes. Comme les transporteurs, qui se croyaient assurés, durent faire face aux indemnisations, beaucoup préférèrent se déclarer en faillite. Mais les ressources de Moroni étaient inépuisables : en mars 1997 il obtint de Menem un inconcevable décret suspendant pour 36 mois toutes les exécutions de jugements contre les transporteurs et les assureurs, quelle que soit leur situation patrimoniale. La majorité automatique de la Cour Suprême garantissait ces aberrations.

Aujourd’hui Moroni est l’homme que Kirchner et Fernandez présentent à la société comme garantie que la lutte contre la corruption est une haute priorité du Gouvernement. Que supposent-ils de l’intelligence des Argentins ? Croient-ils que ce peuple continue d’accepter le "ils volent mais font" ? Non : même s’ils font, s’ils volent ils doivent aller en prison, aujourd’hui, demain, quand ils sont condamnés. La marionnette contrôlera le montreur ? L’Argentine continue d’être un bric-à -brac.

N.D.T.

(1) Le Pami est l’organisme public qui assure les prestations médicales et sociales à 3.200.000 retraités argentins. C’est le plus important service social du pays.

Traduction de l’espagnol par Max Keler

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DES JOURNALISTES ET DES MENDIANTS

Sebastian Hacher, in Indymedia Argentine 18-10-2004

La majorité de nos écrits ne font que désorienter l’opinion publique. Les gens cherchent la vérité et nous leur donnons des vérités équivoques. Le blanc pour le noir. C’est douloureux de l’avouer, mais c’est ainsi (Roberto Arlt, Aguasfuertes porteñas).

De tous les métiers liés à la communication, il n’y en a pas un de plus difficile à contrôler que la vente ambulante, et à l’intérieur de cette vaste corporation, la palme revient à ceux qui montent dans l’autobus ou le train pour nous convaincre d’acheter des choses dont on croit ne pas avoir besoin. C’est un travail sérieux ; pour réussir il faut non seulement avoir des connaissances techniques sur le produit mais aussi des connaissances en psychologie et en marketing et surtout, il faut une grande capacité oratoire. Il n’y a pas de meilleurs communicateurs sociaux que ces hommes intrépides, à la voix trompeuse mais ferme qui en deux minutes peuvent vous prouver les bienfaits de n’importe quelle babiole importée de Chine ou les avantages du fil à coudre de l’industrie nationale.

Entre toutes les branches de cette activité, et même héroïque activité, il y en a une qui est considérée comme à la fois la plus difficile et la moins honorable : la manche. Cette profession est si dénigrée que dans la corporation on ne considère même pas comme des vendeurs ceux qui exercent cette tâche, tout comme beaucoup d’artistes ne considèrent pas des leurs ceux qui font du journalisme. Mais celui qui exerce cette occupation peu estimée (celle de mendiant, pas celle de journaliste), sait que l’image même de la personne qui a besoin d’aide est l’une des marchandises les plus difficiles à placer. Le vendeur est dans l’obligation de faire preuve de créativité en permanence, en essayant surtout de ne pas retomber dans les vieux trucs usés inventés par les mendiants vétérans.

La mendicité professionnelle peut se répartir en plusieurs catégories selon les tactiques utilisées. Certains ont recours à la tragédie : maladie ou accident, invalidité ou opération de la grand-mère. D’autres sont sur le registre de la tendresse, des enfants, des rêves et des embarras. Enfin, il y a ceux qui, incapables de générer les sentiments ou les larmes, font usage du marketing de la peur. On reconnaît ces derniers à leur manière de types potentiellement dangereux qui te disent les yeux dans les yeux : "Je te demande une pièce parce que je préfère demander que voler". C’est une phrase qui fait toujours son effet. En général, on donne quelque chose au type, soit pour contribuer à la baisse du taux de délinquance, soit parce que sous le propos on perçoit une menace du genre : "Tu sais que je peux te voler".

Toutes ces pensées me viennent car ce soir, en marchant en direction du Congrès pour couvrir la manifestation pour la liberté des prisonniers, j’ai rencontré un de ces artisans de la charité. J’étais sur l’Avenue 9 de Julio, au niveau de Belgrano, dans cette zone obscure située entre le Centre et Constitution, un lieu idéal pour ce type de rencontre.

L’homme, qui repérait les passants pour y sélectionner ses clients, me choisit par élimination comme acheteur d’une bonne action du jour. "Chef", me dit-il d’une manière peu originale, "sans vous déranger, vous auriez pas une petite pièce ?... même dix centimes... pour acheter quelque chose à manger".

Pendant que je cherchais dans ma poche, l’homme, peut-être pour renforcer sa position ou me payer en mots la pièce que j’allais sortir, continua à me parler. "Si je demande de l’argent, chef, c’est parce que je ne veux pas devenir piquetero et sortir pour tout casser". Le nouvel argument ne me surprit qu’à moitié. Toute la semaine nous entendons des propos similaires de la part de gens théoriquement mieux préparés, certains se lançant même dans des raisonnements confinant au délire, c’est pourquoi il est logique que dans le marketing de la mendicité se retrouve un discours si répandu.

J’avoue qu’après toutes les insultes entendues contre les piqueteros, j’ai eu envie un moment de m’arrêter pour expliquer à ce brave homme que les piqueteros ne passent pas leur temps à tout casser, mais qu’ils veulent un vrai travail et que beaucoup d’entre eux (presque quarante) sont actuellement en prison pour vouloir une chose : travailler.

Tout cela je pensais le lui dire mais le bruit lointain des tams-tams me fit renoncer pour reprendre la marche. Par bonheur, ou plus exactement par mérite, ils étaient des milliers rassemblés, non pas pour tout casser, mais pour exiger la libération des détenus. Tout ce cortège, qui partit du Congrès, et fit demi-tour à l’Obélisque pour la Place de Mai, me remonta le moral. Ce sont des choses qui font du bien à n’importe qui.

(Commentaire au passage : à n’importe qui sauf aux gouvernants, car sur la Place de Mai, sous un soleil printanier, un texte a été lu qui énumérait chacun des actes répressifs du gouvernement et pour dire vrai, il y en avait beaucoup. Depuis le retour de la démocratie jamais il n’y eu autant de prisonniers politiques venant des mouvements populaires).

Je dois dire que l’épisode du mendiant continue à me trotter dans la tête. J’ai compris que même ce pauvre homme est une victime du matraquage médiatique que nous subissons. Je ne peux m’empêcher d’avoir honte du rôle que jouent les médias dans ce processus politique. J’ai tellement honte que lorsqu’on me demande quelle est ma profession je suis tenté de répondre vendeur ambulant plutôt que journaliste (et cela au-delà de la désillusion avec le personnage d’aujourd’hui qui certainement doit être une exception).

Je crois même qu’être vendeur ambulant non seulement est beaucoup plus difficile que d’être journaliste, mais aussi beaucoup plus éthique. Toute personne qui vend dans la rue sait que si la marchandise n’est pas bonne, les plaintes vont tomber, et même parfois des représailles. Ce sont en plus des gars qui défendent leur travail : plusieurs d’entre eux sont actuellement en prison pour s’être opposés au Code de Police qui leur interdit de travailler dans la Capitale Fédérale, la manifestation d’aujourd’hui étant d’ailleurs pour exiger leur liberté. Nous les journalistes, au contraire, nous croyons invulnérables. Nous pensons avoir le droit de dire et de faire n’importe quelle bêtise impunément, sans nous préoccuper des conséquences sur le lecteur.

Un exemple ? Celui de notre vieil ami, l’adonis du journalisme, Horacio Minotti (1), signature vedette du quotidien portègne Infobae. Voilà un personnage qui ne cesse de recevoir une révélation divine, une illumination de sources venant des hautes sphères des services secrets, des choses que vous ou moi, simples citoyens d’en bas, nous croyons sorties d’un film d’aventure.

Cet homme n’a pas manqué de surprendre en assurant que quand Dario Santillan et Maxi Kosteki ont été assassinés, les piqueteros étaient armés de fusils d’origine russe qu’il baptisa "Klarafnicof" ainsi que d’une bonne quantité de fusils FAL et de grenades à main AM 42. Il n’a pas cherché à expliquer pourquoi les victimes étaient seulement des piqueteros et pourquoi aucun policier n’avait été tué. Mais ce ne sont là que des détails sans importance, n’est-ce pas.

Autre tour, destiné à plonger dans l’insécurité urbaine, il traite d’un procès qui avait abouti à la libération de dangereux narcotrafiquants au motif d’une procédure "mal faite", oubliant de dire que la drogue saisie était pour l’essentiel le talc qu’à l’habitude d’utiliser la police pour monter des procès (1).

Minotti est revenu à la charge, cette fois pour nous avertir, tout comme l’a fait l’ex-président Duhalde, que "les FARC ont infiltré des organisations politiques et syndicales d’Argentine".

A lire la découverte, on est d’abord effrayé à l’idée que, peut-être, les FARC vont fusiller quelques uns des nôtres, mais ensuite on apprend, grâce aux hautes connexions secrètes de Minotti, que ce qui se passe en réalité c’est plutôt le retour de la guérilla dans le pays.

On est allés trop loin. Si vous le voulez bien, détendons nous un peu. Le couplet de la subversion est vieux, vieux comme le truc de se bander le pied pour simuler un handicap. Il y a mieux aujourd’hui, des choses qui se vendent mieux même que les problèmes de circulation. L’enlèvement crapuleux, par exemple, est à la mode. Pourquoi ne pas accuser les piqueteros d’être derrière ?

Aidons-le un peu. Il y a quelques jours Infobae a publié une nouvelle qui commençait en disant : "Un dangereux individu appartenant à la bande dirigée par l’actuel détenu Gustavo Escobar Duarte, accusé de 60 séquestrations, a été attrapé aujourd’hui par la police de Buenos Aires alors qu’il sortait d’une banque de Llavallol où il venait de toucher une aide sociale, selon des sources de la répartition".

Là il y a un hic : un type qui a participé à 60 enlèvements, réussis semble t-il, va à la banque pour encaisser les 150 pesos du plan chef de famille, s’exposant ainsi à se faire prendre par les toujours efficients enquêteurs de la police portègne.

Le plus étrange est qu’aucun journaliste ne s’est encore mis à écrire que les piqueteros qui bénéficient de ces plans sont des ravisseurs. Ils pourraient même dire que s’ils s’encapuchonnent dans les manifestations c’est pour ne pas être reconnus par la justice. Mais peut-être que pour le moment personne n’ose écrire de telles choses de peur de gagner le prix Martin Fierro (2) de la stupidité.

N.d.T

(1) cf. du même auteur : "Dialogo con un periodista del diario argentino Infobae sobre una noticia falsa que lleva su firme", Indymedia Argentina, et Rebelion du 06/03/2004. Hacher accuse Minotti d’être signataire d’une fausse nouvelle au sujet de personnes accusées à tort de narcotrafic.

(2) Martin Fierro est un célèbre poème épique de José Hernandez, à la gloire des gauchos.

Traduit de l’espagnol par Max Keler

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"JUSQU’A QUAND LA REPRESSION CONTRE LES PLUS PAUVRES ET LES MINORITES ?"

Jorge Nieva est marchand ambulant, gay et prisonnier politique

Indymedia Argentine du 22-10-2004

Cette lettre a été remise par un des 15 prisonniers de la Législature à ceux qui leur rendent visite et notamment les professionnels du CEPRODH. Son auteur, Jorge Nieva, l’a adressée à l’attention de la psychologue de cet organisme de défense des droits humains, qui l’a rendue publique.

Je suis Jorge Nieva, un militant gay et l’un des 15 détenus pour les incidents de la Législature [1]. On m’accuse d’intimidation pour avoir crié à une élue : "fasciste mangeuse d’hosties", parce que la loi que veut imposer le macrisme [2] redonne tout le pouvoir à ces messieurs des pots-de-vin qui dans la journée dépouillent les vendeurs ambulants et la nuit les vendeurs de sexe. Cet abus d’autorité, ils le commettent impunément, incités par la haine homophobe propagée par de nombreux évêques. On m’accuse d’incendie d’édifice public alors qu’il n’y a aucune photo ni aucun film qui m’incrimine. Je suis venu tout seul, avec une grande lucidité et les idées très claires, manifester et démontrer mon refus du nazi-puritanisme, porté par ma bonne mémoire, ayant souffert dans ma chair de toutes sortes de violations de la part de la police religieuse. J’ai été plusieurs fois battu, volé et pourchassé pour ne pas avoir cédé aux caprices de quelques corrupteurs. Pour l es avoir dénoncés en deux occasions, auprès du ministère de l’Intérieur et du Tribunal Fédéral, j’ai été deux fois torturé par le commissariat 49, deux fois j’ai engagé une action pénale et deux fois le tortionnaire a été disculpé. Au contraire, la police a engagé des poursuites contre moi et un procès aura lieu le 19 avril 2005. Je pense qu’il y a une justice néo-fasciste qui condamne avec tout le poids du Code Pénal un citoyen et contribuable gay, très conscient de ses droits et obligations, et qu’ils me condamnent parce que je dénonce toutes ces persécutions et tentatives d’extermination que l’Etat commet contre les individus.

Quand je suis arrivé à la Législature j’ai vu tout détruit et je me suis demandé "que s’est-il passé ? Y a t-il eu là une explosion populaire ?". Les portes de l’édifice étaient brisées et de l’eau coulait à l’intérieur... C’est alors que m’arrêtèrent pour "vérification d’identité" des effectifs du commissariat 2. C’était il y a trois mois.

La juge Silvia Ramond a t-elle lue le message papal du 30 juillet ? La juge Silvia Ramond a t-elle lue les messages d’Antonio Quarraccino et du père Lombardero ? De vrais prophètes de la haine qui appellent à notre extermination. Pourquoi ne sont-ils pas poursuivis pour incitation à commettre la violence et des délits ?

Le monde doit savoir que nous sommes les premiers prisonniers politiques de Kirchner. Nous sommes 15 détenus pour avoir osé manifester pour la défense de nos postes de travail, car ils veulent nettoyer Buenos Aires des travailleurs de rue. Nous sommes les détenus de la Législature, le coeur du peuple pauvre, en majorité originaires de province, exilés du sous-développement et du retard profond qui règne à Jujuy, Santiago del Estero, Entre Rios et Mendoza. Nous n’avons fait que manifester pour défendre nos précaires postes de travail. La plupart d’entre nous louent une chambre d’hôtel ou vivent en location avec mères, femmes et enfants. Nous n’avons que nos petits boulots comme seule alternative pour gagner dignement notre pain. Pourquoi tracassent-ils tant les 20 millions de pauvres qu’en 20 ans de démocratie le radicalisme et le péronisme ont produit ? Jusqu’à quand la répression, les bâtons et la prison contre le peuple ?

Les législateurs, qui hier encore étaient ménemistes néolibéraux et qui aujourd’hui se disent "engagés avec les gens", tentent un nettoyage social, racial et ethnique du type Hitler ou Milosevic.

En Europe ils ont un Jorge Haider ou un Jean Marie Le Pen. Ici on a leurs équivalents qui s’appellent Macri, Lopez Murphy, Bullrich. Et cette députée nazie du Parti de la Ville, profondément antisémite, quelle partie de la ville représente t-elle ? Videla, Massera, Agosti, Camps, Bussi ? Eichmann ? Eric Priebke ?

Violations et maltraitance ne sont pas seulement contre les minorités sexuelles mais aussi contre les minorités politiques (assassinats de Kosteki et Santillan [3], affaire de l’Oso Peralta [4], etc.), contre les minorités ethniques (Les Tobas mourant de faim et de maladies dans le Chaco, les Wichis dont les terres sont détruites à Salta de Romero), contre les minorités religieuses (enlèvement antisémite de Strajman [5] et Zéro Justice dans l’affaire AMIA [6]), sans oublier le racisme et la xénophobie contre les Boliviens, chassés du marché de Salada et agressés dans leurs maisons à Escobar.

La presse qui se scandalise tant pour le traitement de la femme en Iran, en Afghanistan ou au Nigéria, pourquoi ne parle t-elle jamais de nos talibans Santiago de Estrada et Jorge Enriquez, dont les antécédents politiques les condamnent : l’un comme complice de la dictature et l’autre des massacres du 20 décembre 2001.

Ces politiciens mettent en oeuvre leurs conceptions fascistes en légiférant contre les libertés civiles. Jamais je ne renoncerai à lutter tant que les droits des minorités ne sont pas reconnus et respectés.

Jorge Nieva, militant gay, détenu à la prison de Devoto depuis le 16 juillet 2004.

N.d.T.

[1] Assemblée du gouvernement autonome de la capitale argentine

[2] de Macri, politicien réactionnaire, tout comme les Lopez Murphy, Bullrich mentionnés plus loin par Jorge Nieva.

[3] Militants piqueteros (sans travail) assassinés par la police le 26 juillet 2002 près de la gare d’Avellaneda (banlieue populaire de la capitale).

[4] Chef de la bande criminelle qui enleva et séquestra le jeune Axel Blumberg avant de l’assassiner le 23 mars 2004.

[5] Autre jeune séquestré (et mutilé) en octobre 2002. Le chef de la bande était un adepte d’Adolphe Hitler.

[6] Attentat contre la Mutuelle Israélite Argentine le 18 juillet 1994 à Buenos Aires qui fit 85 morts. Seulement des seconds couteaux sont passés en jugement. Le président Kirchner, à Washington le 6 mai dernier, a déclaré que "certains au sein de l’Etat, de l’intérieur même de l’appareil d’Etat, ont contribué à entraver l’enquête".

Traduction de l’espagnol Gérard Jugant

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ARGENTINE AUJOURD’HUI. LES MOUVEMENTS SOCIAUX

Hector Palomino, in la revue argentine Herramienta n°27, octobre 2004

Introduction

Les nouveaux mouvements sociaux en Argentine reflètent les efforts de reconstruction de liens sociaux à travers de nouvelles formes d’organisation. Les changements dans les formes de travail, dans leurs dimensions contractuelles et organisationnelles, entretiennent une vision soucieuse de la construction sociale des mouvements et plus seulement de ses formes protestataires et mobilisatrices, conçues désormais comme étant la partie émergente d’une activité plus vaste de création de liens et d’organisations sociales.

Les initiatives soutenues par les mouvements de travailleurs d’entreprises récupérées, les organisations de sans emploi et les assemblées de quartiers s’inscrivent dans ce qu’on tend à dénommer actuellement l’ "économie sociale", un espace public où le travail ne s’échange ni exclusivement ni principalement contre une rémunération monétaire. Mais à la différence des formes qui prévalaient antérieurement dans ce domaine, celles impulsées dans la période actuelle par les mouvements acquièrent une dimension politique : dans ces nouvelles formes le travail est la politique.

1. Le travail est la politique

La pauvreté et le chômage constituent aujourd’hui le noyau de délégitimation du système économique en vigueur, ce que le fonctionnement "normal" de l’économie de marché ne peut résoudre. En contrepartie, les mouvements sociaux obtiennent une bonne part de leur légitimité en montrant à la face de la société des réponses originales à la pauvreté et au chômage hors le système économique institutionnalisé.

Les mouvements sociaux s’orientent vers la construction de réseaux d’économie alternative qui leur permettent de consolider leur développement, en partant des besoins et en impulsant la génération d’activités dans le cadre d’une nouvelle économie sociale. Cette stratégie instaure une réponse au problème central que ni le fonctionnement de l’économie sociale ni les initiatives étatiques ne peuvent résoudre à court terme : la création d’emplois.

La réponse étatique a déplacé le problème de l’emploi dans l’enceinte de la politique sociale, par l’injection massive d’allocations aux chefs des foyers sans emploi. Cela reflète les difficultés d’une économie qui ne peut générer des emplois que de manière très lente, ce qui contraste avec l’ampleur d’un chômage qui frappe 2 millions de chômeurs indemnisés et environ 2,2 millions d’autres qui ne perçoivent aucune allocation [1].

Le développement d’une nouvelle économie sociale impulsée par les mouvements constitue une orientation nettement politique, différente à la fois de celle qui prévalait dans la décade 90 et du développement centenaire des coopératives en Argentine. Alors qu’au cours des années 90 diverses formes d’économie sociale et solidaire furent mises en oeuvre afin d’amortir le retrait de l’Etat, les stratégies formulées par les actuels mouvements sociaux s’orientent surtout vers la substitution au marché. Les nouvelles formes d’économie sociale et solidaire entretiennent avec les coopératives des relations instrumentales et parfois de complémentarité.

Néanmoins les mouvements favorisent la participation et l’horizontalité dans la prise de décisions, ce qui diffère des formes délégataires et hiérarchiques de gestion prévalant dans les coopératives traditionnelles.

2. Quelques caractéristiques des projets d’autogestion des nouveaux mouvements sociaux

Les représentations du travail dans la nouvelle économie sociale questionnent les modalités traditionnelles du travail salarié. Ce questionnement est centré sur l’ "exploitation" supposée du travail dans les relations de dépendance salariale et dans la subordination organisationnelle, à laquelle sont opposés divers mécanismes d’autogestion et de coopération dans le travail.

Les nouveaux réseaux alternatifs en formation incorporent des acteurs collectifs aux motivations variées : dans les organisations de chômeurs ce sont les nécessités de subsistance basique qui priment, un terrain sur lequel s’affronte la contradiction entre le recours systématique aux allocations et la recherche d’indépendance grâce à des activités auto- soutenables. La première stratégie revient à entretenir une politique de reproduction permanente des conditions qui la génère, à savoir la mobilisation sociale pour revendiquer des allocations [2].

La seconde stratégie pousse les organisations de chômeurs à renoncer à revendiquer des allocations et à amplifier l’articulation en réseaux afin d’élargir l’échelle des initiatives et même "être compétitifs sur le marché".

Les travailleurs des entreprises récupérées, au contraire, cherchent à renforcer leur communauté de travail. Leur articulation en réseaux avec d’autres acteurs se réalise avec la finalité d’élargir l’échelle de leurs activités et pour renforcer les liens solidaires et politiques qui compensent leur précarité juridique et économique.

Pour les assemblées de quartiers l’impulsion de la nouvelle économie sociale et solidaire prend une tonalité résolument politique, comme mode d’articulation avec d’autres mouvements, comme forme d’intervention dans l’espace urbain et comme développement alternatif à celui du système économique en vigueur.

2.1 Les piquets

Les mouvements de chômeurs se composent de plusieurs dizaines de groupes qui correspondent à des orientations politiques différentes : certains se rattachent à des partis politiques ou à des centrales syndicales ; d’autres privilégient leur autonomie par rapport à ceux-ci ; d’autres encore suivent des leaders populistes. Ainsi, sous une même dénomination, les piqueteros recouvrent des orientations très distinctes, par-delà leur énorme impact politique et surtout médiatique.

Leur dimension est sans conteste importante. Selon les estimations des groupes piqueteros eux-mêmes, leur capacité de mobilisation globale, à savoir celle de toutes les organisations qui regroupent des sans emplois, représente plus de 100.000 personnes pour l’ensemble du pays. Néanmoins ce chiffre est à ramener aux millions de sans emplois et de sous employés et au-delà de la dimension, c’est le type d’action elle-même qui donne aux piqueteros leur visibilité : les coupures de routes ont un fort impact politique, démultiplié par les médias. L s’agit d’actions maximalistes qui contrastent avec les objectifs à priori minimalistes qui animent les mobilisations : ces dernières se limitent le plus souvent à l’obtention d’allocations de chômage et de colis alimentaires.

Si une partie des groupes piqueteros se satisfont de ces réclamations, d’autres mobilisent leurs moyens à diverses activités, développant depuis des années des actions d’une portée plus vaste au sein des communautés dans lesquelles ils sont territorialement implantés : buvettes et cantines, centres éducatifs et surtout activités productives auxquelles sont versées les allocations et les aliments obtenus grâce aux mobilisations. Ces activités productives sont, entre autres : les vergers communautaires, la vente directe de produits alternatifs, l’exploitation horticole et fruitière, artisanale ou industrielle, les boulangeries, la production textile, la confection artisanale et industrielle. Ainsi, les coupures de routes ne sont que la pointe visible de l’iceberg d’une construction sociale beaucoup plus complexe. L’organisation de ces activités économiques adopte des formes autogestionnaires et coopératives, bien que les différents groupes piqueteros n’ont pas les mêmes critères concernant ces activités, leur viabilité et leur développement futur. Certains considèrent que le produit des activités autogérées doit être totalement distribué, refusant la production d’excédents ou les répartissant entre les producteurs et leurs familles. Le fondement de cette orientation renvoie à une conception plus générale qui identifie la notion d’excédent économique à celle de plus-value et de bénéfice privé, assimilation conceptuelle qui pousse à l’extrême le rejet de la production d’excédents au nom de l’impératif moral de rejet du capitalisme.

Bien qu’elle soit contestable économiquement et philosophiquement, cette conception a des effets pratiques considérables sur la mobilisation des piqueteros : tant que les projets productifs autogérés ne génèrent pas les conditions de soutenabilité économique à moyen et long terme, les conditions sont reproduites pour continuer à réclamer des allocations et des ressources à l’Etat. C’est pourquoi, au-delà de son impact économique, cette orientation a des effets importants dans le renforcement de l’identité de groupe et dans la stimulation de l’activité piquetera.

D’autres groupe de chômeurs, au contraire, envisagent de développer des projets autogérés soutenables dans le temps. C’est le cas d’un groupe de piqueteros implanté dans la zone sud du grand Buenos Aires, qui rassemble un important réseau de familles de chômeurs, souvent des indigènes immigrants originaires du nord de la province de Santa Fe [3].

Centrés sur la production fruitière et horticole dans la zone qui fournit une bonne partie de la consommation d’aliments frais de la ville de Buenos Aires, ces travailleurs cherchent à développer des activités soutenables où la production d’excédents assure le maintien et l’expansion économique de leur production de façon à pouvoir se passer des allocations publiques. Cette production d’excédents est destinée à renforcer les relations sociales et communautaires et ne s’identifie pas avec le profit capitaliste. La participation aux piquets n’est pas une fin en soi mais un moyen d’obtenir des ressources pour réaliser l’objectif de leurs entreprises autogérées, ce qui pose néanmoins un problème de définition de leur identité de chômeurs préalable à l’identité piquetera.

Bien qu’entre les différents groupes piqueteros ce débat soit naissant, on constate que tous, y inclus ceux liés aux partis politiques, se tournent progressivement vers le développement d’activités productives et explorent les possibilités de développement d’une nouvelle économie organisée en réseaux sociaux qui dépassent l’économie capitaliste.

2.2 Les travailleurs des entreprises récupérées

La visibilité publique du mouvement des entreprises récupérées par les travailleurs est récente. A partir du milieu des années 90 des mouvements de travailleurs ont commencé à vouloir réactiver des entreprises paralysées, lesquelles présentaient des traits communs : elles avaient été affectées par les importations ou les difficultés à exporter (frigorifiques, textile, tracteurs, assemblage électrique, métallurgie, plastiques, etc) et se trouvaient en situation de faillite, assignées par les créanciers ou abandonnées par les patrons. Les travailleurs étaient créanciers ou sinistrés, du fait qu’en général la crise de chaque entreprise avait commencé par la rupture des contrats de travail, par des diminutions de salaire, des paiements en reçus, des défauts de paiement des cotisations obligatoires des employeurs au système de sécurité sociale, etc. La récupération des entreprises suppose la transition vers un nouveau régime juridique dans lequel les travailleurs prennent en charge la production, établissant des accords avec les fournisseurs et les clients qui leur assurent un certain volume de travail, d’où ils se fixent une rémunération minimale pour leur travail consistant en retraits périodiques équivalent à un salaire minimum, parfois combiné avec des paiements en liquide ou marchandises.

Dans la majorité des entreprises récupérées on constate au départ une désertion patronale, qui peut être totale ou partielle. Lorsqu’elle est partielle, il arrive que les anciens propriétaires se maintiennent comme associés dans la nouvelle forme juridique adoptée. Ces formes sont variées, bien que les coopératives soient les plus nombreuses. Au début furent tentées de nouvelles formes, comme celle de "l’étatisation sous contrôle ouvrier", qui ne parvint pas à se concrétiser pleinement, mais aussi des formes plus traditionnelles comme la participation actionariale en sociétés anonymes. Dans toutes ces formes les travailleurs doivent prendre en charge la gestion, dans laquelle ils doivent redéfinir leur rôle dépendant et subordonné dans le contrat et l’organisation du travail. En plus de la prise en charge de la gestion, se pose la nécessité de redéfinir la relation des travailleurs avec le syndicat.

Si les travailleurs d’entreprises récupérées sont bien perçus comme un mouvement, ils sont constitués de divers courants, acteurs et organisations qui se sont consolidés et rénovés depuis l’écroulement institutionnel de décembre 2001 : au sein de la crise économique, la récupération d’entreprises est apparue comme une réponse adéquate pour soutenir les efforts productifs de la société. Les différentes organisations du mouvement procurent assistance juridique, technique et politique aux travailleurs, et en recueillant les diverses expériences, reproduisent et diffusent l’exploration et l’apprentissage d’une nouvelle économie.

Les travailleurs qui récupèrent les entreprises reconsidèrent la hiérarchie du droit du travail et de la propriété privée. Par rapport aux valeurs de la société mercantile qui privilégient le droit de propriété, les travailleurs érigent comme central le droit du travail et mettent en discussion la fonction sociale de la propriété. Il ne s’agit pas d’une discussion purement rhétorique, mais qui se traduit par la mise en place de procédures juridiques inédites qui font passer en priorité la nécessité de préserver les sources de travail face aux procédés habituels de faillite et de liquidation de biens productifs qui prévalent dans le droit commercial.

La récupération d’entreprises constitue un exemple de la lutte pour l’élargissement des droits sociaux et oblige à réfléchir sur leur impact dans la société, au-delà de leur dimension intrinsèque. En effet, la distance entre celle-ci et ses effets culturels et sociaux est immense, du fait que ce petit nombre d’entreprises, environ 150 représentant 10.000 travailleurs, dispersées sur le territoire, diverses quant à leurs activités et leurs traditions politiques, mettent en question l’ensemble du système des relations du travail. En mettant en oeuvre l’autogestion dans quelques unités productives, les travailleurs bloquent l’instrument privilégié des entrepreneurs dans la négociation collective : ces derniers ne peuvent plus faire appel à leur argument suprême, la fermeture de l’établissement (grève des investissements ou lock-out) comme moyen de pression sur les travailleurs, qui, face à cette menace, peuvent désormais répliquer par l’occupation et l’autogestion des entreprises en difficulté. On ne peut donc pas mesurer la force du mouvement des entreprises récupérées exclusivement en raison de leurs dimensions, réduites, mais par leurs effets culturels, politiques et sociaux, plus étendus.

2.3 Les assemblées de quartiers

La réponse la plus novatrice de ceux qui ont choisi de se faire entendre et de protester face à l’effondrement institutionnel de 2001 est venue de l’organisation spontanée d’assemblées de quartiers à Buenos Aires, en différentes parties du cône urbain et dans des villes de l’intérieur du pays comme La Plata, Mar del Plata, Rosario et Cordoba.

Les assemblées de quartiers expriment les capacités d’auto-organisation de la société, de construction et de reconstruction de liens sociaux qui ne sont pas reconnus au sommet du système politique, où ils sont perçus comme un facteur d’instabilité, du fait justement de la difficulté de contrôler et de canaliser les mobilisations dans le cadre du schéma institutionnel en vigueur. Le contraste est intense entre ces nouvelles formes d’appropriation de l’espace public citoyen, impulsées par l’utopie de réalisation d’une démocratie directe qui met en question les formes de représentation de la démocratie délégataire, et la privatisation massive de l’espace public des années 90. Les nouvelles modalités d’engagement social offrent d’autres formes d’occupation de cet espace et aussi d’accès au service public. Dans les assemblées de quartiers les mesures d’actions directes liées aux questions politiques générales et de réclamations aux pouvoirs pub lics se combinent et viennent en tension avec les questions et nécessités locales, comme celles liées à la fourniture de moyens aux centres de santé et hospitaliers, les achats collectifs, la création de jardins potagers, de petites activités, de bourses de travail pour chômeurs. Les assemblées de quartiers ont généré des activités productives autonomes, fixant leur horizon d’action au travers d’objectifs qui dépassent le plan politico-institutionnel et visent à intervenir sur le terrain économique et social en développant des expériences d’une nouvelle économie qui cherche de nouvelles réponses pour résoudre la crise des systèmes éducatifs, de santé, etc. Elles abordent un facteur important pour le développement de l’économie sociale et solidaire : la politisation de la sphère de la reproduction sociale, de la consommation et de la distribution de biens et de services, facteur présent aussi dans les entreprises récupérées par ses travailleurs et dans les activité des groupes piquet eros. Mais alors que pour ces derniers ce sont les besoins qui priment, dans les assemblées de quartiers les activités autogérées sont le produit d’un choix idéologique. Cette politisation s’accentue dans la recherche d’articulations concrètes des assemblées avec les autres mouvements sociaux, tant pour défendre les positions conquises que pour redéfinir des activités économiques alternatives.

3. Tensions dans l’économie sociale

L’incorporation des mouvements dans l’économie sociale constitue une nouveauté d’un espace dans lequel prévalaient les coopératives. Ces dernières constituent une forme associative institutionnalisée, sujette à régulations publiques pour sa constitution et son fonctionnement, leur légitimité découlant de leur développement séculaire dans le milieu de la consommation, de la production et de la prestation de services publics et financiers, en milieu urbain et rural. Les coopératives furent durement affectées par les réformes pro-marché des années 90, particulièrement dans le secteur financier, même si elles parvinrent à se développer dans certains secteurs privatisés, comme celui de la fourniture d’énergie électrique et les services téléphoniques, qui dans de nombreuses localités de l’intérieur du pays sont gérées par des coopératives de consommateurs.

Un autre secteur a connu un développement important, celui des coopératives de travail, mais leur multiplication dans les années 90 tient en grande partie au mécanisme de flexibilisation du travail dans les entreprises, qui les utilisaient pour éviter les frais liés à l’embauche de travailleurs. Comme par définition les associés d’une coopérative ne sont pas des salariés, les coûts de la protection sociale et de santé sont transférés individuellement à chacun de ses membres. De là les coopératives de travail se sont trouvées fréquemment impliquées dans des fraudes au travail, ce qui tend à délégitimer cette forme associative.

Le comportement du mouvement coopératif durant les années 90 a été particulièrement défensif. Dans un contexte dominé par un discours patronal soutenant les réformes en faveur du marché, les coopératives ont cherché à se présenter publiquement comme des entreprises privées plus que comme une forme associative solidaire de producteurs libres qu’elles étaient à leur origine.

Cette tension interne du mouvement coopératif se répercute à ses relations avec les nouveaux mouvements sociaux, qui s’il cherche bien à les intégrer en son sein, cherche aussi à distinguer les véritables coopératives des modalités de subsistance économique qui dominent dans les mouvements. Le mouvement coopératif se rapproche des mouvements qui ont pour priorité les valeurs traditionnelles de la coopération, mais il s’écarte de ceux qui privilégient un discours patronal. La première approche est voisine de celle des mouvements sociaux pour lesquels la coopération constitue une manière de dépasser l’aliénation et l’exploitation du travail, ce qui correspond aux fins du mouvement coopératif à ses origines, alors que l’approche de forme coopérative liée à l’activité patronale tend à être rejetée par les mouvements, comme étant une forme d’association au capitalisme.

Pour les mouvements la constitution de coopératives a un caractère purement instrumental, qui leur permet d’être reconnus comme des sujets de droit et d’obtenir une autorisation légale pour réaliser des activités économiques. La décision de fonder une coopérative, une association civile ou une organisation non gouvernementale (ONG) constitue surtout une question de coût d’opportunité. En termes économiques, le choix de l’une ou l’autre forme suppose des dépenses difficiles à supporter pour des groupes dont l’activité est de pure subsistance pour ses membres. En termes institutionnels, la constitution d’un sujet juridique suppose une compression des membres du mouvement, et une adaptation à une forme d’organisation avec des règles différentes de celles qui régissent le mouvement. La coupure entre ceux qui restent extérieurs à la coopérative ou à l’ONG et ceux qui en font partie peut augmenter le désaccord politique à l’intérieur du mouvement, d’autant que les règles de ces formes d’organisations, en général hiérarchiques et délégataires, contrastent de manière aiguë avec celles des mouvements qui pratiquent l’horizontalité et la participation (non délégataire) dans la prise de décision.

Dans les mouvements on observe des positions diverses sur les formes organisationnelles de l’économie sociale. Au sein des travailleurs des entreprises récupérées, la nécessité de consolider les statuts juridiques détermine l’adoption de la forme coopérative [4], qui est prédominante. Cela est favorisé par des facteurs endogènes, principalement par la configuration du collectif de travail existant avant la récupération de l’entreprise. Mais dans la mesure où le marché auquel ils destinent leurs biens et services est pré-constitué, la tension est aggravée entre les valeurs de la coopération comme forme associative de producteurs libres et les exigences requises pour la compétition sur le marché comme entreprise.

La forme juridique coopérative a été d’abord mise en débat par certains partis de gauche, qui proposaient la formule de l’étatisation avec contrôle ouvrier, en particulier pour l’entreprise de confections Bruckman de Buenos Aires, et pour l’usine de céramique Zanon à Neuquen. Cette position visait à réorienter le rôle de l’Etat dans l’économie et à résoudre l’articulation des revenus des travailleurs à la protection de la santé et de la retraite, position qui produit des situations de blocage dans la décision juridique de possession des biens de l’entreprise par les travailleurs, affaiblissant cette option.

Pour les organisations de chômeurs la question du coût d’opportunité économique est décisive, d’autant plus que l’activité se situe au niveau de la simple subsistance de leurs membres, ce qui affecte leurs possibilités de se maintenir dans ou au dehors de l’économie formelle. Dans la mesure où le coût institutionnel est élevé, et qu’un des effets les plus manifestes de la crise est la croissance des activités économiques informelles, les possibilités de rester en marge de l’économie formelle augmentent considérablement.

Dans les activités prises en charge par les assemblées de quartiers la constitution de coopératives se pose dans le cadre de débats plus larges au sujet de la signification des formes d’organisation sociale. On observe une récupération des traditions anarchistes de constitution de groupes par affinité et d’autogestion, particulièrement aptes à promouvoir les valeurs d’horizontalité et de participation dans les décisions. Ces sens sont proches des valeurs originales de la coopération et constituent des possibilités qui préfigurent dans le présent les formes d’une société future plus égalitaire. D’autre part, dans la discussion sur l’économie solidaire, on se rapproche de formes alternatives d’activité économique, liées à la protection du milieu ambiant, à la rénovation urbaine, aux valeurs du commerce équitable et à la construction de réseaux solidaires.

4. Une nouvelle économie

La politisation, telle qu’elle est posée dans les nouveaux mouvements sociaux, constitue une différence-clé avec les développements de l’économie sociale au cours des années 90. Dans ce contexte l’économie sociale était perçue comme complémentaire du retrait de l’Etat de l’activité économique, et fut impulsée par les organismes multilatéraux de crédit dont le développement était encouragé en même temps que celui des marchés. La Banque Interaméricaine de Développement (BID) et la Banque Mondiale apportèrent leur appui aux micro-entreprises autonomes, destinées à consolider un amortisseur social de ce qu’ils avaient conceptualisé comme étant les coûts de la transition vers une économie moderne de marché.

L’effondrement de cette illusion laisse les acteurs sociaux les plus frappés par le modèle faire appel, dans la dure lutte pour la survie, à des mécanismes relativement similaires mais utilisés en opposition à ce modèle : les activités de l’économie sociale sont impulsées comme alternative à l’échec de l’économie de marché, alors qu’avant elles se substituaient à l’intervention étatique. Aujourd’hui elles cherchent à suppléer aux carences d’une économie basée sur l’entreprise privée, incapable de répondre aux besoins de la population. De paradigme alternatif à l’intervention étatique, l’économie sociale commence à être conçue comme paradigme alternatif à l’économie de marché.

Dans les mouvements, les entreprises de l’économie sociale sortant du processus de mobilisation et de participation, sont impossibles à scinder de celui-ci, et de la composante contre-culturelle des mouvements sociaux, qui reflètent l’émergence de nouvelles valeurs, égalitarisme, solidarité, coopération, en opposition à l’individualisme égoïste du système entrepreneurial dominant de la décennie précédente. La composante contre-culturelle se reflète dans le caractère politique qui assure la production, la distribution et la consommation de cette nouvelle économie, orientées en opposition à la conception traditionnelle d’activités dans lesquelles les besoins étaient automatiquement assurés dans la sphère économique au moyen du salaire.

Dans cette nouvelle économie sociale le travail s’articule dans un espace public dans lequel la rétribution des agents n’est pas nécessairement ni exclusivement monétaire. Les activités de l’économie sociale sont publiques et se différencient de celles de l’espace privé caractérisé par le marché ou l’économie domestique. Elles se différencient aussi des activités étatiques qui, bien que publiques, rémunèrent pour l’essentiel leurs agents en argent.

Dans les entreprises à l’initiative des mouvements piqueteros, des assemblées de quartiers et des travailleurs des entreprises récupérées, le développement des capacités se manifeste dans les activités mêmes et la synergie dérive des objectifs d’articulation tant des expériences communes que de la mise en place de canaux transversaux entre les mouvements. Le respect mutuel résulte de la règle d’horizontalité dans les rapports entre les membres de chaque mouvement. La solidarité constitue à la fois un objectif et une condition d’existence. La confiance découle de l’appartenance au mouvement lui-même.

Le contexte actuel de développement des nouvelles orientations de l’économie sociale en Argentine se caractérise, comme cela a été signalé, par la montée du chômage et de la pauvreté. Les réponses à ces problèmes des économistes conventionnels sont canoniques : le chômage ne peut être résolu que par la croissance économique, et quand bien même la crise peut être surmontée à court ou moyen terme, c’est seulement à très long terme que baissera vraiment le taux de chômage. Ces réponses sont si éloignées des attentes sociales que les mouvements se lancent dans les activités autogérées pour répondre aux besoins immédiats, par des mécanismes de subsistance qui répondent aux urgences de la crise, bien qu’au-delà leur objectif est l’articulation à un nouveau paradigme économique.

Mais outre la pauvreté et le chômage, un trait majeur du contexte économique et social contemporain est l’énorme extension de l’informalité, qui se vérifie dans les résultats des enquêtes concernant les foyers : en mai 2002, 60% des actifs étaient en situation de précarité en matière d’emploi. Les places et les parcs des grands centres urbains du pays se remplissent quotidiennement de gens qui viennent proposer le produit de leur tr avail, ou même leurs biens personnels, sur des postes de vente précaires. La présence de ces marchés informels assimile le paysage à celui d’autres pays d’Amérique Latine. Néanmoins, l’Argentine présente une certaine spécificité : si pour une part la croissante informalisation de l’économie tend à l’aligner sur une bonne partie des pays de la région, l’énorme taux de chômage reconnu apparente notre marché du travail à celui des pays centraux. L’Argentine, dans la crise, combine les deux types d’ajustement du marché du trava il, l’ajustement par le chômage, comme en Europe, et l’ajustement par l’informalité comme en Amérique Latine.

Dans la mesure où toutes les formes de l’économie sociale ne sont pas légitimées, leur développement ne parvient pas à se différencier pleinement de l’informalité. Il est cependant nécessaire de souligner les différences, en particulier avec ce qui définit l’informalité comme une sorte de perversion de l’économie formelle, qui conduit les politiques étatiques à osciller entre la criminaliser, la canaliser ou la tolérer.

Tout en partageant certaines caractéristiques de l’économie informelle, le recours à une "économie sociale et solidaire" surgit comme une nouvelle utopie de développement, capable de résoudre ce que les schémas classiques de l’économie ne peuvent solutionner. Au-delà de son caractère (utopique ou non) ce qui importe est que les acteurs sociaux en Argentine paraissent souscrire en partie à cette utopie, moins pour leur capacité à imaginer un "nouveau monde heureux" que parce qu’ils sont soumis à l’urgence des besoins : pour ceux qui sont plongés dans la pauvreté et le chômage, l’autogestion associée apparaît comme un mécanisme capable de résoudre de manière efficace l’approvisionnement en aliments et l’usage de leur force de travail. Cette urgence devient un moteur des expériences d’autogestion : les ouvriers qui récupèrent les usines abandonnées par leurs patrons le font parce qu’ils ne trouvent pas de travail ailleurs ; les chômeurs qui s’engagent dans des a ctivités autogérées impulsées par certains mouvements piqueteros le font du fait de leur situation et pour pourvoir à leur subsistance.

5. La réorientation des demandes à l’Etat

En synthèse, l’organisation autonome des agents de la nouvelle économie sociale diffère de celle enregistrée dans les années 90 avec le retrait de l’Etat. La nouvelle économie sociale peut être comprise comme répondant, spécialement, au caractère essentiellement politique qui incorpore les activités économiques, et ce caractère ne devrait pas être étranger à la reconstruction de l’Etat. En dernière instance la nouvelle économie sociale interpelle les fonctionnaires en termes de fonctions et de finalités de l’Etat : "Elle les obligent à faire ce qu’ils doivent faire" à l’égard de la société, leur indique comment et où utiliser les ressources étatiques afin de promouvoir le développement de cette nouvelle économie sociale dans deux directions : en canalisant les ressources et en générant de nouvelles formes juridiques et sociales qui la consolide.

Les formes d’organisation des agents économiques (l’entreprise privée, coopérative ou mutualiste et l’association civile) sont des formes juridiques qui semblent aujourd’hui insuffisantes pour contenir les forces solidaires libérées par la nouvelle économie sociale, ce qui implique la nécessité de trouver de nouvelles formes juridiques d’organisation susceptibles de favoriser leur développement.

La redéfinition des relations des mouvements avec l’Etat inclut le contenu de leurs revendications, posant la construction d’une économie sociale dans un contexte d’options différentes. Bien que l’exigence d’allocations individuelles persiste, les mouvements piqueteros s’orientent de plus en plus à consacrer au moins une partie de ces allocations aux activités collectives. Certains mouvements réclament des subventions directes à leurs activités collectives à la place des aides individuelles, alors que d’autres s’y opposent dans la mesure où leurs activités sont soutenables. D’autres, enfin, refusent tout type de subvention.

La diversité s’observe clairement au sein des travailleurs des entreprises récupérées : si certains réclament des subventions, ils les affectent à l’organisation collective afin de garantir l’égalité des revenus de leurs membres. Mais dans la mesure où les travailleurs dépassent le niveau de subsistance, les demandes s’orientent en direction de ressources qui servent à la viabilité économique des entreprises autogérées, qu’elle soient financières, comme des crédits, techniques, comme des formations, ou institutionnelles afin de sortir de la précarité juridique.

La demande de ressources assistancielles des assemblées de quartiers sont plus étendues et plus variées, se distinguant des habilitations pour les multiples activités qu’elles entreprennent. Bien qu’elles aient recours aux subventions étatiques, leurs revendications sont centrées sur les droits citoyens liés à l’appropriation ou la réappropriation collective d’ espaces publics (locaux occupés, places et parcs, marchés municipaux), de gestion solidaire (restaurants communautaires, coopératives) et d’intervention culturelle (mouvements culturels, cours de formation, cinémathèques).

En somme, en s’engageant dans des activités qui supposent une construction sociale et collective de grande ampleur, les mouvements destinent aujourd’hui les subventions à les soutenir. Pour sa part l’Etat, surtout depuis l’arrivée du nouveau gouvernement, semble avoir amplifié sa capacité de traitement des demandes sociales. Bien que l’axe de la réponse étatique demeure l’application de subventions massives, un secteur gouvernemental emprunte des voies alternatives par la promotion et l’incitation d’activités inscrites dans le cadre de l’économie sociale et d’initiatives de développement local [5]. Quoique naissante, la réorientation de certains acteurs étatiques favorise la création de cadres de rencontre entre les initiatives sociales et l’Etat.

Ce développement se trouve confronté aux problèmes d’échelle des activités, orientées à l’origine à la subsistance de leurs membres, qui doivent se redéfinir, pour soutenir leur reproduction simple d’abord et ensuite générer des excédents pour leur reproduction élargie. Ces problèmes ne sont pas seulement économiques, mais aussi sociaux et politiques, puisqu’ils mettent en jeu les relations des organisations avec leurs membres ainsi qu’avec les autres organisations et les nouvelles identités en construction, d’autant plus que différents mouvements avancent en s’articulant en réseaux solidaires pour le développement de cette nouvelle économie.

6. La nécessité de révision théorique

En conclusion, il y a lieu d’extraire quelques questions de cette brève description. Ces interrogations dépassent celles issues des traditions théoriques conventionnelles, qui considèrent que les nouveautés apportées par l’action des mouvements sociaux en Argentine ne constituent rien d’autre que des extravagances. Pour les économistes conventionnels, par exemple, à la question de la soutenabilité de cette nouvelle économie, il doit être répondu par la négative, non pas parce que ses possibilités de développement auraient été explorées, mais parce qu’elle diffère du modèle d’entreprise privée considérée comme l’agent économique principal dans leur schéma de réflexion. Mais il y a aussi dans les traditions qui proviennent du marxisme des positions sur la viabilité de cette nouvelle économie qui sont canoniques. En général, l’exploration de formes productives alternatives dans le marxisme est une question réservée au futur, pour une étape postérieure à la révol ution sociale ; pour le présent et dans le cadre d’un système capitaliste, tout ce qui existe ne peut qu’être régi par ses lois.

Malheureusement, ces façons de voir aident peu à la compréhension des nouvelles formes productives promues par les mouvements sociaux. En vérité, ceux-ci se préoccupent peu de ces visions canoniques puisqu’ils sont occupés à leur subsistance quotidienne et à la réalisation pratique de leurs principes, cherchant à résoudre de manière concrète ce que les théories conventionnelles leur conteste : leurs possibilités d’existence. Mais cette séparation entre théorie et pratique ne peut être réglée que par la recherche et la réflexion sur ces nouvelles pratiques. Pour cela il conviendrait de mettre entre parenthèses les réponses canoniques et de s’intéresser au mouvement réel des choses.

Bibliographie

- Colectivo Situaciones : 19/20. Apuntes para el nuevo protagonismo social, Buenos Aires, Ed. De mano en mano, 2002.

- Coraggio, José Luis : Una alternativa socioeconomica necesaria ; la economia social. Documentado presentado al seminario de la Universidad de Bologna sobre "El estado de las relaciones laborales en la Argentina y el Mercosur", Buenos Aires, juin 2003.

- Mc Adam, Doug ; Sidney Tarrow y Charles Tilly : Dynamics of contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

- Palomino, Hector (en colaboracion con Ernesto Pastrana) :

- "El movimiento de empresas recuperadas", en colaboracion, Catedra de Relaciones del Trabajo, en revista Sociedad, num. 20/21, Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, 2003.

- "Las experiencias actuales de autogestion en Argentina. Entre la informalidad y la economia social", en revista Nueva Sociedad, num. 184, Caracas, 2003.

- (en colaboracion con Graciela Di Marco, Mirta Palomino, Susana Mendez, Ramon Altamirano) : Movimientos sociales emergentes en la Argentina, Asambleas : la politizacion de la sociedad civil, Buenos Aires, Universidad Nacional de San Martin y Jorge Baudino Ediciones, 2003.

- Svampa, Maristella y Sebastian Pereyra : Entre la ruta y el barrio : la experiencia de las organizaciones piqueteras, Buenos Aires, Ed. Biblos, 2003.

Notes

Cette étude préliminaire a été élaborée pour servir de base à un ensemble d’entretiens réalisés avec des participants de mouvements sociaux dans la ville de Buenos Aires et le Grand Buenos Aires entre 2002 et 2003, dans le cadre de 2 enquêtes en cours à l’Université de Buenos Aires. Une version initiale a été présentée dans la "Labour Conference" organisée par les Universités de Duke et Indiana, EU, en septembre 2003.

[1] Le chiffre de 2,2 millions de sans emploi qui ne reçoivent pas d’allocations est le produit de l’application du taux de chômage de 14,7% relevé au second trimestre 2004 dans les principales zones urbaines, sur le total de la population économiquement active du pays, qui atteint 15 millions de personnes. La population totale du pays en 2004 est de 37,5 millions d’habitants.

[2] La notion de "groupe en fusion" pour caractériser cette stratégie a été proposée par J.P. Sartre dans "Critique de la raison dialectique" et reprise par Emilio de Ipola dans un récent exposé.

[3] Il s’agit du "Movimiento de Unidad Popular".

[4] Environ les 2/3 des entreprises récupérées dont on connaît la forme juridique sont organisées en coopératives de travail (Palomino et collaborateurs, 2003).

[5] Les ambiguités liées à l’attribution des allocations aux chefs de foyers, en particulier le principe de la contre-prestation de travail pour leur versement, qui est faiblement accompli, facilitent l’affectation partielle de ces ressources à des activités productives. Cette affectation dépend des stratégies des acteurs et de leur articulation avec des initiatives de développement local. Le ministère du Développement Social a établi récemment une aire d’économie sociale et plusieurs de ses programmes s’orientent sur le développement local.

Traduction de l’espagnol (Argentine) par Gérard Jugant

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CUBA FACE A L’EMPIRE

L’ Homme des grandes enjambées, par Celia Hart.
8 décembre 2004

La malédiction de n’être jamais las suit tes pas sur le monde où l’horizon t’attire... (Paul Verlaine, L’Homme aux semelles de vent)

* * *

[L’homme des enjambées pressa le pas. Peut-être se souvenait-il de ses pas dans le petit appartement d’Abel et Haydée où commença la révolution... Je voyais à l’horizon le rire des enfants les plus heureux du monde, brûlant d’envie de les embrasser. Vingt-cinq mille l’ovationnaient, dans l’euphorie. Une enjambée... une autre... et soudain son pied gauche chuta dans le vide du dénivelé que son émotion ne lui permit pas d’éviter. La Terre s’arrêta de tourner un instant. L’angoisse saisit tous les Cubains et tous nos bataillons d’amis de par le monde. Fidel trébuchait.]

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MEXIQUE

Dix ans de révolte zapatiste

LEMONDE.FR | 18.11.04 | 18h09 "CHAT"

L’intégralité du débat avec Gloria Muñoz Ramirez, journaliste pour le quotidien mexicain "La Jornada" et la revue "Rebeldia", et auteure d’"EZLN : 20 et 10, le feu et la parole" (éditions Nautilus, 2004).

Coolbens : Peut-on considérer que la révolte zapatiste est terminée en marquant cet anniversaire ?

Gloria Muñoz Ramirez : Au contraire, on est en train de célébrer cet anniversaire. Et nous le célébrons car c’est l’une des étapes les plus vivantes du mouvement. On est dans l’étape de la construction de l’autonomie.

Ancien belge : Dix ans de combat. Quels sont les résultats tangibles, quand on sait que les accords de San Andres n’ont rien changé ?

Gloria Muñoz Ramirez : Les accords de San Andrés n’ont pas été accomplis par le gouvernement fédéral. Cependant, l’EZLN (Ejercito Zapatista de Liberación Nacional, Armée zapatiste de libération nationale) n’a pas cessé pour autant. Elle a continué la construction de son autonomie. Cela signifie qu’elle a mis en pratique ce que la loi lui a dénié.

Coolbens : Pouvez-vous nous indiquer quelle est votre position par rapport aux principes de cette révolte ?

Gloria Muñoz Ramirez : Je suis d’accord avec la lutte pour un Mexique libre, juste et démocratique. Je n’essaie pas de prétendre à une quelconque neutralité. Je partage ouvertement les principes de la lutte zapatiste.

DDT : Quelles sont les revendications les plus importantes des zapatistes ?

Gloria Muñoz Ramirez : Ils ont ces demandes : un toit, un travail, la santé, l’éducation, la démocratie, la liberté, la justice, l’indépendance, la paix, les droits de la femme, le droit à l’information, la terre.

Juan : Combien de militants, de sympathisants ?

Gloria Muñoz Ramirez : Les bases de soutien de l’EZLN, c’est-à -dire les hommes, femmes et enfants dans les villages, se comptent en dizaines de milliers. Les sympathisants ou ceux qui se sont rapprochés de la lutte zapatiste depuis dix ans se comptent, eux, par millions de personnes, comme on a pu le voir lors de la marche de 2001 du Chiapas jusqu’à la ville de Mexico. Les sympathisants sont à la fois des gens du Mexique et du monde entier.

Zebedeo : Quels sont les rapports entretenus par l’EZLN avec l’EPR et l’ERPI ?

Gloria Munoz Ramirez : L’EPR (Armée populaire révolutionnaire) et l’ERPI (Armée révolutionnaire du peuple en révolte) sont deux mouvements de guérilla qui sont apparus après 1994, après le soulèvement zapatiste. Ces deux mouvements sont présents dans deux Etats limitrophes du Mexique : ceux d’Oaxaca et de Guerrero. Il n’y a aucun lien entre l’EZLN et ces deux mouvements armés. L’EZLN privilégie les contacts pacifiques avec la société civile.

LE SOUS-COMMANDANT MARCOS, PORTE-PAROLE CHARISMATIQUE DE L’EZLN

Zebedeo : Que pensez-vous de l’intervention du sous-commandant Marcos au sujet d’une éventuelle médiation de sa part dans le conflit entre l’ETA et le gouvernement espagnol ?

Gloria Muñoz Ramirez : Le sous-commandants Marcos n’a jamais essayé de faire une médiation entre le Pays basque et le gouvernement espagnol. Cela a été une des polémiques les plus diffusées et les moins bien comprises. La proposition zapatiste, c’était seulement de donner la possibilité à la parole des différentes forces du Pays basque. Cette proposition n’a jamais inclus la participation de l’EZLN. Cependant, il faut reconnaître que la proposition n’a jamais été comprise ni acceptée par l’ensemble des forces au Pays basque et par le reste de la société. C’est pour cela que la proposition ne s’est pas concrétisée. Et l’absence de concrétisation a été reconnue par les zapatistes eux-mêmes.

Mitch : Marcos est-il toujours le leader incontesté du mouvement ?

Gloria Muñoz Ramirez : Marcos est toujours le chef militaire et le porte-parole du mouvement. C’est le porte-parole de la lutte quotidienne de dizaines de milliers de personnes. Le coeur de la lutte zapatiste se trouve dans les communautés zapatistes.

Potosino : Marcos n’a-t-il pas raté une opportunité historique, après le Zapatour, quand il n’a pas parlé au San Lazaro (palais national) ? En plus, n’était-ce pas une occasion historique d’ouvrir le mouvement après l’adoption de l’article 2 sur les droits des indiens dans la Constitution mexicaine ?

Gloria Muñoz Ramirez : Ce n’est pas tant que Marcos a perdu une occasion historique. En ne parlant pas au Congrès, il a en fait donné une leçon historique. Il était important qu’au Congrès on entende la voix des Indiens. C’est ainsi que l’ont compris le mouvement zapatiste et les Indiens du Mexique. C’était d’autant plus impressionnant que c’est une femme indienne qui a parlé.

San Francisca : Qu’avez-vous retenu de vos rencontres avec le sous-commandant Marcos ? Quel genre de personne est-il ?

Gloria Muñoz Ramirez : Ce qu’on sait de la personnalité du sous-commandant Marcos, c’est ce que des milliers de journalistes qui l’ont approché savent. Nous sommes tous d’accord pour dire qu’après quelques minutes, il cesse d’être un personnage et devient une personne comme vous et moi. Il a un très grand sens de l’humour. Et très rapidement on oublie qu’il a un passe-montagne et qu’il est armé. Même les journalistes qui ne partagent pas les idéaux de la lutte zapatiste sympathisent avec la personnalité de Marcos. Peut-être que sa caractéristique principale, c’est que c’est un être humain comme vous et moi, à la différence près que cela fait vingt et un ans qu’il habite dans les montagnes.

Dovlandau : Avez-vous vu son visage ?

Gloria Muñoz Ramirez : Non, mais tous les gens des villages zapatistes, hommes, femmes, enfants, le connaissent.

Victor : Est-il possible que Marcos sorte de la clandestinité ?

Gloria Muñoz Ramirez : Je ne pense pas que le problème soit qu’il sorte de la clandestinité. Le problème principal est que s’accomplissent les demandes des zapatistes [1].

UN MOUVEMENT LOCAL A DIMENSION PLANÉTAIRE

Ours : Marcos et les zapatistes ne se sont-ils pas trop repliés sur la lutte locale, oubliant la critique du système néolibéral dans son ensemble ?

Gloria Muñoz Ramirez : Les zapatistes ont une pratique concrète de lutte contre le néolibéralisme. L’apport du zapatisme à la lutte contre le néolibéralisme vient de cette construction quotidienne. Cela ne veut pas dire que c’est un mouvement isolé, car il a fait une série de propositions qui le font connaître au Mexique et au reste du monde. Les zapatistes sont en fraternité avec tout un ensemble de mouvements et de résistances nationaux et internationaux.

Coolbens : Pourquoi pensez-vous que la révolte est si manifeste au Mexique ? Les principes défendus sont pourtant partagés par beaucoup dans le monde...

Gloria Muñoz Ramirez : Je suis d’accord avec le fait que toutes ces demandes appartiennent à tous les exclus du monde. C’est précisément la proposition zapatiste. Ils se sont identifiés aux pauvres, aux exclus de toute la planète. Et c’est précisément pour cela que les pauvres s’identifient avec la lutte zapatiste. Au Mexique, ils se sont rebellés avec les armes, et dans d’autres pays, d’autres groupes s’organisent avec leurs propres moyens. Je considère qu’il y a des rebelles et des personnes qui portent la contradiction dans le monde entier, et pas seulement au Mexique. Je pense qu’on peut parler plutôt d’un réseau de mouvements, pas d’un seul.

Maria : Pour en revenir au mouvement d’indépendance de l’Etat du Chiapas, si le Chiapas obtient l’indépendance, comment verriez-vous sa survie et celle de sa population ?

Gloria Muñoz Ramirez : Tout d’abord, le mouvement zapatiste ne recherche pas l’indépendance du Chiapas. Rien de plus éloigné que cela. Le mouvement zapatiste recherche l’intégration des Indiens dans la communauté mexicaine, en respectant leurs différences.

Pedro : Qu’en est-il aujourd’hui de l’aide internationale vis-à -vis du mouvement zapatiste, j’entends par là l’aide humanitaire qui est redistribuée au peuple ?

Gloria Muñoz Ramirez : Il ne faut pas entendre la solidarité avec le mouvement zapatiste dans le sens humanitaire ou caritatif. C’est une solidarité politique. Les mouvements et les collectifs qui appuient la lutte zapatiste soutiennent un projet politique, la construction d’un autre monde possible. Malheureusement, le mot "humanitaire" recouvre plusieurs sens. Et sous la bannière de l’humanitarisme, on a commis beaucoup d’horreurs. Il y a un appui politique et un appui économique. Il existe un appui à différents projets de santé, d’éducation, de commerce, de moyens de communication, de coopératives. Et il y a aussi une fraternité politique avec le mouvement zapatiste, en plus de la dénonciation des atteintes des droits de l’homme au Chiapas par les groupe de soutien dans le monde.

Steff : Qui est le plus important "donateur" ou soutien financier au mouvement ?

Gloria Muñoz Ramirez : Les collectifs de solidarité qui existent dans différents pays, y compris le Mexique.

LA VIE QUOTIDIENNE DES INSURGÉS

Mitch : Comment vivent les membres de l’EZLN ? Quel est leur quotidien ?

Gloria Muñoz Ramirez : Dans l’EZLN, il y a les bases d’appui, hommes, femmes et enfants qui vivent dans la communauté et qui font partie de l’organisation politique. Ils ont une vie communautaire et parallèlement, ils vivent la lutte de l’organisation. Cela signifie qu’ils s’organisent pour la construction de leur système d’éducation, de santé, de commerce, etc. Il y a aussi le corps politico-militaire de l’EZLN, les insurgés. Eux vivent dans les montagnes du Chiapas, dans des campements. Ce sont deux types de vie très différents entre les insurgés des montagnes et les Indiens des bases d’appui dans les villages.

Ignacio : Quelle est justement la place ou la part des femmes dans le mouvement ?

Gloria Muñoz Ramirez : La femme indienne zapatiste est toujours le fruit d’une discrimination à l’intérieur du mouvement. Il y a une lutte permanente pour les revendications des femmes, à l’intérieur de la lutte zapatiste. L’EZLN a reconnu que la situation de la femme dans les communautés zapatistes est très en deçà des idéaux de la lutte elle-même. A partir du moment où le mouvement rend public cet état de fait, cela veut dire qu’il travaille dessus. La solution au problème de la discrimination de la femme n’est pas simple. On lutte contre plus de cinq cents ans de coutumes, d’habitudes. Et dans les communautés zapatistes, les avancées sont nombreuses. Un tiers de l’armée zapatiste est constituée de femmes. Et dans les villages, les femmes participent aux projets d’éducation, de communication et de santé. Elles font également partie des nouvelles structures autonomes de gouvernement. Mais tout cela se fait petit à petit.

Drean : Pourquoi la situation des Indiens du Chiapas n’évolue-t-elle pas ?

Gloria Muñoz Ramirez : Le gouvernement fédéral mexicain a organisé une campagne précisément pour parler des dix années d’insurrection, disant que les communautés indiennes vivaient de la même façon qu’auparavant, ou pire. En se référant précisément aux communautés zapatistes, il y a une amélioration dans la qualité de vie que peut voir n’importe qui va dans une communauté. Il y a dix ans, il n’y avait pas une seule école, ni clinique, ni moyen de communication. Tout cela, même si c’est précaire, existe au sein des communautés zapatistes. Pour ce qui concerne les autres communautés indiennes du Mexique, elles vivent avec l’espoir, et ce n’est pas peu... Depuis 1994, les mesures gouvernementales envers les Indiens n’ont absolument pas changé. Bien au contraire, à chaque fois, le gouvernement militarise de plus en plus les zones peuplées par les Indiens et essaie de résoudre les problèmes des Indiens avec des mesures d’assistanat, qui ne correspondent pas aux dr oits et aux coutumes des Indiens. Cela, c’est clair, n’a pas changé.

Chat modéré par Maya Méducin et Stéphane Mazzorato

N.D.L.R de RB

[1] Marcos a déclaré à ce sujet : "Une fois le masque enlevé, Marcos aura cessé d’exister".

Tous les fonds recueillis de la vente du livre seront reversés aux communes autonomes zapatistes du Chiapas, à travers les "conseils de bon gouvernement". Il existe aussi, dans le cadre de la campagne internationale en cours, une vidéo produite par la revue "Rebeldia". Gloria Muñoz Ramirez présente actuellement son livre en France.

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 VENEZUELA

Des travailleurs luttent pour le contrôle d’une fabrique de papier.

Le 7 septembre 2004, les propriétaires d’une fabrique de papier, située à Morón dans l’état vénézuélien de Carabobo, ont décidé de cesser leurs activités et de ne pas payer les salaires de leurs 400 employés. Il ne s’agit pas là d’une première : il y a un an, cette entreprise avait pris la même décision, prétextant des difficultés financières, à la suite de quoi les salariés avaient décidé d’occuper les lieux au cours d’un conflit acharné qui avait duré 11 semaines. Aujourd’hui, ils exigent que le gouvernement nationalise l’entreprise et que celle-ci soit gérée et dirigée par les travailleurs. Il s’agit ici d’une lutte d’une extrême importance dont l’issue pourrait avoir des conséquences cruciales pour l’avenir du mouvement syndical et de la Révolution bolivarienne au Venezuela.

Lire la suite sur RISAL http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1169).

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VENEZUELA

ARAFAT, HIDROVEN ET HIDROFALCON (1)

par Jesus Borges, le 12-11-2004 sur le site vénézuélien Aporrea

A Paris est mort un homme qui a vécu toute sa vie sans Patrie et dont l’engagement était de libérer la Patrie qui lui avait été enlevée par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale. Il est mort sans réaliser son rêve mais il a tracé un chemin que beaucoup vont suivre. Le drapeau palestinien continuera de flotter dans le coeur et l’âme de tous ceux qui, Palestiniens et non Palestiniens, ont promis de consacrer leur vie à la lutte pour la justice et la liberté des peuples.

Depuis l’année 2001, l’Etat de Falcon a un rapport avec les événements du Moyen-Orient, du fait d’un contrat signé avec l’entreprise israélienne Tahal, par Hidroven et ses filiales, pour des travaux que peuvent très bien réaliser des entreprises ou des universités nationales. Cette entreprise, comme toute entreprise de l’Etat sioniste, verse une partie de ses gains au budget de la guerre injuste d’Israël contre le peuple palestinien. De là découle notre relation avec la lutte du peuple palestinien.

Par ce contrat avec cette entreprise, nous aidons l’envahisseur sioniste à massacrer le peuple palestinien. Un député du Conseil Législatif de l’Etat de Falcon s’est rendu en Israël pour ce contrat et en est revenu émerveillé par la technique d’irrigation proposée, sans prêter attention aux familles palestiniennes dont la maison est détruite au seul motif qu’elles aspirent à une patrie libre et souveraine. Cela, notre législateur ne l’a pas vu !

Rappelons quelques unes des atrocités commises par l’Etat sioniste d’Israël depuis le début de l’actuelle Intifada :

-l’armée sioniste a assassiné 136 enfants rien qu’à Rafah et Khan Younis.

-Iman Al-Hanis, 13 ans, a été abattu par un franc-tireur israélien alors qu’il était sur le chemin de l’école. Il gisait dans la rue quand un officier sioniste est venu vider son chargeur dans son petit corps.

-Ghader Mukhemar a reçu une décharge dans la poitrine alors qu’il était assis dans sa classe dans une école de l’ONU.

Que cherche l’Etat sioniste en assassinant ces enfants ? Il considère que tout enfant palestinien est un futur terroriste potentiel et doit être assassiné. On a d’un côté en tête l’image de Mohamed Al-Dura abattu par l’armée israélienne avec son père à ses côtés cherchant à le protéger, exemple de ce que sont capables de faire ces sanguinaires, et de l’autre côté le grand sacrifice consenti jour après jour par le peuple palestinien, qui lutte pour sa terre et son droit à une patrie.

Nous contribuons, en contractant avec des entreprises israéliennes, à l’achat des missiles et des balles qui assassinent les enfants. Ce n’est pas acceptable ! J’ai exposé ce point de vue dans différents articles d’opinion publiés par le quotidien La Prensa de Santa Ana de Coro. Je n’exige pas de rompre tous liens avec l’Etat sioniste, mais en solidarité avec le peuple palestinien, qu’on ne contracte pas avec des entreprises de cet Etat quand on peut faire autrement. On peut faire autrement pour un système de démarrage et d’ arrêt de pompe hydraulique, qui peut être parfaitement réalisé par une entreprise vénézuélienne du secteur ou une de nos facultés d’ingénierie.

Hidroven, Cristobal Francisco (président d’Hidroven, n.d.t) et Madame Farias (présidente d’Hidrocapital qui couvre la Zone Métropolitaine de Caracas, les Etats de Vargas et Miranda, n.d.t.) doivent reconsidérer cette politique, en ayant toujours à l’esprit ce que nous a enseigné Ernesto Guevara de la Serna :

"Si vous êtes capables de trembler d’indignation chaque fois qu’une injustice est commise dans le monde, nous sommes des camarades" (2).

(1) Hidroven est l’organisme public vénézuélien qui gère l’hydraulique. Dix entreprises hydrauliques régionales sont ses filiales, dont Hidrofalcon qui opère dans l’Etat de Falcon. Les projets de l’entreprise israélienne Tahal, qui opère dans une cinquantaine de pays du monde, ne se limitent d’ailleurs pas, au Venezuela, au seul contrat avec Hidrofalcon (source : site internet Tahal).

(2) On se souviendra aussi que le Che avait été proclamé à Gaza le 18 juin 1959 "grand libérateur des opprimés".

ANNULATION DU CONTRAT D’HIDROVEN AVEC L’ENTREPRISE ISRAELIENNE TAHAL

par Jesus Borges, Aporrea 22-11-2004

C’est un succès d’Aporrea en tant qu’outil de communication du processus bolivarien.

A la suite de la mort d’Abu Ammar, j’avais écrit dans Aporrea un article intitulé "Arafat, Hidroven et Hidrofalcon" dans lequel je mettais sous les projecteurs un contrat conclu par Hidroven avec l’entreprise israélienne Tahal, afin de réaliser pour nos entreprises hydrauliques un travail pouvant fort bien être fait par nos entreprises ou facultés d’ingénierie, en soulignant en outre que cette société paie l’impôt de guerre qui sert à l’Etat sioniste pour acquérir des missiles et des armes qui massacrent le peuple palestinien.

Samedi dernier, aux obsèques de Danilo Anderson, le courageux procureur assassiné, j’ai vu Cristobal Francisco, le président d’Hidroven, que j’ai interrogé sur l’entreprise Tahal. Il m’a indiqué que le contrat avec cette entreprise était en cours de résiliation et qu’il ne restait en instance que la partie relative à Hidrofalcon. Cette mesure prise par le compatriote d’Hidroven peut être considérée comme une réussite communicationnelle d’Aporrea.

Textes traduits du castillan par Gérard Jugant

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OUVERTURE à CARACAS DE LA CASA JOSE MARTI

La Casa José Marti a ouvert ses portes à Caracas le lundi 4 octobre 2004. L’objectif de cette institution est de diffuser la pensée, l’oeuvre et les principes de Simon Bolivar et de José Marti. La première exposition du nouvel organisme leur a d’ailleurs été consacrée le 5 octobre.

Le 9 octobre, déclaré "Jour du Guerillero Heroïco", a été réservé à Che Guevara (37e anniversaire de son assassinat).

Le 22 octobre, l’Institut a fêté le Jour de la Culture Cubaine et il finira l’année, le 16 décembre, par un concert de musique cubaine.

"Aucune force ne brise le mouvement des idées" (José Marti)

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 POESIE/José Marti

JE VEUX VOUS DIRE...

José Marti a écrit un seul poème en français, que nous vous livrons. A le lire nous nous disons que le contemporain de Rimbaud aurait aussi été un grand poète dans notre langue.

Je veux vous dire en vers
Pourquoi, chère Madame
Les fats trouvent coulant
Le beau parler cubain

C’est en vers que les hommes
Doivent parler aux femmes
Le genou sur la terre
Le bouquet dans la main

Des vers, vous faut-il plus
Vraiment pour le bonheur ?
Ce sont des grands rubis
Les beaux coquelicots.

Quand on n’est pas tout près
Pour vous l’offrir la fleur
Pourquoi ne pas pétrir la fleur
Avec des mots ?

Å’uvres complètes, tome 17, p.246. Aucune autre précision n’est apportée sur la date et les circonstances de l’écriture de ce poème.

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 CINEMA

A Lima, un taxi sans boussole

« Dias de Santiago », premier film léché de Josué Mendez, 26 ans, lorgnant Scorsese.

par Philippe AZOURY, mercredi 10 novembre 2004, Liberation

Dias de Santiago, de Josué Mendez, avec Pietro Sibille, Milagros Vidal, Marisela Puicon... 1 h 23.
Santiago jour de colère. Si on avait dû chercher un titre français à ce premier film péruvien d’un jeune réalisateur de 26 ans, on aurait difficilement pu trouver plus approprié. Son héros est une boule de frustration, de rancoeur : Santiago est le déboussolé par excellence. Il a 23 ans mais ne connaît rien de la légèreté de ceux de son âge. Ses années de formation, ses humanités, il les a passées à se battre comme soldat, servant lors du conflit qui opposait le Pérou à l’Equateur. En 1999, alors que le traité de paix entre les deux pays a été signé, Santiago revient chez lui, à Lima. Il est déjà un vétéran.

Encombrant. Il s’attend à être accueilli en héros, là où il ne reçoit que des pierres ou, pire, de l’indifférence. Les propositions de boulot ne lui tombent pas dessus par paquets de douze et zoner en compagnie d’anciens combattants, vidant canette sur canette en se remémorant les riches heures passées en commando, ne constitue pas exactement un avenir. Sa femme, comme le reste de sa famille, n’arrive plus à le réintégrer dans ce qui est devenu le schéma de leur vie et son pedigree de soldat le transforme instamment en un corps symbolique un tantinet encombrant aux yeux de la nouvelle génération. Sa gravité, ses valeurs rappellent un passé que chacun entend enfouir sous le tapis de l’insouciance. Errance pour errance, Santiago trouve un job de taxi, une fonction anonyme qui lui fournit l’occasion de traverser sans fin la ville, d’en transporter ses habitants et, au passage, de mesurer la distance qui le sépare désormais d’un pays qui a suivi un tout autre cou rs que celui que Santiago croyait servir.

Formellement, le film ne travaille qu’à la mise en scène de cet écart, Josué Mendez ayant opté pour un maniérisme affiché : la même séquence peut passer, d’un plan l’autre, de la couleur au noir et blanc. Si le procédé n’est pas des plus fins, il a le mérite de ne pas masquer le bon vouloir théorique de son auteur : filmer l’effondrement des repères, la séparation, l’acrimonie. Au risque de sombrer dans le trop appuyé, de ne rien laisser surgir qui ne soit pas tout à fait maîtrisé. Le film accuse du coup, sur la longueur, une certaine naïveté esthétique, étouffe un peu à vouloir signaler la moindre de ses intentions. On ne sait pas si ce réflexe de vouloir à tout prix indiquer est dû à l’inexpérience de son auteur ou à l’immaturité du cinéma péruvien les deux étant peut-être liés.

La production péruvienne est, depuis toujours, limitée à quelques films par an, mais celui-ci a le bon goût de vouloir faire exception en ne jouant pas la carte du commercial à tous crins. Josué Mendez a mis cinq années à monter son projet (quand son tournage n’a duré que trois semaines !), recevant notamment l’aide du fonds Hubert Bals à Rotterdam. Lequel a déjà beaucoup favorisé l’émergence du nouveau cinéma argentin (Pablo Trapero, Lucrecia Martel, Lisandro Alonso, Celina Murga...).

Spirale. Avec Mendez, on est encore loin du choc esthétique fourni par certains des films en provenance d’Argentine et le jeune prodige péruvien a sans doute ramené de ses études de cinéma à Yale, aux Etats-Unis, une propension malheureuse à vouloir marcher sur les pas des films de Cimino et de Scorsese, la comparaison avec Taxi Driver étant une spirale d’échec pour quiconque s’y risque. A l’heure où son premier film sort à Paris, Josué Mendez travaille sur un second projet, baptisé Dieux, qui devrait être une attaque en règle contre la haute société politique péruvienne. Alléchant.

Entretien avec Josué Méndez

D’où vient l’idée du film ?

Fin 1998, lors de la signature du traité de paix entre l’Équateur et le Pérou, j’ai vu un reportage sur les vétérans de guerre. J’ai été impressionné par leur jeunesse et les expériences traumatiques qu’ils ont subi face à l’Équateur et les terroristes du Sentier Lumineux. Je me suis tout de suite senti proche de ces gens. J’avais le même âge et même si je n’ai pas fait la guerre, je me suis senti aussi perdu et sans but qu’eux dans Lima. Je venais de terminer mes études à l’université et j’avais le sentiment que les vétérans de guerre pouvaient servir de métaphore pour décrire la ville chaotique et décadente dans laquelle nous vivions. J’ai parlé avec quelques vétérans et puis je me suis souvenu que nous avions un ami dans la famille qui avait fait partie d’un commando. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Santiago, le soldat qui a inspiré le rôle principal de mon film : quelqu’un d’admiré et de respecté pendant la guerre mais qui, de retour à la vie ci vile, n’est plus personne. Santiago est resté avec nous pendant tout le film, de l’écriture aux répétitions avec les acteurs et bien sûr pendant le tournage. Bien entendu, d’autres histoires sont venues se greffer sur son parcours personnel, mais Santiago est vraiment le coeur du projet : montrer un individu qui se bat pour retrouver sa dignité perdue.

Sur quels critères avez-vous choisi vos acteurs ? Et comment avez-vous travaillé avec eux ?

Le casting a été très bref. L’une des choses gênantes, concernant les acteurs péruviens ou latino-américains, est qu’ils viennent du soap-opéra. Ils sont très connus, certains sont excellents, mais dans leur majorité, ils sont là pour leur plastique ou tout simplement parce qu’ils sont blancs. Pour Dias de Santiago, nous avions besoin d’acteurs qui aient vraiment l’air de venir des bidonvilles, des banlieues paumées de Lima. Le défi est qu’ils devaient aussi être de vrais professionnels, capables de rendre crédibles les scènes familiales, ou celles qui se déroulent avec les amis de Santiago ou les filles de la discothèque.

Nous avons répété pendant deux mois. Au terme de ce travail, nous avions réécrit plus de la moitié du scénario. Le jour où je commence les répétitions, je jette toujours le scénario que j’ai écrit. Pas la structure, mais les dialogues. Je dis aux acteurs ce qui doit se passer dans la scène, puis nous cherchons ensemble comment l’obtenir de la façon la plus naturelle possible. C’est ainsi que les choses se sont passées avec Pietro Sibille, l’acteur principal : je lui ai donné toutes les informations dont il avait besoin, mais c’est lui qui a créé le personnage de Santiago.

Santiago est quelqu’un qui applique à une certaine réalité, celle du Pérou contemporain, une grille d’analyse obsolète et décalée, celle issue de son passé de soldat...

Pour Santiago, la seule façon possible d’interpréter la réalité passe par l’affrontement, dans le sens militaire du mot, qui suppose que l’on a un ennemi face à soit. C’est un film d’affrontements, et à chaque fois, pour chaque petite chose qu’il doit faire dans la journée, Santiago prépare une parade, il met au point une stratégie très précise.

Cette façon de voir les choses était un vrai guide dans le travail d’écriture et de mise en scène.

Quel est votre parcours ?

J’ai fait trois courts métrages. Par ailleurs, j’ai travaillé comme monteur sur des films péruviens. Ces deux dernières années, j’ai aussi beaucoup travaillé dans des agences de publicité.

Quelle est la signification du passage de la couleur au noir et blanc ?

C’est un choix narratif que nous voulions utiliser pour dérouter et transmettre l’état de confusion totale dans lequel se trouve le personnage qui n’est jamais certain d’être de retour dans la ville ou dans la guerre. Il mélange les temps et a un esprit perturbé. Il n’appartiendra plus jamais à la même dimension que les autres personnages, les femmes en particulier. C’est pour cela que dans les scènes principales avec les femmes (Elisa, Andrea et sa petite soeur), elles sont en couleur et il est en noir et blanc. Il y a une sorte d’ordre dans ce choix. Les relations commencent principalement en couleur et ensuite passent graduellement au noir et blanc jusqu’à se mélanger. Les rues sont en noir et blanc parce que c’est ainsi que Santiago les voit. La plage et le feu sur la colline - la nature en opposition à la ville - sont en couleur parce que c’est ainsi que le personnage les voit.

Votre film est nourri de références et de citations cinématographiques, la première venant à l’esprit étant évidemment le Taxi Driver de Scorsese...

Les références directes sont pour l’essentiel reliées aux films post-guerre du Vietnam, notamment Voyage au bout de l’enfer, de Cimino, qui montre entre autres les problèmes de communication entre un vétéran de la guerre et ses proches (ce qui n’apparaît pas dans Taxi Driver ou d’autres films de l’époque). Quant aux deux premiers plans du film, ils s’inspirent de l’Évangile selon Saint Matthieu de Pasolini : un homme regarde une femme, une femme regarde un homme. Bien sûr, chez Pasolini, l’enjeu est autrement important -puisque l’homme en question n’est autre que Jésus !

Quel est le cadre de production du film ?

Le film a mis cinq ans à se faire, mais je ne trouve pas que ce soit si long, sachant que c’est un premier long métrage, et par ailleurs un film qui, à première vue, peut paraître peu commercial. Nous avons eu la chance de trouver des soutiens à chaque étape de la production, notamment pour le tournage (très court : 24 jours) puis des aides du Fonds Hubert Bals pour la post-production.

Très peu de films sont produits aujourd’hui au Pérou. Pensez vous que cette situation va changer avec la généralisation des caméras numériques ?

En fait, ces dernières années, un grand nombre de films de fiction en numérique ont été tournés au Pérou. Le cinéma péruvien est en train de vivre sa plus grande transformation depuis Lombardi et Durant, dans les années 1980. C’est la distribution qui pose problème, tout au moins tant que les films devront être projetés sur support argentique ! Mais je crois que cela aussi est en train de changer.

Vos prochains projets ?

Mon prochain film s’intitule Dieux. Il traite de la haute société péruvienne, de la façon dont elle a consciemment décidé de rester aveugle et sourde aux urgences sociales de notre pays.

Entretien réalisé par Elisabeth Lequeret

(MFI, Les Cahiers du cinéma)

*** *** ***

 CHILI AMERIQUE LATINE

Le Comité Chili Amérique Latine nous informe de l’ouverture de son site :

http://comitechiliamlatine.free.fr

Le Comité présente aussi l’émission Nuestra America consacrée à l’Amérique Latine sur Radio Zinzine 88,1 FM (en ligne : www.radiozinzine.org).

Contact : comitechiliamlatine@free.fr.

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 HUMOUR

Pour décompresser un peu !

LA PAYSANNE ET BRAD PITT

Anonyme, sur Apporea 12-11-2004

Un jour, une paysanne cherchait du bois pour préparer le repas familial.

Elle était au bord de la rivière quand la hache qu’elle tenait à la main lui échappa et tomba dans l’eau. La femme implora Dieu, qui apparut.

Il lui demanda :

Pourquoi pleures-tu, chère femme ?

Seigneur, ma hache est tombée dans la rivière...

Dieu plongea dans la rivière, en sortit avec une hache en or et lui demanda : Est-ce ta hache ?

La brave femme réfléchit... et lui répondit :

Non, Dieu, ce n’est pas celle-là .

Dieu replongea dans la rivière ; cette fois il en sortit une hache en argent et demanda à nouveau : Est-ce ta hache, femme ?

Non, Dieu, ce n’est pas non plus celle-là .

Dieu retourna dans la rivière, en sortit une hache en bois et lui demanda : Est-ce ta hache ?

Oui, répondit-elle, c’est elle.

Dieu était si content de la sincérité de la femme qu’il lui offrit en plus les deux autres haches, celle en or et celle en argent... la bénissant pour son honnêteté.

Un autre jour la femme et son mari marchaient dans les champs quand il trébucha et tomba dans la rivière. La malheureuse femme, qui ne savait pas nager, supplia Dieu...

Ce dernier apparut et lui demanda : Femme, toi encore. Pourquoi pleures-tu ?

La femme lui dit que son mari était tombé dans la rivière et était en train de se noyer.

Immédiatement Dieu plongea dans la rivière, en sortit par les cheveux l’acteur BRAD PITT, BEAU, NU ET TREMPE, et demanda à la femme : Est-ce lui ton mari ?

Oui, oui, assura la femme en SE LECHANT LES BABINES.

Alors Dieu s’emporta : Menteuse, adultère... s’exclama t-il.

Mais promptement la paysanne lui expliqua :

Dieu, pardonnez-moi, il y a eu un malentendu. Si j’avais dit non, alors vous auriez sorti MEL GIBSON de la rivière, et si j’avais dit que ce n’était pas lui non plus, vous auriez sorti mon mari, alors qu’en disant oui, vous m’offrez 3 hommes !

Vous savez, je suis une femme simple et honnête qui ne peut être polygame. C’est pour cela que j’ai dit oui pour Brad Pitt, le premier QUE VOUS AVEZ SORTI DE LA RIVIERE.

Dieu accepta l’explication et lui pardonna.

MORALITE : "Les femmes mentent si bien que même Dieu les croient".

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Ce qu’il n’a pas accompli ne l’est toujours pas aujourd’hui : Bolivar a encore beaucoup à faire en Amérique. (José Marti).

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Pour nous contacter : bolivarinfos@yahoo.fr.

 Notre initiative politique est celle d’individus, militantEs certes, mais n’est au service d’aucune organisation en particulier, et encore moins, cela va sans dire, de pouvoirs ou d’intérêts vénaux, médiocres ou à courte vue.

La référence explicite à Simon Bolivar et au mouvement bolivarien est fortement symbolique. Simon Bolivar, qui était un grand aristocrate, n’est en aucun cas pour nous un modèle ou une référence théorique. Il y avait néanmoins dans son projet d’unité des peuples, d’indépendance et de liberté quelque chose d’une parfaite actualité, au coeur des enjeux, singulièrement en Amérique latine.

Une fois par mois environ Révolution Bolivarienne présentera à une sélection d’articles de presse (la grande parfois mais surtout l’alternative, la militante, la rebelle), de contributions, d’analyses, d’événenements et d’initiatives. Une part plus ou moins conséquente de nos textes seront des traductions par nos soins (ou par des réseaux amis), le plus souvent de l’espagnol, mais aussi d’autres langues. Ces textes seront donc pour la plupart inédits en français. A ce sujet, si vous disposez d’un peu de temps et de la connaissance de langues étrangères, votre contribution sera particulièrement bienvenue ! De même qu’un récit de voyage. D’autre part, une tribune libre est à la disposition des lecteurs-trices.

Pour reprendre une image de l’antique mythologie, il nous semble que l’Amérique latine est un fil d’Ariane susceptible de nous aider à sortir de notre labyrinthe en nous émancipant de nos propres Minotaures.

* * *

Révolution Bolivarienne est envoyé directement à un réseau strictement privé. Les propos publiés dans nos bulletins n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Reproduction libre en mentionnant les sources.

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 Révolution Bolivarienne N° 1 - Juin 2004.

 Révolution Bolivarienne N° 2 - Juillet 2004.

 Révolution Bolivarienne N° 3 - Août 2004.

 Révolution Bolivarienne N° 4 - Septembre-Octobre 2004.

 Révolution Bolivarienne N° 5 - Novembre 2004.

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Toute manifestation à Cuba (ou à Miami, d’ailleurs) qui ne commence pas par "Abajo el bloqueo" (quoi qu’on dise ensuite) est une escroquerie ou une croisade de fous. Et brandir un drapeau états-unien à Cuba, c’est comme brandir un drapeau israélien à Gaza.

Viktor Dedaj

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