Project Syndicate, septembre 2007.
La hausse inexorable des dépenses de santé dans le monde sera-t-elle un jour un enjeu majeur pour le capitalisme contemporain ? Je suis d’avis que, dans un avenir relativement proche, le soutien moral, social et politique en faveur du capitalisme sera sérieusement mis à l’épreuve par l’augmentation constante des coûts de systèmes de santé qui se veulent égalitaires.
La hausse des revenus, le vieillissement de la population et les nouvelles technologies permettant de prolonger la vie et d’en améliorer la qualité, ont entraîné une hausse des dépenses de santé de 3,5 % supérieure à celle de l’ensemble des revenus aux Etats-Unis depuis plusieurs dizaines d’années. Certains économistes de premier plan prévoient que ces dépenses, qui représentent déja 16 % de l’économie américaine, atteindront 30 % du PIB vers 2030, voir 50 % un peu plus tard. D’autres pays à revenus élevés ou intermédiaires, qui dépensent aujourd’hui environ la moitié, ne tarderont pas à se retrouver dans la même situation.
Certains pays, notamment en Europe, ont partiellement épargné cette augmentation à leurs citoyens en profitant des progrès technologiques des Etats-Unis. Mais un jour ou l’autre ils seront confrontés aux mêmes problèmes.
Après tout, le début du XXIe siècle a sonné la fin de toutes les autres idéologies, le capitalisme brut de la Chine exerçant des pressions sur ses formes plus modérées, en Europe et ailleurs. Mais la santé suscite des sentiments radicalement différents.
Dans beaucoup de sociétés, les soins sont perçus comme un droit. Lorsque les dépenses de santé ne représentaient qu’un faible pourcentage des revenus - il y a 50 ans - la conception égalitaire de la santé était un luxe abordable, avec des coûts directs et indirects relativement modestes.
En revanche, si les dépenses de santé représentent un tiers du revenu national, le socialisme de la santé tourne au marxisme : à chacun selon ses besoins. Même le capitalisme autoritaire de la Chine pâtira un jour, quand ses populations rurales, dont l’accès à des médecins et à des hôpitaux est aujourd’hui limité, manifesteront enfin leur mécontentement.
On entend souvent parler de la hausse des dépenses de santé dans le contexte des prévisions budgétaires gouvernementales, les soins aux personnes âgées étant censées représenter une part majeure de l’augmentation dans les années à venir. Mais si l’on examine attentivement les prévisions du Congrès américain par exemple, il apparaît que le vieillissement de nos sociétés n’est pas le problème principal. La vraie question est de savoir si nous sommes prêts à offrir aux personnes âgées l’égalité d’accès à des techniques médicales toujours plus modernes et plus perfectionnées.
Les tensions actuelles seront exacerbées par une tendance qui se profile à l’horizon : l’importance croissance des soins personnalisés. Pour la plupart de l’histoire moderne, des précautions relativement peu onéreuses, telles que la fourniture d’eau potable et des campagnes de vaccinations, ont été le principal facteur d’allongement de l’espérance de vie. Mais cela est en train de changer.
Aujourd’hui, la chirurgie cardiaque contribue considérablement à l’allongement de la durée de vie dans beaucoup de pays riches. Des techniques sophistiquées de diagnostic comme la tomodensitométrie permettent de dépister beaucoup de cancers à un stade suffisamment précoce.
Certains chercheurs pensent que grâce à une meilleure compréhension du génome humain, les médecins pourront un jour prévoir l’apparition des pathologies 15 ou 20 ans en avance, et prescrire immédiatement un traitement préventif. (Certains experts estiment que vers la moitié du XXIe siècle nous vivrons facilement jusqu’à 110 ou 115 ans, avec des conséquences sur les autres conventions sociales, comme le mariage etc., que je n’approfondirai pas aujourd’hui).
Outre la réduction de la mortalité, les nouvelles techniques médicales ont des répercussions importantes sur la qualité de vie. Environ 250 000 arthroplasties de la hanche sont effectuées chaque année aux Etats-Unis. Les patients de moins de 60 ans prennent de l’importance dans ce contexte car les nouvelles prothèses sont compatibles avec un style de vie plus actif.(...)
En principe, l’usage des mécanismes du marché pour les soins de santé peut ralentir ou même inverser temporairement l’augmentation des dépenses. Mais l’amélioration de l’efficacité a ses limites. En dernière analyse, ont constate que les sociétés qui s’enrichissent dépensent une part toujours plus importante de leurs revenus pour les soins de santé, contrairement à la nourriture par exemple.
Les pressions financières stimulent aussi l’innovation, ce qui améliore le bien-être de tous à long terme, mais accentue les inégalités et les tensions à court terme.
Je ne suis pas opposé au capitalisme dans le domaine de la santé publique, mais je pense que ce système sera remis en question, bien plus que par exemple la mondialisation aujourd’hui. La plupart des pays n’incitent pas suffisament les patients et les prestataires à faire eux-mêmes des choix efficaces. Reste à savoir si les pressions que subissent actuellement les systèmes de santé inverseront la tendance actuelle à une économie de marché toujours plus libre, une part importante de l’économie revenant alors à un système plus socialiste. Certaines sociétés pourraient décider d’être "plutôt rouges que mortes" .
Kenneth Rogoff
Kenneth Rogoff enseigne l’économie et les politiques publiques à l’université de Harvard. Il a été économiste en chef du FMI.
Copyright : Project Syndicate, 2007.
– Traduit de l’anglais par Emmanuelle Fabre Turner
– Article reproduit avec l’ autorisation de Project Syndicate.
– Source : Project Syndicate www.project-syndicate.org
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