Politis, n°988, jeudi 7 février 2008.
Qu’appelle-t-on le « paradoxe néolibéral » et comment s’explique-t-il ?
Roland Pfefferkorn : Au moment où la polarisation sociale se renforce à travers la montée des inégalités sociales, le discours de classe, tel qu’il se déclinait jusqu’à la fin des années 1970, s’efface. Il y a plusieurs raisons à cela. Le noyau central de la classe ouvrière industrielle s’est effondré. La bourgeoisie et ses institutions défendent en permanence les intérêts de cette classe et imposent sa vision du monde. Et ce, d’autant plus que les liens entre les intellectuels et la gauche se sont fortement distendus et que de nouveaux discours et pratiques managériales se sont progressivement imposés. Ajoutons à ces transformations une difficulté sémantique réelle : longtemps, une confusion a été entretenue entre la « classe ouvrière » et la catégorie ouvrière au sens des catégories socioprofessionnelles de l’Insee. Or, cette classe ne s’est jamais limitée aux seuls ouvriers. Elle comprend la très grande majorité des salariés. C’est pourquoi il vaut mieux parler de « classe des travailleurs » ou de « classe laborieuse », à l’instar d’autres langues comme l’anglais ou l’allemand (working class, Arbeiterklasse). Certains discours de substitution se sont provisoirement imposés dans les années 1980-1990 du fait de ces transformations et de ces difficultés combinées à des changements plus « mythiques ». Ce sont notamment les thèses de la « moyennisation », de l’individualisation du social, de l’invisibilisation des classes ou, plus particulièrement en France, de l’exclusion.
Quels sont les facteurs qui vous permettent de constater un « retour des classes » ?
Les expressions « classe sociale », « classe ouvrière », « classe salariale », « classe laborieuse », ou d’autres, réapparaissent dans nombre de titres de livres ou d’articles. Le renouveau des conflits sociaux a conduit une part croissante de sociologues à (re)prendre au sérieux les analyses en termes de classes et à abandonner la rengaine de l’individualisation du social. Ce regain d’intérêt peut s’observer, avec certes des rythmes propres à chacun des États concernés, dans différents pays européens, en France, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, mais aussi aux États-Unis ou au Japon. Le développement à l’échelle internationale du mouvement altermondialiste et des forums sociaux ou l’implication de millions de salariés dans des mobilisations collectives, souvent prolongées témoignent aussi de ce regain de la conflictualité sociale. En France, la multiplication et la généralisation, début 2006, de manifestations rassemblant des jeunes scolarisés et des salariés contre le démantèlement du droit du travail en sont une belle illustration.
Tout en développant une mystique du rassemblement, il est clair qu’avec les lois votées au cours de l’été 2007, Nicolas Sarkozy et ceux qui sont rassemblés autour de lui alimentent l’actuelle lutte des classes. Par exemple en organisant de nouveaux transferts de richesses des couches salariées vers les fractions les plus aisées de la société, et singulièrement vers les propriétaires les plus fortunés. De nouvelles mesures vont encore accentuer les inégalités sociales. Il faut rappeler qu’au cours du quart de siècle écoulé, la part des salaires dans la répartition des richesses a déjà reculé de 10 points en faveur des profits, en passant de 70 % à 60 % du revenu national.
Dans quelle mesure les rapports sociaux de classes et de sexes sont-ils « entremêlés » ?
Longtemps, le regard des militants et des chercheurs s’est polarisé sur les seuls rapports de classes. La prise en compte du « sexe social » comme variable structurante est très récente. Dans la littérature sociologique, elle n’intervient pas avant les années 1970. Les transformations de la place des femmes et l’émergence du genre en tant que catégorie d’analyse ont bouleversé ce regard. La recherche sur les rapports sociaux de sexe se développe aujourd’hui dans les sciences sociales. Par ailleurs, les rapports de génération et les rapports de « racisation » sont également l’objet de davantage d’investigations depuis deux ou trois décennies. C’est, à mon sens, l’ensemble des rapports sociaux qu’il s’agit d’appréhender dans les enquêtes et recherches. En effet, les rapports sociaux ne se rencontrent pas à l’état pur, ils ne sont pas simplement juxtaposés : les rapports de classes s’entremêlent avec les rapports de sexes, de racisation ou de génération. La structure sociale peut être appréhendée comme un entrecroisement dynamique de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque aux autres.
Quels sont les défis que doit aujourd’hui relever une sociologie des rapports sociaux ?
Les défis ne manquent pas. Les analyses classicistes antérieures étaient insuffisantes. Il faut notamment prendre en compte les apports de la sociologie féministe et les transformations de la structure sociale : les modifications des contours et caractéristiques des différentes classes et fractions de classes, les transformations induites par la montée de l’activité professionnelle des femmes et les effets de la transnationalisation croissante des économies. La question de la subjectivité et de la conscience de classe mérite de ce point de vue une attention particulière, car elle est décisive pour le développement des mobilisations. Comment penser la façon dont les hommes et les femmes sont façonnés par les rapports sociaux suivant leur place dans les rapports de production, leur génération ou leur « race », et, dans un même mouvement, la façon dont ils peuvent construire collectivement, par leurs interactions permanentes, des marges de liberté et d’action leur permettant de déplacer ces mêmes rapports ?
Propos recueillis par Michel Husson.
Les rapports sociaux revisités
Les classes sociales sont-elles solubles dans le néolibéralisme ? Tel est le fil directeur de la première partie de cet ouvrage important de Roland Pfefferkorn (Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classes, rapports de sexes, Roland Pfefferkorn, éditions La Dispute, 412 p., 25 euros.), qui s’ouvre sur une histoire des représentations des rapports sociaux pour déboucher sur un paradoxe, celui du tournant néolibéral.En effet, comment expliquer que la montée des inégalités depuis le début des années 1980 s’accompagne d’une dilution, voire d’une occultation, de la notion de classe ? Pour y répondre, l’auteur discute les figures nouvelles de la sociologie, par exemple l’exclusion, le lien social (ou la « multitude »).
Cet examen critique des « discours de substitution » conduit à une hypothèse selon laquelle l’offensive néolibérale tous azimuts travaille à un « retour des classes ». Mais le projet du livre ne s’arrête pas là . Il cherche aussi à articuler rapports de classes et rapports de sexes conçus comme « entremêlés » dans leurs « antagonismes ». Après avoir présenté les apports conceptuels des sociologues féministes, cette seconde partie analyse les inégalités hommes-femmes, en soulignant à la fois les transformations et les obstacles persistants. « Pas de sexe sans classe, ni de classe asexuée », telle est la conclusion de cette belle invitation à penser dans un même mouvement la dynamique des classes et l’oppression spécifique des femmes.
Michel Husson
– Source : Hussonet, site de Michel Husson, économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ Etat social", La Découverte.