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Peurs et angoisses en politique - A propos de Davos

Le néolibéralisme ne cherche ni à convaincre ni à persuader l’électeur, mais bien à séduire un consommateur désarmé face à une crise tentaculaire dont les modalités plus ou moins apparentes lui échappent largement. Il s’en remet aux histoires de grand-mère rebaptisées « story-telling » ou, plus simplement encore, à la stratégie du bouc émissaire, musulman pour la circonstance.

Afin de convaincre, il faut exposer les vraies raisons pour lesquelles un renouveau politique est urgent. La crise actuelle n’est pas simplement économique, énergétique ou écologique ; c’est une crise terminale. Le système néolibéral – la « démocratie de marché » – n’y survivra pas, il se métamorphosera en une forme de totalitarisme dont la silhouette se dessine clairement dans les pays atlantistes. (1) L’espèce humaine pourrait elle-même s’éteindre : si on en croit l’expertise des biologistes qui cherchent à comprendre l’impact du réchauffement climatique sur l’évolution de l’habitat humain, on serait en effet à quinze ans à peine de l’effondrement définitif. (2) Même si les scientifiques peuvent se tromper, ce qui est fréquent, une nouvelle application du pari de Pascal s’impose : ou bien, comme tout le laisse supposer, les prévisions les plus optimistes indiquent qu’il faut agir maintenant ou jamais ; ou bien, comme on ne peut s’empêcher de l’espérer, le climat se stabilisera et toutes les actions entreprises dans l’urgence pour dépasser l’anthropocène n’auront fait qu’accélérer un changement politique qui s’imposait pour mille autres raisons.

Afin de persuader, tout nouveau mouvement politique - qu’il s’agisse d’un changement de posture individuelle ou de la création d’un parti ayant pignon sur rue - doit (i) prendre acte de la rationalité froide de la crise terminale, (ii) démonter la logique néolibérale, (iii) proposer une vraie politique de reconstruction.

Une prise de position courageuse est donc nécessaire. À ce moment-ci de l’histoire de l’humanité, il n’est malheureusement plus vrai que la peur soit mauvaise conseillère. En tout cas, la différence clinique fondamentale entre angoisse et peur doit venir relativiser les choses. L’angoisse naît lorsque la menace réelle n’est pas identifiée ou qu’elle est le produit de processus intrapsychiques et qu’aucune issue ne semble possible ; elle conduit à la stupeur, à la paralysie et à la mort. Pour sa part, la peur est un sentiment positif lié à l’identification de la menace et à la praticabilité de l’issue, soit, typiquement, la fuite ou la lutte. (3)

Or, de fait, le néolibéralisme fin de siècle colmate ses brèches idéologiques par l’angoisse. On ne gouverne plus dans l’enthousiasme d’un projet mobilisateur ou même en gérant les crises avec quelque souci de transparence, quitte à infantiliser encore plus les électeurs. On gouverne par la terreur, par l’angoisse, par la double-pensée (Orwell).

Le monde politique, s’il devait renaître de ses cendres, ne pourrait éviter de rendre claires et distinctes les menaces auxquelles nous sommes collectivement soumis et les mesures à prendre pour les éteindre – surtout si elles sont douloureuses.

De ce point de vue, il est particulièrement utile de se poser la question miroir de la nature des peurs et des angoisses de l’oligarchie. La neuvième édition du rapport du World Economic Forum de Davos, intitulé Global Risks 2014 (4), peut nous éclairer à cet égard. Ce genre d’étude rédigée pour les « happy few » mais destinée à être diffusée est toujours présentée de la même manière : les « investisseurs » ont horreur des risques ; pour eux il est crucial d’estimer la probabilité de tous les événements qui pourraient altérer, ou au contraire améliorer, la profitabilité de leur vertueuse entreprise. Comme les investisseurs et leurs lieutenants sont très bien informés (le réel, le vrai, est économique), la lecture d’un tel rapport donne une idée de ce que le système reconnaît lui-même comme étant en faillite et de ce que les experts croient (à tort ou à raison) menacé. C’est la raison pour laquelle il est plus salutaire de lire le Financial Times que l’Humanité, Chomsky ne dit rien d’autre depuis cinquante ans.

La première chose à faire est toutefois de reconsidérer cette aversion officielle pour les risques. Seuls les tout petits acteurs économiques s’inquiètent vraiment des risques qu’ils prennent et plus encore des risques qu’ils pourraient prendre ; les très gros investisseurs ne voient dans les turbulences économiques que des opportunités à saisir. On connait le miracle de la libre entreprise qui, face à l’adversité, peut réagir au quart de tour et créer encore plus de richesses. Les spéculateurs, quand à eux, font de l’incertitude leur fonds de commerce et ils ne risquent pas de se plaindre en la matière.

Il n’en demeure pas moins vrai que le climat général des affaires constitue un facteur décisionnel clef dans l’orientation des politiques d’investissement et des politiques tout court. S’il faut s’attendre, comme c’est le cas, à un effondrement définitif du système bancaire, la gestion des avoirs doit faire preuve d’une prudence redoublée. Si les prix des matières premières, et tout particulièrement de l’énergie, deviennent extrêmement volatiles, certains placements s’imposent plutôt que d’autres. Si l’altération du climat s’avérait définitivement incontrôlable, on pourrait en déduire des priorités géopolitiques claires, et ainsi de suite.

Fort curieusement, le rapport se donne les apparences d’une étude scientifique « dure » alors qu’il ne s’agit que de l’habile mise en forme des résultats d’une enquête d’opinion sophistiquée (« Global Risks Perception Survey ») menée auprès des membres du réseau Davos (72,3 pc d’hommes ; 78,2 pc des sondés sont âgés de plus de 30 ans). Le sondage porte sur les risques globaux, pas sur les tendances ou les vulnérabilités actuelles : le risque, tel qu’il est ici défini, ne constitue qu’un futur possible tandis qu’une tendance est déjà bien ancrée dans le système. L’intérêt de l’étude (qui de fait brise ce clivage définitionnel) se trouve donc très précisément au niveau de la découverte de l’humeur de l’oligarchie. Bien sûr, cette humeur est atmosphérique : d’une part, les circonstances concrètes du moment l’influencent ; d’autre part, les croyances elles-mêmes déterminent les futurs possibles.

Le rapport n’avance pas de prévisions à proprement parler, mais propose une analyse (qui se veut exhaustive) des risques systémiques globaux, chacun de ceux-ci étant assorti d’une probabilité à se produire dans le court terme (dix ans). Les lecteurs pressés peuvent se contenter de méditer les graphiques qui sont mis en exergue et de lire l’ « Executive Summary ». Le pire qui puisse arriver serait une crise fiscale profonde dans les pays du premier monde (« Fiscal crises in key economies »), crise indissociable du niveau de chômage, qui n’est pas sans rappeler celui des années trente (« Structurally high unemployment / underemployment »). En clair : plusieurs États, déjà menacés de banqueroute, pourraient faire défaut. Très préoccupants sont également les risques liés à d’éventuelles régulations internationales ou de nationalisations… Le rapport 2013 (5) était plus assertif : le pire qui puisse arriver serait un krach bancaire (« Major systemic financial failure ») et sa haute probabilité (4,04/5), même sous-estimée, devrait donner à réfléchir. Le risque le plus probable (4,22/5), mais pas le plus grave, serait l’échec du rééquilibrage des finances publiques (« Chronic fiscal imbalances ») et le fossé qui se creuse entre les riches et les pauvres (« Severe income disparity »). Sauf erreur, l’estimation de ces risques est stable depuis l’édition de 2011 (qui travaillait avec la même marge de dix années).

Peu importent les détails et les quantifications, ils ne permettent pas de vrai débat d’idées. Notons quand même que la manipulation des probabilités et des statistiques (elle-même largement subjective dès que l’on quitte les sciences dures) se prête à bien des interprétations. La première étant sans doute celle-ci : lorsque les spécialistes établissent, par exemple, que probabilité de la fusion du cœur d’un réacteur électronucléaire donné est de une occurrence tous les 30 000 ans (6), tout le monde comprend, et les médias reprennent en chœur, parfois même explicitement, que cela veux dire qu’on devrait être tranquille pour 29 999 ans – alors que l’événement pourrait très bien avoir lieu demain matin, dès potron-minet, sans que cela ne remette aucunement en cause le modèle théorique et donc l’expertise de l’expert…

Plus intéressante est la différence qu’on peut faire ici aussi entre les peurs et les angoisses. Les peurs des oligarques sont, comme dans toute scène de prédation, le moteur de l’action. Aucune des probabilités qui sont manipulées ne sont vraiment funestes au sens où, répétons-le, quelle que soit l’ampleur de la catastrophe, celui qui tirera son épingle du jeu en sortira plus puissant que jamais (tandis que le bien commun en découlera nécessairement).

De toute évidence, l’oligarchie n’éprouve aucune difficulté à penser la crise globale systémique en terme de résilience, mais elle ne peut pas pour autant concevoir une crise terminale. L’angoisse des « élites », comme on a malheureusement pris l’habitude de les appeler, correspond bien à ce que la clinique des névroses nous apprend : le sujet est (temporairement) paralysé par une menace diffuse qui est pressentie mais pas perçue, qui est palpable mais pas identifiable. Quelque chose se dessine dans le brouillard : est-ce un bus ? un ours ? un syndicaliste affamé ? Le rapport le nomme du bout des lèvres : l’imminence de troubles sociaux graves (« social unrest ») et le syndrome de la génération perdue (« generation lost ») frappant tous ces jeunes gens qui, diplômés ou non, ne trouvent aucun emploi salarié et même aucune occasion d’exercer plus ou moins bénévolement leurs talents. Il n’y a simplement plus de travail (7) et donc plus d’espoir de vivre une vie digne.

La possibilité de troubles sociaux est angoissante car elle se fait insistante tout en demeurant largement invisible dans le premier monde (il faudrait écrire : dans le premier monde du premier monde). La coupe est pleine depuis longtemps mais elle semble toujours accepter la percolation de gouttes de fiel supplémentaires. Pourtant, chacun sait que cela ne durera plus longtemps. L’incertitude est sourde, insistante, handicapante, et rien ne peut être fait, dans le cadre idéologique actuel, pour l’apaiser. Même le retour de la guillotine hante déjà un certain imaginaire populaire. En pareil cadre, il est à craindre que « business as usual » ne veuille plus rien dire du tout.

Comment cette possibilité est-elle conceptualisée ici ? Il ne s’agirait pas à proprement parler d’un mouvement révolutionnaire, inconcevable dans un milieu qui travaille à la conjonction des dystopies d’Huxley et d’Orwell, mais d’un mouvement de panique, totalement injustifié si ce n’est par la bêtise populaire. Si on reconnaît plus ou moins facilement les crises paniques (dans lesquelles, justement, l’angoisse s’exprime somatiquement), on ne sait généralement que faire. En science économique, le traitement est plus direct : « shopping as usual » (dixit Bush après le 11 Septembre).

Tant que le peuple a confiance dans les institutions, le changement politique est aux abonnés absents. Que cette confiance disparaisse et tout devient possible. A posteriori, on pourra identifier les étapes, les incréments, les lignes rouges qu’il aurait fallu ne pas franchir. A priori, la seule chose qui est sûre est que le changement se produit abruptement, à l’improviste, sans qu’il ne soit même voulu. Mais lorsque tout bascule, si le peuple ne dispose pas d’un grand récit plus ou moins utopique pour orienter ses énergies, rien n’empêche la violence de la réaction et tous les acquis sont perdus. (8) C’est la tragédie de Mai 68.

En conclusion, la tâche politique est double : convaincre l’électeur de la particulière gravité de l’instant présent et le persuader de la viabilité d’une utopie humaniste centenaire qu’il suffirait de rafraîchir pour qu’elle soit opérationnelle. Surtout, on n’oubliera pas que le vrai changement se produit avant de se comprendre. Les psychothérapeutes dignes de ce nom le savent depuis longtemps ; il reste à espérer que les politiques s’en apercevront dans les meilleurs délais :

« L’expérience qui est proposée est étrange parce qu’elle se dirait dans des expressions absurdes : “Emprunter un chemin que vous ne connaissez pas pour aboutir en un lieu que vous ignorez pour y faire quelque chose dont vous êtes incapable.” (9) »

Michel Weber

Philosophe ; dernier ouvrage paru : De quelle révolution avons-nous besoin ?, Paris, Éditions Sang de la Terre, 2013.

(1) Jean‐Claude Paye, La fin de l’État de droit. La lutte antiterroriste : de l’état d’exception à la dictature, Paris, Éditions La Dispute, 2004

(2) Guy R. McPherson, Walking Away from Empire : A Personal Journey, Baltimore, Maryland, PublishAmerica, 2011. Cf. https://www.academia.edu/5419144/_Le_changement_climatique_est_politique_2013_

(3) On trouve chez Jacques Lacan quelques belles pages sur l’angoisse (Le Séminaire. Livre X, L’angoisse (1962–1963), p. 53 ; cf. pp. 91 sq.) mais rien ne remplace la simplicité du dispositif expérimental de Laborit https://www.youtube.com/watch?v=hD7lMDXDvt8

(4) Global Risks 2014. Ninth Edition, World Economic Forum in collaboration with : Marsh & McLennan Companies, Swiss Re, Zurich Insurance Group, National University of Singapore, Oxford Martin School, University of Oxford, Wharton Risk Management and Decision Processes Center, University of Pennsylvania.

(5) Lee Howell (World Economic Forum, Editor in Chief), Global Risks 2013. Eighth Edition. An Initiative of the Risk Response Network, World Economic Forum, in collaboration with : Marsh & McLennan Companies, National University of Singapore, Oxford Martin School, University of Oxford, Swiss Reinsurance Company, Wharton Center for Risk Management, University of Pennsylvania.

(6) Deutsche Risikostudie Kernkraftwerke. Fachband 5. Untersuchung von Kernschmelzunfällen, TÜV Rheinland, 1980.

(7) Paul Jorion, « Pourquoi le travail et l’emploi vont disparaître », Le Figaro, 15/01/2014 ; http://www.lefigaro.fr/emploi/2014/01/15/09005‐20140115ARTFIG00399‐pourquoi‐le‐travail‐et‐l‐emploi‐vont‐disparaitre.php

(8) Chris Hedges (« Our Invisible Revolution », Truthdig, Dec. 2013 ;
http://www.truthdig.com/report/item/our_invisible_revolution_20131028/), se
référant à un essai de Alexander (Sasha) Berkman (1870–1936), « The idea is the thing ». Cf. https://www.academia.edu/3581198/De_quelle_revolution_avonsnous_besoin_

(9) François Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Paris, Éditions Odile Jacob, 2006, p. 67.


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