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En Espagne, la confusion entre exécutif et judiciaire est totale

Après la campagne électorale. Impressions d’Espagne

« Victoire des socialistes de Pedro Sánchez » : c’était l ’analyse des élections du 10 novembre en Espagne selon France Info ; c’était court, mais tout faux : les partisans du PSOE de Sánchez ne sont pas socialistes et le PSOE n’a pas gagné.

Sánchez avait voulu de nouvelles élections pour renforcer ses positions, au lieu de quoi, il perd trois députés et rend le pays encore plus ingouvernable. Du reste, qui a gagné ? Tous les partis espagnols (sauf Podemos, qui reste dans l’ambiguïté, ni pour ni contre, bien au contraire) ont déclaré la guerre aux Catalans et ont transformé la campagne en une surenchère de menaces contre eux,reprenant les idées et la phraséologie franquistes. Cette guerre implique une dérive de la démocratie, qui ne concerne pas seulement la Catalogne, mais entraîne l’Espagne tout entière vers un régime de plus en plus autoritaire. Il semble que, hormis Vox, tout le monde a perdu.
Mais il serait illusoire, faussement rassurant, de rendre responsable de cette situation le nouveau parti d’extrême-droite Vox. La stratégie de la haine contre la Catalogne remonte à la fin du siècle dernier, (bien avant la déclaration d’indépendance de la Catalogne, le 1er octobre 2017), et a été lancée de deux côtés à la fois : depuis le PP et depuis les « Socialistes ».

Après le long règne socialiste de Felipe González, José María Aznar a décidé de reconquérir le pouvoir en unissant les Espagnols contre les Catalans. Son discours de haine lui a bien permis de gagner les élections en 1996, mais, paradoxalement, il n’a pu former de gouvernement qu’avec l’appui de Jordi Pujol, leader de CIU, le parti catalaniste de droite qui dirigeait alors la Catalogne. Par contre, en 2000, il obtenait la majorité absolue et n’avait plus aucune raison de mettre en sourdine la stratégie anti-catalane, poursuivie ensuite par Mariano Rajoy sous le nouveau gouvernement socialiste de Zapatero, qui avait promis aux Catalans de promulguer le nouveau Statut de Catalogne, négocié avec le gouvernement de Madrid, voté par les Catalans en 2006, mais jamais ratifié par Madrid.

Pendant ce temps, une nouvelle génération de militants du PSC, le Parti Socialiste de Catalogne, avait mis en route une stratégie géniale pour chasser du pouvoir les catalanistes : ceux qu’on a appelés les « capitaines », issus surtout de la ceinture industrielle et immigrée de Barcelone, (il s’agit d’immigrés espagnols,massivement installés là depuis les années 50-70), ont décidé de gagner les votes de ce secteur en attaquant les Catalans. Dès 1994, ils prirent le pouvoir au sein du PSC, marginalisant de plus en plus l’aile catalaniste, et réduisant le PSC à une situation de vassalité à l’égard du PSOE, qui se traduisit en 2000 par l’arrivée au pouvoir du premier (et jusqu’à présent seul) Président de la Generalitat (le gouvernement catalan) d’origine non catalane, José Montilla, qui inaugura une politique anti-catalane. Mais les Capitaines avaient ainsi joué les apprentis-sorciers : en réveillant et en rendant acceptable à gauche la haine anti-catalane, ils oubliaient une loi constante, celle qui veut qu’on préfère s’adresser à Dieu qu’à ses saints, et, donc, aux partis d’ADN nationaliste et xénophobe, le PP et, maintenant, Vox, plutôt qu’au PSOE.

Aussi cette campagne électorale a-t-elle vu droite et « gauche » espagnoles rivaliser d’extrémisme anti-catalan, mais, à ce jeu, ce sont les plus extrémistes qui ont gagné : Vox a plus que doublé son score des élections précédentes, en avril dernier.

Cette stratégie s’est traduite en particulier par un véritable harcèlement judiciaire, qui a fini par faire perdre la tête à Pedro Sánchez : tous les partis et institutions espagnols semblent être à l’affût de la moindre déclaration d’un parti, d’une organisation, d’un responsable catalan, pour trouver le moindre prétexte de dénonciation devant les tribunaux. C’est une véritable censure qui s’est ainsi instaurée. Ainsi, Elisenda Palluzie, Présidente de l’ANC (Assemblée Nationale Catalane), une institution de la société civile, a commenté les désordres qui avaient marqué les protestations contre le verdict du Tribunal Suprême contre les responsables du Référendum sur l’indépendance du 1er octobre 2017
en disant qu’ils contribuaient à « rendre visible le conflit » (entre Madrid et la Catalogne) sur le plan international : ce qui était une analyse objective de la situation a été dénoncé devant les tribunaux en tant que délit de « haine » et d’incitation à la violence. Qu’il soit illégal de faire des analyses défavorables au gouvernement, c’est la marque d’un régime totalitaire.

Autre exemple : Polònia est une émission phare de TV3, la chaîne nationale catalane ; chaque semaine, elle passe en revue l’actualité politique sur un mode satirique. Le 24 octobre, elle réagissait aux violences des Mossos d’Esquadra (la police catalane, reprise en main par Madrid à la suite du Référendum du 1er octobre), dans la répression des manifestations contre le verdict du Tribunal Suprême, par une parodie d’une chanson du groupe les Manel , « Boy Band », devenu « Poli Band », où elle faisait un jeu de mots entre « Mossos » (police) et « gossos » (chiens) : le Ministère Public (espagnol) a déposé plainte pour incitation à la haine et injures à l’égard de la Police, non seulement contre Polònia, mais même contre les Manel : apparemment, le Ministère Public ne s’était pas rendu compte que le rôle des membres du groupe était joué par des acteurs déguisés de Polònia ! Ce serait grotesque, si ce n’était pas aussi effrayant. Dans les années 90, Polònia avait pu se moquer sans problème de la Ministre de l’Intérieur catalane Montserrat Tura, en faisant un jeu de mots entre « Mossos de Tura » (les hommes de Tura) et « gossos d’atura » (chiens de bergers) : la situation de la liberté d’expression a bien changé depuis.

Mais le plus inquiétant, c’est les propos de Pedro Sánchez le 5 novembre,au cours du débat électoral entre tous les grands partis espagnols, se vantant qu’il ferait extrader Carles Puigdemont(Président de la Generalitat lors du Référendum) pour qu’il soit jugé : « De qui dépend le Ministère Public ? », demande-t-il. « Du Gouvernement espagnol ? » suggère un journaliste. « Exactement », confirme Sánchez. Devant la levée de boucliers des juges d’instruction, il a rectifié, mais on ne peut pas mettre sur le compte d’un simple lapsus dû à la fatigue l’ignorance d’un dogme fondamental de la démocratie, la séparation des pouvoirs, surtout quand la vice-présidente du Conseil, Calmen Calvo, menaçait de prendre des mesures contre la Belgique si elle n’acceptait pas d’extrader Puigdemont ! Il faut remarquer que c’est pour le même type de délit (intervention de l’exécutif auprès d’un pays étranger, l’Ukraine, pour faire poursuivre un adversaire politique) que les Démocrates usaméricains ont lancé une procédure d’impeachment contre Trump .

En Espagne, la confusion entre exécutif et judiciaire est totale : encore un garde-fou contre le totalitarisme qui saute ! On peut en ajouter un troisième : au lieu d’incarner l’unité de l’Etat espagnol, le Roi est devenu un facteur de division : comme les institutions judiciaires, il prend parti contre la Catalogne, dans la ligne de son discours du 3 octobre où il justifiait toutes les violences policières lors du référendum, et l’application de l’article 155 (qui remettait en cause l’autonomie de la Catalogne).

L’Espagne n’a-t-elle donc aucun problème (pas de crise économique, pas de chômage, pas de pauvreté de masse, des jeunes bien intégrés au marché du travail, confiants dans l’avenir, ce qui assure une démographie dynamique, un système éducatif et de santé performant ...) qu’elle se focalise ainsi sur les Catalans ? Au contraire, cette guerre est le symptôme d’un mal si profond que les responsables politiques espagnols ont renoncé à faire la moindre proposition : taper sur les Catalans suffit à leur rapporter des votes, inutile donc d’avoir une vision d’homme d’Etat. L’Espagne noire, impériale, est de retour : ne se consolant toujours pas d’avoir perdu leur empire (il n’en reste que les confetti des Canaries), les Espagnols veulent du moins régner despotiquement sur la dernière colonie : la Catalogne. Malgré les résultats de ces élections pour rien, Sánchez va peut-être bricoler un nouveau gouvernement ; mais l’avenir de l’Espagne est sombre.

Rosa LLORENS

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COMMENTAIRES  

13/11/2019 13:34 par jo nice

Un peu bizzar l’angle de cette article... En quoi c’est un problème qu’un non catalan "de souche" soit élu ? c’est marrant de voir des gens de gauche vomir le nationalisme français et applaudir l’ethno_regionalisme catalan.

13/11/2019 16:14 par Claude

Diviser pour mieux régner,
Il faut arrêter avec les indépendantistes, ci cela continu il nous faudra un passeport pour chaque région.
Je suis allé en catalogne pour découvrir cette partie de l’Espagne (mon pays natal), a plusieurs reprise je me suis exprimé en castillan on me répondait en catalan ?
Comment ne pas les prendre en grippe !

13/11/2019 18:13 par T 34

Polònia est une émission phare de TV3, la chaîne nationale catalane ; chaque semaine, elle passe en revue l’actualité politique sur un mode satirique. Le 24 octobre, elle réagissait aux violences des Mossos d’Esquadra (la police catalane, reprise en main par Madrid à la suite du Référendum du 1er octobre), dans la répression des manifestations contre le verdict du Tribunal Suprême, par une parodie d’une chanson du groupe les Manel , « Boy Band », devenu « Poli Band », où elle faisait un jeu de mots entre « Mossos » (police) et « gossos » (chiens) : le Ministère Public (espagnol) a déposé plainte pour incitation à la haine et injures à l’égard de la Police

Voici le sketch en question.

Podemos qui s’allie avec le PSOE cela va continuer à décrédibilisé Podemos. Que les partis bourgeois espagnols n’arrivent pas a former de gouvernement ne change rien pour le peuple c’est toujours exploitation et répression. Et ça continuera jusqu’à ce que le régime change.

13/11/2019 18:46 par babelouest

@ Claude
L’Espagne n’a rien à voir avec la France : c’est une fédération, comme l’Allemagne, comme l’Italie... les questions de langues régionales y sont donc normales.

En France il n’y a qu’UN seul drapeau, une seule langue officielle, un seul territoire même si certains tentent de diviser autant qu’ils le peuvent. Quant aux régions, leur découpage est si aberrant que les citoyens ne s’y sentent pas concernés.

14/11/2019 11:53 par Claude

@Babelouest
Merci pour l’information, mais il se trouve pour avoir une cousine dans un ministère, que cette région a toujours eu plus d’avantages
que d’autres régions d’Espagne quelque soi le régime.
D’autre part ils doivent traduire les documents nationaux officiels dans les différentes langues. (augmentation de la bureaucratie)
Ce qui entraine pour une majorité d’Espagnols de différentes sensibilités politiques une colère contre cette minorité.
Personnellement j’estime que leur attitude au lieu de nous unir va augmenter les tensions graves a leur encontre.
Ce qui est regrettable
Ci dessus il est difficile de tout exposer sur la complexité et les coutumes entretenues pour mieux diviser le peuple Espagnol.

14/11/2019 16:57 par Rosa Llorens

"Quel que soit le régime" ! Claude oublie les 40 ans de franquisme où le catalan était interdit et la Catalogne triplement punie, comme républicaine, comme "rouge" et comme catalane. En outre, il y a 2 autonomies qui sont vraiment avantagées sur le plan fiscal (elles ont un régime spécial), c’est le Pays Basque et la Navarre ; sans compter Madrid, qui, au lieu de redistribuer l’argent récolté dans les autonomies, spécule et se livre à une corruption toujours impunie. Si les Espagnols n’aiment pas les Catalans, c’est surtout parce qu’ils parlent catalan ; pour les apaiser, il faudrait donc que les Catalans renoncent à leur langue, leur histoire, leur culture, leur identité - c’est ce que voulait le régime franquiste.

16/11/2019 07:23 par alain harrison

Bonjour.

Cet article et les commentaires nous renvois aux contradictions (qui couvent, qui se manifestent ou qui éclatent) de chaque Pays.
Et qu’il est impérieux de bien choisir les combats à mener qui peuvent rassembler au-delà de ces contradictions.
La haine contre une langue est aussi raciste que contre une religion ou couleur.
D’ailleurs le système de classe (moyenne, pauvre, riche..) renferme en lui-même le racisme, mais déguisé en quelque sorte.
Comment dire, pour un début de commencement d’union dans le peuple ?

Sortir de l’ambiguïté autochtone : une suggestion
Publié le 23/11/2015 par Jean-François Lisée

« « Bref, irrésolue, la question autochtone constitue le principal obstacle à une transition négociée vers la souveraineté et le plus beau prétexte d’un gouvernement canadien qui voudrait faire dérailler le processus sous des allures de grand seigneur.
Penser le découplage
Je crois qu’il existe une approche à la fois respectueuse des autochtones, qui facilite le passage à la souveraineté […]. C’est l’approche du découplage des deux questions : la question de la souveraineté et la question autochtone. » »

http://jflisee.org/sortir-de-lambiguite-autochtone-une-suggestion/#comment-18282

Un texte qui donne à penser que le découplage serait la clef pour rassembler le peuple autour d’enjeux qui ont des effets perturbateurs sur l’ensemble du pays. Par exemple la délinquance et le crime organisé sont assis sur les facteurs de pauvreté matérielle, intellectuelle et émotionnelle (cette dimension est de plus en plus considérer), que les gouvernements, axé sur les équilibres financiers et d’ordre idéologique priorisé, n’ont pu venir à bout de cette problématique, pas plus que le problème des urgences (système de santé) ou autres, par définition de leur fonction au sein d’un système qui depuis les années 80 se défini lui-même comme pensée unique (no alternative) et sa théorie du ruissellement capitaliste remplaçant l’état-providence (voir la révolution tranquille qui par certains côtés s’apparente à différents aspects du programme du CNR d’après guerre, dont la couverture sociale __ l’assurance chômage, l’accès au système publique de santé et d’éducation et sa laïcisation).
Pourtant, malgré les avancés de la révolution tranquille ou du programme du CNR, la classe moyenne, au lieu de maintenir le cap, a succombé à ses propres intérêts de telle sorte, qu’aujourd’hui la classe moyenne est dans le collimateur de la finance qui a pris en charge les politiques économiques par ses institutions mondialisées extra-nationaux.
Ce qui arrive à la Bolivie n’est qu’une nouvelle étape dans l’hégémonie du Capital. Le Capital a un nouveau serviteur en Chine ?
La géopolitique est et a toujours été la justification guerrière. Aujourd’hui, son arsenal s’élargie, l’économie, les médiats, les technologies en sont quelques armes de plus.
Il est remarquable comment nous réussissons à défaire toute solution et leur potentiel de changement.
Même les moyens qui ont le potentiel d’y arriver.

L’erreur par rapport à Marx, est de penser que le Capitalisme se détruira par lui-même. Les croyants pensent que Jésus viendra la journée où Israël sera réunie. Le communisme pensait se débarrasser du dogme, alors même qu’il en invoquait un autre.

Krishnamurti : erreur de perception.

20/11/2019 12:36 par Symbiosis

Ce qui se passe en Espagne est ubuesque et dangereux. L’indépendantisme catalan n’en est pas un, puisqu’il a la volonté de changer de suzerain, passant ainsi de Madrid à Bruxelles. Madrid étant déjà sous la chape de plomb de Bruxelles, je ne vois pas bien le but de l’opération.
Ou plutôt si, quand on sait que Sanchez et Soros se sont rencontrés à trois reprises cette année.
L’Espagne sera le premier pays à être démantelé par la ploutocratie compradore globalitaire par les bons soins de l’Open Society qui gère la transition sur le terrain avec la complicité du PSOE et de Sanchez qui donnera bien sûr au monde le sentiment qu’il défend l’homogénéité du pays tout en complotant contre en arrière plan.
La régionalisation de l’UE et la disparition des États sont en cours de réalisation et déjà les groupuscules catalans français qui n’existaient pas il y a dix ans commencent à revendiquer leur autonomie également.
Je vis en Espagne, plus précisément en Andalousie, région éloignée de la Catalogne dans laquelle il règne une certaine résignation.
Par ailleurs, la famille royale, également corrompue au même titre que le PSOE, le PP et les autres partis politiques ne se prononce pas sur la situation, ce qui laisserait sous-entendre que malgré son manque de pouvoir de décision, ils se rendent par leur silence complices de cette fragmentation à venir.

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