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Réflexions sur les luttes

Michel Peyret
12 avril 2011

REFLEXIONS SUR LES LUTTES

Evelyne vient de me faire parvenir un texte qui relate une expérience de 10 années de soutien aux luttes.
Ci-dessous ma réaction à son texte, puis son texte lui-même

Merci pour votre texte, plutôt pour les idées de votre texte.

Dire mon accord ou mon désaccord n’aurait pas de sens. Vos idées expriment la réalité, elles sont la réalité, elles sont donc aussi la vérité.

Elles sont aussi la réalité et la vérité parce qu’elles en expriment les contradictions. Tout n’est pas blanc ou noir, des aspects opposés existent dans la même réalité.

Cela se retrouve dans la diversité, la complémentarité des idées, voire dans l’opposition des idées et leur confrontation. Cette diversité, sa prise en compte, est indispensable pour pouvoir rendre compte de la réalité.

Il convient en conséquence, c’est du moins mon opinion, que cette diversité puisse s’exprimer, il convient de trouver les formes pour qu’elle puisse s’exprimer.

Les organisations politiques et syndicales, que je ne confond pas, elles ont leurs rôles respectifs, ne peuvent exprimer, ou refléter cette diversité.

Chacune exprime plutôt un aspect de cette diversité, selon les choix, les orientations, qu’elle s’est fixée. Souvent chacune obéit à une logique interne.

Et puis, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou involontairement, même si elles sont contre, elles sont dans l’Etat, elles sont dans le fonctionnement de l’Etat. Et l’Etat, c’est l’organisation d’un système, lequel est donc institutionnalisé, et chacune de ces organisations a sa place, qui lui est propre, dans cette institutionnalisation.

Vous dites par exemple : les syndicats existent, ils sont même incontournables, oui bien sûr. A leur façon, qui n’est donc pas la même, les partis aussi. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre, ils existent et, vous le dites aussi, ils peuvent jouer un rôle utile, mais vous parlez là plus particulièrement des syndicats.

Leur rôle n’est donc pas immuable, qu’est-ce qui l’est d’ailleurs, les aspects positifs peuvent prendre le dessus.

Les partis, eux, sont mal, il convient qu’ils s’interrogent sur ce que l’on appelle traditionnellement "abstention", mais qui peut prendre une autre qualification quand elle atteint une telle importance !

Je pense que ce n’est pas simplement une question "d’huile dans les rouages". Ce sont plutôt les rouages qu’il convient de changer !

Vous questionnez, mais vous avez déjà la réponse : pourquoi créer autre chose ? Ce n’est pas la concurrence, c’est plutôt la complémentarité. Et la nature, dit-on, a horreur du vide !

Dans les luttes, on voit en général apparaître une autre "structure", laquelle n’est pas "structurée" : c’est l’assemblée générale ! En général, tout le monde est là , les travailleurs bien sûr, ils ont droit à la parole, il faut en profiter, mais aussi les syndicats, et aussi les membres des partis quand il y en a.

Et là tout le monde peut s’exprimer. Et là on fait le tour de la situation, on ne peut ignorer les aspects contradictoires puisque l’on est en plein dans la contradiction, le patron, ou l’Etat-patron, d’un côté, les salariés de l’autre. La réalité, elle est là ; On pèse tout après avoir essayer de cerner tous les aspects de la réalité de la lutte et de son contexte...

Avec ces assemblées générales, on est en fait dans quelque chose d’autre, quelque chose d’une autre qualité que les organisations traditionnelles.

Là , les logiques d’appareil ne sont plus de mise. Là , c’est la réalité, la vérité qui s’expriment, chacun peut dire la part qui est la sienne. Et on vote, et c’est la majorité que décide !

Là , on est dans la démocratie, dans la démocratie vraie, la démocratie démocratique ! Une démocratie dite "directe", différente, sinon opposée à la démocratie dite "représentative".

Ce que vous dites, ce que vous faites, je le ressens comme cela, et cela s’inscrit dans cette tendance là d’un "plus", d’une nécessité nouvelle, d’une qualité nouvelle, presque d’un acquis nouveau.

Vous faites, entre autre, allusion à Marx. La première, ou l’une des premières organisations qu’il a créée s’appelait l’Association Internationale des Travailleurs.

L’Association, les travailleurs associés, il me semble qu’il y a quelque chose de plus qu’avec les partis ou syndicats "traditionnels". En tout cas, il me semble que l’on est dans une autre logique, et en tout cas plus dans une logique "étatiste".

Est-ce que c’est de cela qu’est porteur ce que vous dites et faites ? En tout cas, on ne doit pas en être très éloigné.
Dans l’histoire, à différents moments, ces formes "nouvelles" mais naturelles d’organisation ont existé, ont co-existé avec partis et syndicats : ce sont les comités ou conseils ouvriers.

Certains théoriciens ont théorisé à leur sujet. On les a appelés les "conseillistes".

En tout cas ces mouvements et ses formes d’organisation ont surgi dans la réalité, de la réalité, et sont restés dans la réalité avec la nécessité qui s’imposait à eux de la transformer.

Merci pour vos idées qui me permettent d’évoquer tout cela.
Cordialement,

un texte inspiré de dix ans d’expérience concrète de soutien aux luttes salariées
qui pourrait être collectif
et enrichi de lectures jouissives
pour susciter je l’espère des réactions..
Evelyne

Du soutien aux luttes

Evelyne Perrin1 avril 2011

Depuis 2000, de la grève des Mc Do de Strasbourg Saint-Denis à celle des femmes d’Arcade, en passant par les grèves et les luttes des salariés de l’hôtel Astor, des Frog, des cafés Ruc, de Quick,…etc, nous avons maintenant une longue expérience de soutien aux luttes des salariés et des syndicalistes contre les licenciements, la répression anti-syndicale, les cadences infernales, le mépris, les conditions de travail dégueulasses.

Qui sommes-nous ?

Des militants divers et variés, venus de partout, syndiqués ou non, de divers profils et sensibilités, qui sommes choqués des pratiques et violences exercées par les directions de boites opulentes et puissantes, et qui avec nos faibles forces, apportons notre appui aux salariés.

Nous ne vendons ni syndicat, ni parti, et nous nous fichons pas mal de l’appartenance à une boutique. Nous utilisons les syndicats dans la mesure du possible là où ils existent, et pour autant qu’ils veuillent bouger, et essayons de les pousser jusqu’au bout.

Nous tombons en amitié avec les salariés que nous défendons, dans un rapport de confiance et d’égalité, au plus près de leur lutte, et loin des idéologies. Ce qui importe n’est pas de faire prévaloir nos idées, nous ne croyons pas au grand soir, nous ne croyons qu’à l’action concrète, dans le monde réel, ici et maintenant.

Comme le dirait Badiou2 (avec qui nous sommes en désaccord sur sa vision d’un avenir radieux), il s’agit de tenir des points face à la tentative du capital de nous assujettir totalement à son service, et de les tenir jusqu’au bout.

Comme le dit Josep Rafanel y Orra3, «  on tient un point du réel qui devient l’exception à la règle universelle du monde divisé, et ce point du réel est l’affirmation locale de l’existence du seul monde où se déploie la politique. »

Et il poursuit : «  c’est un excès de proximité avec les choses qu’il faut cultiver », et il faut pour lui «  faire attention au singulier de toute expérimentation politique » (et Gianni se reconnaîtra bien là  !).

Aussi, «  les termes de la relation se construisent-ils avec la relation », et non pas selon une idéologie ou un projet révolutionnaires plaqués d’avance, ou encore moins dans le souci de recruter et de renforcer l’organisation.

Ne plus être seul

Le capitalisme nous divise. Avec hélas l’appui de l’idéologie républicaine qui a balayé tout ce qui faisait communauté (et qui en pourchasse encore toute forme de résilience, la dénonçant de «  communautarisme »), il nous veut des individus nus, «  libres », auto-déterminés, détachés de toute appartenance et de plus en plus assignés à se vendre et à s’auto-exploiter dans une concurrence généralisée de tous contre tous.

Tirant les leçons de ce mai 68 qui l’avait ébranlé, le capital a maintenant promu l’initiative et la créativité individuelle au travail sous la forme de la responsabilisation de chacun, de son évaluation permanente par rapport à des objectifs de préférence quantitatifs et de pure rentabilité financière, et ce des entreprises privées (de plus en plus sous la coupe de multinationales et des matchés financiers) aux entreprises ex ou encore publiques, en plein détricotage.

Ainsi sommes-nous sommés de n’être que des individus, de nous vendre, soit en tant que salariés, soit en tant que chômeurs, d’être toujours dans la valorisation de nous-mêmes, et de cultiver notre «  employabilité ». Nous sommes dits responsables de notre sort.

Toute attente de solidarité de la part de la société est décrite comme de l’ «  assistanat » (cf. attaque en cours contre le misérable RSA, pourtant devenu un outil de flicage extrême).

Enfin, pour couronner le tout, l’auto-entreprenariat est promu comme la solution d’avenir, et l’on voit, avec l’exemple du Portugal où ce système (là -bas appelé «  bons verts ») est allé le plus loin, comment les travaileurs soi-disant libres sont plus exploités que jamais, et ont perdu au passage toutes les garanties collectives de la protection sociale (Cf. la splendide révolte lancée le 12 mars 2011 à Lisbonne par quatre jeunes blogueurs, ni syndiqués, ni encartés, contre un gouvernement socialiste).

Ainsi, sur les lieux du travail, le capital exerce un art savant et très poussé à détruire toutes les possibilités de se retrouver à plusieurs, de se parler et d’élaborer des résistances collectives : instauration d’une mobilité permanente, destruction des collectifs de travail, suppression des temps de pause, entraves au travail des syndicalistes,…etc.

A cela s’ajoutent la généralisation de la précarité, la peur du chômage, le chantage à la délocalisation, qui font que le salarié est soumis à la peur, se replie sur lui, perd confiance en lui et en la lutte collective, tandis que les syndicats sont appelés - certains s’y prêtant volontiers - à devenir des agents de co-gestion du système, en échange de maigres contre-parties.

Il s’agit précisément de rompre cette solitude, cet enfermement, cette concurrence de tous contre tous, pour se parler à nouveau, et pour se rendre compte de notre commun asservissement, de notre commune humanité.

Nous découvrons alors à quel point nos expériences individuelles et traumatisantes au travail sont similaires, superposables.

Ainsi nous apercevons-nous que loin d’être divisés par les hiérarchies et assignations du capital, nous vivons tous dans un seul monde. Réécoutons Josep : «  Nous dirons qu’il n’y a un seul monde politique que contre le monde divisé imposé par l’Etat. La politique convoque le seul monde des opérations égalitaires à partir des mondes multiples de la différence.

"Nous dirons encore qu’il faudra construire les conditions d’une effectuation des opérations d’égalité. L’égalité est une question de construction de dispositifs qui en permettent l’effectivité. »

Car en effet, il s’agit bien dès lors, en réparant un tort individuel, de réparer un tort collectif, de réinstaurer un pouvoir collectif, une dignité. Et ainsi, au plus près du réel, de remettre en cause le pouvoir du capital sur nos vies.

Agir avec les syndicats

On nous dit toujours : «  Les syndicats existent. Pourquoi créer autre chose ? Vous leur faites du tort, de la concurrence ! »

Oui, les syndicats existent, ils sont même incontournables, et nous nous appuyons sur eux. Et nous cherchons à les pousser le plus loin, le plus longtemps possible, dans le soutien à nos camarades lorsque ceux-ci, bien souvent délégués syndicaux ou se présentant à des élections professionnelles, sont frappés.

Sur le rôle des syndicats et notre rapport à aux, on ne saurait généraliser, car nous avons rencontré tous les cas de figure :

 le soutien franc et massif, durable : rare ; il peut aller jusqu’à une forme de délégation au collectif de solidarité de la lutte (cas de l’hôtel Astor et du Quick Gare Saint-Lazare, avec une CGT Commerce active). Ce fut aussi le cas des grèves lancées et menées par Abdel Mabrouki, de la CGT (et fondateur du réseau Stop Précarité) au Pizza Hut Opéra ou Porte de Pantin.

 un soutien assez correct, avec participation aux actions de blocage, au moins un certain temps, même si parfois des absences non expliquées à des rendez-vous d’action importants ressemblent à du sabotage implicite…et avec des tentatives fréquentes de reprendre le contrôle de la grève et de détacher les grévistes du collectif de solidarité (cas de la CGT Commerce pour les Mc Do de Starsbourg Saint-Denis)

 le soutien syndical minimum, c’est-à -dire purement juridique, et la désolidarisation plus ou moins rapide d’avec nos actions plus musclées d’occupation (cas de SUD-Nettoyage pour Arcade)

 le sabotage (cas de la CNT pour les Frogs)

Il en résulte que nous recherchons toujours la synergie avec les syndicats. Mais nous gardons notre autonomie. Et nous sommes la plupart du temps perçus comme des alliés incontrôlables et donc dangereux, voire indésirables.

Nous avons constaté, au cours de nos multiples expériences, la difficulté pour les syndicats de mener des actions de soutien longues et sur le terrain, et ceci pour plusieurs raisons : faiblesse des effectifs syndicaux, réticence envers les actions jugées «  non syndicales » car trop offensives, fonctionnement bureaucratique freinant la participation aux actions ayant lieu en dehors des horaires du travail syndical...

Nous avons aussi souvent regretté de la part des syndicats une gestion des luttes les enfermant chacune dans leur pré-carré, l’incapacité ou la mauvaise volonté à fédérer plusieurs combats, à les relier entre eux, à créer des collectifs transversaux et ouverts aux non syndiqués - à l’exception du Collectif interboites des précaires de la restauration rapide CGT et des initiatives intersyndicales et interprofessionnelles lors des grèves de Mc Do, la FNAC Champs-Elysées et Virgin en 2002.

Enfin et c’est sans doute notre regret le plus grand : nous avons constaté là encore la très grande difficulté, ou le refus, de la part des syndicats, à monter en généralité, à remonter aux causes des conflits, à ce qui justement fait communauté de situation et de combat entre des salariés de diverses entreprises, et qui peut faire surgir, au-delà des revendications immédiates (réintégration, hausse de salaires, prise en compte des heures de travail), le véritable facteur commun à dénoncer, le motif de la guerre.

Ainsi, dans le cas de la grève des femmes de ménage d’Arcade, sous-traitant d’Accor, c’était bien la sous-traitance du nettoyage qui dictait les conditions très dures d’exploitation des salariées : le sous-traitant, pour faire son beurre, tirait les salaires au plus bas, trafiquait les heures, accentuait les cadences à un rythme infernal (cinq à six chambres par heure), interdisait toute pause repas aux femme de ménage.

Aussi avions-nous posé ce problème au coeur du conflit. Nous avions une double revendication, lorsque à la suite du succès de la grève sa leader Mayan fut licenciée : «  réintégration de Faty ! » et «  sous-traitance = maltraitance ».

Notre argumentaire contre la sous-traitance, repris par les médias au fur et à mesure des picnics sauvages dans les hôtels Accor durant un an et demi, avait fini par obliger le donneur d’ordre, Accor, à tenir des réunions entre directions des hôtels pour examiner la possibilité, dans certains cas, de «  réinternaliser » le nettoyage.

Nous étions sur la bonne voie, la question centrale était posée. Quelle ne fut pas notre désolation lorsque, après l’arrangement financier proposé par Arcade à Mayan Faty, qu’elle accepta et qui nous fit arrêter le mouvement, SUD-Nettoyage ne reprit pas cette revendication, ni d’ailleurs aucun autre syndicat du nettoyage !

En effet, ce qui nous a toujours caractérisés, ce fut de porter le fer là où ça fait mal, sur le coeur du rapport d’exploitation, sur ce qui par delà les différences et les fragmentations peut unir les salariés car c’est la condition commune.

Nous en tirons une conclusion désagréable : l’institutionnalisation des syndicats, qui les amène, à des degrés divers et à une vitesse variable, à privilégier le maintien et le développement de l’outil syndical.

Notre fierté, c’est d’avoir, avec nos petits moyens, fait souvent bouger les lignes, et donc fait évoluer le rapport de forces. Comme le dit si bien Gianni, nous avions une ligne d’action : la ténacité. Nous étions comme des moustiques - David- qui piqueraient toujours au même endroit. Or, même sur des jambes de Goliath, cela finit par faire mal.

Notre arme : toucher l’image de marque de ces grosses entreprises, des multinationales qui tiennent à leur image par-dessus tout. Cette force peut devenir faiblesse quand la façon dont ils traitent leur personnel, qui a vocation à demeurer cachée, invisible du grand public, est dévoilée au grand jour.

A côté ou au-delà des partis…

Nous avons eu peu de débats entre nous sur l’attitude à adopter par rapport aux partis politiques, et notamment à ceux se revendiquant d’un projet de transformation sociale. Sans doute aurions-nous eu des désaccords, certains d’entre nous appartenant à l’un ou l’autre de ces partis.

Mais notre volonté de privilégier la lutte concrète, au plus près du terrain et en discutant des formes de la lutte en étroite confiance et co-élaboration avec les salariés concernés, sans aucun préalable idéologique ou partisan, nous a épargné ces débats. Et tant mieux.

Mon point de vue personnel (et actuel, après quelques années d’errance à travers ces partis ou petits groupuscules) est que nous nous sommes résolument placés dans le réel, et que nous avons bien fait.

Il ne fut pas question de programme et de lendemain qui chante entre nous - même si le comité de soutien de la première grève de Mc Do Strasbourg Saint-Denis, en octobre 2001, et donc quelques mois avant les présidentielles de 2002, compta jusqu’à 150 personnes dont des représentants de tous les partis dits de gauche jusqu’au PS.

C’est ici que je souscris le plus aux propos de Josep Rafanel y Orra : «  La force du rassemblement politique trouve ses étayages multiples dans les communautés singulières : nul besoin de la centralité d’un sujet politique abstrait mettant à jour les divisions. […] Le tout de la politique, ce sont les fragments rassemblés par des formes de résistance et non pas subsumés par un sujet historique révolutionnaire. [|…] Il faut radicaliser le refus de toutes les avant-gardes. »

Les ressorts de la révolte

A partir de quand le salarié se révolte-t-il ? Face à l’apathie généralisée qui semble si souvent nous étouffer, là est la question, si essentielle. Quels sont les ressorts de la révolte ?

Il semble que la parole collective ait un grand rôle à jouer.

Pour nous, cette question est centrale, car bien souvent, lorsque des camarades salariés se révoltent et entrent en lutte, ils constatent d’abord la difficulté qu’ils ont à faire bouger leurs collègues, qui dans un premier temps semblent leur en vouloir de s’être révoltés.

Ceci est très bien analysé par un chercheur membre du conseil scientifique d’ATTAC, Frédéric Lordon, dans un ouvrage récent, «  Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza », où il s’appuie à la fois sur les apports bien connus de Marx (sur l’exploitation, l’aliénation, l’extraction de plus-value par le capital) et sur ceux, moins connus, de Spinoza, qui, lui , insiste sur la prééminence dans nos vies du désir.

Lordon analyse très finement le phénomène de la résignation à la servitude (le mot peut sembler fort, mais il désigne ce que l’on ne peut nier, le fait d’agir pour le plaisir, le pouvoir, l’enrichissement d’un autre), et même de l’adhésion à celle-ci, à travers la mobilisation des affects et de la subjectivité en vue d’obtenir des satisfactions et contreparties valorisantes à cette perte de pouvoir sur sa vie.

Ainsi nous décrypte-t-il, à travers ce que ressentent et vivent tous les salariés tant qu’ils ne se révoltent pas, cet état de servitude volontaire qui peut sembler paradoxal :.

«  Induire un désir aligné, c’est le projet éternel de tous les patronats, c’est-à -dire de toutes les institutions de capture. Pour les enrôlés saisis par la machine à colinéariser, il s’agit donc de convertir des contraintes extérieures, celles de l’entreprise et de ses objectifs particuliers, en affects joyeux et en désir propre, un désir dont l’individu, idéalement, pourra dire qu’il est le sien. »

Comme il l’écrit, «  les salariés n’ont pas besoin d’avoir en tête la théorie marxienne de la plus-value pour se sentir exploités et entrer en lutte. L’idée de l’injustice monétaire n’est pas seule en cause, même si, évidemment, elle offre le plus souvent à ces luttes l’essentiel de leurs contenus. C’est pourtant l’idée plus générale de la capture qui saisit transversalement la variété de ces protestations. […] Passer d’une économie de la plus-value à une politique de la capture demande alors de préciser la nature de ce qui est capté. Or, la réponse d’inspiration spinoziste à cette question est immédiate : de la puissance d’agir. Le désir-maître capte la puissance d’agir des enrôlés. »

Mais tous n’entrent pas dans le jeu ou sentent confusément qu’ils n’en retirent pas les bénéfices attendus.

Dès lors, «  pour tous les sujets de la colinéarisation dont l’alignement est encore significativement imparfait, la normalisation s’opère sous un surplomb de sanction - car l’échec de la normalisation n’est pas une option.

Les déviants persistants, au sens littéral de la géométrie des vecteurs-conatus, connaîtront le sort que l’entreprise réserve à ceux qui lui refusent la promesse de «  tout donner » […] .

Déchirant en un instant4 le voile du joyeux désir, l’échec de l’induction du désir, l’imparfaite adaptation et l’accommodation incomplète font revenir aussitôt le dur du rapport salarial sous les formes variées du déclassement concurrentiel, de la mutation-rétrogradation ou à terme du renvoi pur et simple. »

Tenir face à l’intenable peut s’avérer impossible au bout d’un certain temps. Mais la réaction peut prendre des formes diverses. Cela peut prendre ainsi la forme de l’EXIL, du retrait, comme on fait jouer sur le plan collectif le «  droit de retrait » lorsque le salarié est mis en danger par son travail.

La forme, aussi, du burn out, de la dépression, refuge, pour se reconstruire - plus ou moins difficilement et lentement. Ou enfin la forme du suicide. Le suicide est envisagé comme dernier recours, quand le salarié a perdu tout espoir dans la résistance collective, dans ses collègues. C’est ce qu’il faut à tout prix éviter.

La révolte est ce moment imprévisible, improbable, où le sujet dit «  NON ». Lorsqu’il a le sentiment qu’il ne peut pas encaisser plus, se plier plus, aller plus loin. Alors il relève la tête et affronte l’ennemi, quelles que dussent en être pour lui les conséquences. Il se jette dans le vide. Il prend le risque.

Tout l’enjeu consiste alors à recréer du collectif. Le salarié qui se révolte mais reste seul est fragilisé, c’est le bouc émissaire désigné, promis à toutes les attaques. Par la naissance de la parole, par le fait de poser un acte libre, il se recrée une possibilité de subjectivation collective.

La révolte individuelle peut alors générer une révolte collective.

Ecoutons Lordon : «  les passions qui travaillent à maintenir des individus sous des rapports institutionnels peuvent aussi, parfois, se reconfigurer pour travailler à détruire ces rapports. Conformément au principe causal, elles ne se reconfigurent pas d’elles-mêmes, mais toujours sous l’effet d’une affection antécédente, souvent ce geste de trop que le pouvoir institutionnel n’a pas su retenir et qui va causer sa perte en remettant la multitude en mouvement. Spinoza nomme génériquement «  indignation » cet affect, non pas moral mais politique par excellence, qui voit les sujets (subditus) se coaliser dans la révolte à la suite d’une offense, parfois faite à l’un d’eux seulement, mais qu’ils vivent comme les concernant tous.

La jouissance du pouvoir d’agir retrouvé
La grève

Il est absolument fantastique de voir à quelle vitesse des salariés qui entrent en lutte, en grève, se retrouvent emplis de joie, quittent le régime de la résignation, de la peur et de la tristesse, pour laisser éclater leur plaisir, leur fierté retrouvée : ils réenchantent alors le monde.

Il suffit de voir le film «  Remue-ménage dans la sous-traitance », d’Ivora Kosack5, tourné tout au long de la grève des femmes africaines d’Arcade sous-traitant des hôtels ACCOR pour voir éclater la joie, la fierté, de ces femmes traitées comme des esclaves, qui d’un coup, certes au prix de terribles sacrifices financiers et parfois de conflits conjugaux, reprennent la main sur leur sort, et pendant UN AN, vont occuper des hôtels, manifester, envahir le siège de leur patron, jusqu’à arracher le protocole d’accord qui reconnaît enfin le nombre d’heures réellement effectué. D’écouter leurs paroles, de voir leurs danses, de voir Mayan Faty crever l’écran de sa gouaille et de sa rage.

Ainsi, Seydi, femme en grève d’Arcade, dit-elle ; «  J’ai pas peur. J’ai conscience qu’on aurait du faire ça depuis longtemps. Le moment est venu : on le fait. » Et d’ajouter : «  On ira jusqu’au bout. On sait quand on commence. On sait pas quand on finit. »

Et ces phrases superbes de reprise de pouvoir prononcées par Mayan et les autres : «  Gouvernantes, dégagez ! On veut pas de gouvernante ! » «  Pendant la grève, même leur eau, je ne la buvais pas ! j’avais ma bouteille d’eau sur moi ! » Et Mayan encore, devant Quick suite au licenciement de deux délégués : «  Là , c’est nos enfants. Après, ce sera nos petits-enfants. A la fin, tout le monde sera exploité ! »

Rien de plus beau non plus que ce pouvoir d’agir retrouvé dans la grève. Pas la grève rituelle et convenue d’une journée appelée périodiquement par les syndicats pour prouver leur existence et être reconnus comme interlocuteurs par le gouvernement. Non, la grève longue, la vraie, celle où les salariés prennent les lieux sans savoir quand cela finira, celle où ils s’approprient l’usine, la fac, la rue, et savourent leur puissance d’agir.

Sur cette jouissance, à lire absolument, car sa lecture est elle aussi jouissive : «  Thèses sur le concept de grève » par l’Institut de démobilisation (Rennes, Ed. Pontcerf 2011) : «  La grève est, dans l’existence humaine, un point culminant - et non pas, d’abord, un moyen politique en vue de son amélioration. […] La grève est la fin ; Elle est l’ouverture, quelque part, d’un lieu où quelque chose s’invente - où quelque chose de neuf advient. »

«  Nous sommes, chacun de nous, les petits ingénieurs de nos vies, de nos corps, de nos amours - de nous-mêmes. Alors celui, engagé dans une grève véritable, comme dans une décision véritable, devra constater que, cette fois, les raisons manquent. Justement, pour les décisions les plus hautes, les raisons manquent toujours - et doivent manquer. Nous voulons savoir en vertu de quelle raison nous nous sommes décidés, et nous trouvons que nous nous sommes décidés sans raison, peut-être même contre toute raison. Mais c’est là , précisément, dans certains cas, la meilleure des raisons. Car l’action accomplie n’exprime plus alors telle idée superficielle, presque extérieure à nous, distincte et facile à exprimer : elle répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent de toute notre expérience passée, bref, à notre idée personnelle du bonheur et de l’honneur. »

Et ils ajoutent : «  La grève, dès lors, rejoint ces états d’excitation qui sont assimilables à des états toxiques : elle est de ces impulsions illogiques et irrésistibles au rejet des biens matériels ou moraux qu’il aurait été possible d’utiliser rationnellement. »

En guise de conclusion provisoire

«  Nous sommes face à un fascisme du projet capitaliste managérial », écrit Josep. Ce constat, nous le partageons, avec ces amis salariés qui l’ont vécu dans leur chair, à qui l’on a dit «  Tu as interdiction de penser6 ». A qui l’injonction est faite tous les jours de se donner corps et âme (ici l’âme est particulièrement importante) à l’entreprise.

Face à cela, nous sommes une poignée. Mais des poignées de gens comme nous, il y en a partout, et nous le pensons78, de plus en plus.

Le collectif est notre force. Dans sa diversité et son hétérogénéité.

«  Face à l’atomisation individuelle de l’être économique idéal, les collectifs, avec ou sans divinités, avec des êtres ou des processus hétérogènes au régime d’une autonomie subjective inscrite dans le réseau global, sont des puissances virtuelles en mesure de créer une réalité afonctionnelle à l’ économie. Cette réalité, ce sont des lieux hétérotopiques à la généralisation de l’entreprise. », nous dit Josep Rafanel Y Orra, à partir de son expérience de travailleur du soin en milieux précaires.

Et il poursuit : «  les lieux de l’hétérotopie, ce sont les lieux où l’on prend soin des relations qui soignent, parce qu’elles permettent de tenir, promesse incertaine, l’actualisation de l’hétérogène. […] Les communautés affinitaires issues du volontarisme politique sont, plus que toutes les autres, appelées à prendre soin des mondes. »

Et nos objectifs sont somme toute modestes, et du coup atteignables : nous n’espérons pas renverser du jour au lendemain le système capitaliste mondial, mais y concourir, ici et maintenant, à hauteur de nos forces.

«  Libérer, autant qu’il se peut, et même si l’émancipation définitive n’est qu’une ligne d’horizon, les individus de la tutelle, triste ou joyeuse, des désirs-maîtres » dit Lordon.

Qui poursuit : «  Si l’idée de progrès a un sens, il ne peut être que l’enrichissement de la vie en affects joyeux, et puis parmi eux, en ceux qui élargissent le champ des possibilités offertes à nos effectuations de puyissance et les conduisent à s’orienter vers le «  vrai bien » : «  j’entends par là une vie humaine ».

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Michael Lerner

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