La grève comme une catastrophe naturelle

Depuis environ une semaine il n’est bruit, dans tous les médias, que de la grève nationale du 5 décembre motivée par la (contre)-réforme des retraites. J’ai été frappé par une chose : le parallélisme de forme entre la présentation de cette manifestation sociale et un autre événement de l’actualité. Je veux parler des inondations, glissements de terrain, pluies diluviennes et autres catastrophes naturelles.

1. En effet, on ne peut manquer de noter que cette grève est traitée comme s’il s’agissait d’un événement météorologique prévu plusieurs jours à l’avance : un cyclone tropical, des pluies diluviennes, de gros orages de grêle, des vents violents, un froid intense, une canicule marquée, une sécheresse chronique, comme celles de l’été dernier. Comme cette grève et les inondations ont lieu en même temps, il est d’autant plus facile d’instiller subrepticement dans l’esprit des auditeurs et téléspectateurs que : "grève = catastrophe naturelle".

2. L’identification est confortée, dans le vocabulaire, par l’usage de couleurs-codes désignant le degré de danger (comme les drapeaux sur les plages), notamment l’alerte (ou la vigilance) orange et l’alerte (ou la vigilance) rouge. "Rouge" comme le feu, rouge comme le sang, rouge comme le signal d’arrêt au carrefour, rouge comme la Révolution. En matière de grève, la seule couleur est le noir. "Journée noire pour les usagers des transports", noir comme la nuit, noir comme le deuil, noir comme les idées (celles qui dépriment et qu’on rumine). Ces deux couleurs ont l’une et l’autre, dans leur contexte, une forte connotation émotionnelle. Et ce qui est le plus prégnant, en ce mois de décembre, est que les catastrophes naturelles et la grève sont traitées dans le même journal : on passe d’un sujet à l’autre dans le journal télévisé et le spectateur est laissé dans la même impression.

3. L’autre identification est le parallélisme entre les voies ou les les lignes le long desquelles vont se concentrer les éléments ou la grève. Pour la pluie ou les inondations, les lignes sont les bords de cours d’eau ou les littoraux. Pour la grève, les lignes, ce sont les rues, avenues ou boulevards où vont cheminer les manifestations. Et dans les deux cas, les précautions sont les mêmes : on ferme les magasins, on les barricade ici avec des planches, on les protège là avec des sacs de sables. Dans l’un et l’autre cas, on évite de se déplacer, on accumule des provisions (on s’éclaire à la bougie ou on se chauffe au bois) si la situation doit se prolonger. Car, dans les deux cas, comme nous sommes devenus une civilisation des réseaux et des transports, ce sont les déplacements et le ravitaillement qui sont le plus touchés.

4. Encore une identification : la grève tout comme la perturbation des éléments (pluies intenses, canicule, sécheresse) sont traitées comme des événements sans cause. Ou plutôt d’une cause – dans les deux cas la même – que l’on tait : l’avidité, la rapacité des riches à gagner de l’argent vite, leur frénésie à exploiter les ressources naturelles et les humains. Dans un cas, cela accélère le réchauffement climatique (et ses subséquents dérèglements), dans l’autre, cela accélère l’appauvrissement des classes moyennes et populaires au profit des très riches, des grandes entreprises, des banques, des fonds d’investissements, des spéculateurs en Bourse.

5. Mais l’une comme l’autre sont traitées sur le mode du curatif et non du préventif : on ne cherche qu’à parer aux conséquences sans vouloir les empêcher à l’avenir. Pour les éléments naturels, on élève des barrières de sac de sable, on transporte les meubles à l’étage, on les surélève au lieu de continuer à extraire du pétrole, à accorder des permis de construire en zone inondable, à bétonner de grandes surfaces, ce qui empêche l’infiltration des eaux et intensifie le ruissellement. Pour parer à la grève, on conseille aux gens de prendre leur vélo ou leur planche à roulettes plutôt que de rétablir l’ISF, d’élever le taux marginal de l’impôt sur le revenu et les sociétés, et de passer les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) au couperet de la "guillotine fiscale".

6. Dernier point. Au journal télévisé de France 2 de 13 h, Nathalie Saint-Cricq était invitée à commenter la grève à venir, en comparant, notamment la situation de l’automne 1995 et celle d’aujourd’hui. Dans ce qu’elle disait, une phrase m’a retenu en raison de sa mauvaise foi et de sa fausseté : Nathalie Saint-Cricq disait qu’il y a aujourd’hui une colère et une exaspération qui n’existaient pas en 1995. En revanche, elle disait "qu’une majorité de Français étaient pour la fin des régimes spéciaux de retraites". Et c’est cette phrase qui est particulièrement horripilante.

7. Elle est d’abord particulièrement horripilante en ce que ces fameux "régimes spéciaux" ne représentent qu’une minorité dans les retraites (le régime général de la Sécurité sociale, l’agira et l’Arc, plus le régime des fonctionnaires en représentent plus de 84 %). Leur invocation apparaît comme un prétexte pour passer tout le monde à la toise du régime de la retraite par points, qui est une arnaque (l’exemple suédois, dont on nous vantait les merveilles, s’est avéré être une escroquerie, et l’Agirc et l’Arrco, qui fonctionnent par points, ont perdu, au fil du temps, beaucoup plus que le régime général, qui fonctionne par annuités).

8. Elle est ensuite horripilante en ce que ces régimes spéciaux ont été obtenus (pour des classes moyennes et populaires) à un moment où les métiers qu’ils concernaient groupaient plus de bénéficiaires, où l’on avait plus besoin d’eux, où leurs syndicats étaient plus puissants, où leur pouvoir de pression était plus grand, où la bourgeoisie, les patrons et les riches étaient obligés de céder. Aujourd’hui, les métiers concernés ne rassemblent plus grand monde, le syndicalisme s’est effiloché, les secteurs ont été délocalisés à l’étranger. Les classes dominantes se sentent de nouveau les plus fortes, elles ne se gênent plus, elles se déboutonnent complètement. Comme en 1871, après l’écrasement de la Commune, lorsque les bourgeois de Paris, qui avaient eu une trouille mortelle des Communards, faisaient la haie de chaque côté du cortège de ceux qu’on emmenait au bagne pour leur crever les yeux à coups de parapluie.
9. Elle est enfin horripilante en ce qu’elle n’évoque pas les vrais régimes spéciaux, ceux des riches : la suppression de l’ISF, qui a offert l’équivalent d’une Maserati aux plus fortunés, ou les dispositions fiscales complaisantes qui ont permis à Bernard Arnault de faire prendre en charge par la collectivité 500 millions d’euros de son musée sur les 800 millions que celui-ci a coûtés. Par la collectivité, cela veut dire y compris par les Français les plus modestes, qui devraient travailler pendant des temps géologiques pour accumuler une petite partie de sa fortune et qui ne mettront jamais les pieds dans cet édifice dont, sans vergogne, il s’enorgueillit...

COMMENTAIRES  

05/12/2019 09:28 par Assimbonanga

Les régimes spéciaux ! Les régimes spéciaux ! Les régimes spéciaux !
Non mais excusez-moi, c’est tellement insistant que je suis obligée d’insister aussi : les agriculteurs sont un régime spécial et, tout comme les chemineaux, il est déficitaire. Et pas seulement à cause du vieillissement de ses agents mais surtout parce que leurs cotisations sont très faibles tout au long de leur carrière. J’ai déjà expliqué tout ça et j’ai couflé pas mal de gens, mais si le gouvernement arrêtait de rabâcher toujours les mêmes slogans, je ne serais pas acculée à devoir répliquer !
MSA : 3 milliards de cotisations pour 18 milliards de prestations. Les ploucs sont pris en charge par la collectivité et c’est à elle qu’ils doivent leur sécurité sociale. Pourtant, on les entend rarement exprimer leur gratitude...
Macron va probablement leur accorder une augmentation du minimum vieillesse. Suite à des discussions dans des gueuletons campagnards. L’amitié, c’est attachant.

Merci @Bruno pour le lien vers Gérard Filoche. J’ai remarqué d’ailleurs que certaines industries offrent à leurs travailleurs des conditions très avantageuses, notamment certains labo pharmaceutiques qui proposent des complémentaires de santé plus favorables que, par exemple, la mutuelle des instituteurs. Il y a beaucoup de fantasmes en matière de "régimes spéciaux" et c’est à cause , justement, d’une propagande sempiternelle faite de rumeurs et d’approximations, venues du camps patronal, Sarko, Le Pen et cie.

Mais oui, il faudrait universaliser, mais pour que les femmes aides-à-domicile par exemple puissent avoir mieux, avec les surplus de corpo plus avantagées il est vrai, avocats, toubib, notaires...

Un truc complètement révoltant, c’est que les médias embrayent sur la Le Pen qui veut se faire passer pour sociale maintenant ! On touche le fond. Il y aura des RN dans les cortèges. Passez moi le bassin !

05/12/2019 09:33 par Assimbonanga

Nathalie St-Criq et Léa Salamé sont des filles de la haute bourgeoisie. Des bourgeoises. Des grandes bourgeoises. L’éducation, la mentalité, le milieu. L’endoctrinement ! (Il faut bien leur retourner leurs mots quand ils accusent les mairies communistes parce qu’elles s’engagent auprès des grévistes pour les soutenir et fournir des cars).

05/12/2019 14:30 par Assimbonanga

Me voilà rassurée ! Ce frais jeune homme a appelé les agriculteurs à se joindre à la manif pour les retraites, avec leurs tracteurs. La vidéo était publiée dès le 29 novembre. C’est juste que je ne l’avais pas vue. Tout le monde doit faire grève le 5 décembre. On fera le bilan ce soir ! Je scruterai les écrans et, sur France 2, maman Salamé nous racontera toute la carte de France.

06/12/2019 10:00 par Assimbonanga

Fin du suspense ! Le petit jeune homme frais était bien niais de s’imaginer que les agriculteurs sont des gentils nourriciers qui allaient défiler avec les salariés pour soutenir la retraite par répartition !!!
Cette corporation a refusé d’entrer à la sécu en 1945, préférant miser sur le patrimoine que sur les cotisations et cette mentalité perdure.
Hier j’ai eu de la chance. Au moment où je zappais sur l’émission de la Salamé, c’était la séquence de l’agricultrice, une bien hard, bien bornée quoique jeune et joliment coiffée. Elle veut plus de retraite malgré tout mais surtout pas en payant davantage de cotisations ! Alors Sibeth essaie de lui arranger le coup en dégrevant d’autres postes, comme la CSG par exemple : l’imagination est au pouvoir quand il s’agit d’exonérer cette profession sinistrée par 1 suicide tous les deux jours (pas de noms, pas de lieux, pas de dates).
On remarque que tout le monde regarde ses chaussures quand paraît l’agriculteur (A fortiori c’était une belle petite fermière) ! Personne ne moufte.
Pourtant, on pourrait dire les arguments, méthodiquement et sans hausser le ton ! Il ne s’agit pas de les haïr, pas de jeter des pierres sur leur tracteurs, pas de leur sauter à la gorge en les insultants. Juste ramener à la raison cette corporation crainte et choyée par les politiciens. Crainte, car ils sont plus forts face aux flics. Que peut la maréchaussée confrontée à leurs engins de chantiers, tracteurs, remorques basculantes ? Rien.
On pourrait, simplement, leur opposer des arguments. Sans baisser les yeux.

07/12/2019 02:51 par Bruno

Slogan Gilet-jauné lors de la manifestation parisienne du 5 décembre 2019 :

" Abolissons les régimes spéciaux des actionnaires ! "

Oui ....

" A bas les privilèges de la macronie écœurante !
A bas l’oligarchie !
A bas ce gouvernement, tenu à bout de bras par 18 % de l’électorat national ! "

07/12/2019 18:56 par RV

retraite à point
point de retraite
(vu à la manif du 5 décembre)

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