Remarque 1. Manifestement, on était loin d’une présentation équilibrée. Le ton de Laurent Delahousse, comme celui de ses confrères et consœurs, était à la fascination, voire à l’admiration de l’opération étasunienne. On se serait cru en 1991, à l’époque de la première guerre du Golfe, lorsque les journalistes, bien à l’abri dans leur studio, jouaient à se faire peur en gonflant la "menace irakienne" (la 4e armée du monde), face à une armada représentant au moins un rapport de force de 100 contre 1. C’est à cette époque qu’apparurent, sur les plateaux de télévision, les premiers "experts militaires", sous les espèces de généraux à la retraite, tout farauds de leur soudaine célébrité.
Remarque 2. L’un de ces experts, le général d’aviation Patrick Dutartre, était l’invité de Laurent Delahousse. L’une des premières déclarations du général a consisté, précisément, à se référer à la première guerre du Golfe. Il faut dire que Laurent Delahousse lui a bien tendu la perche en évoquant devant lui, une "opération historique". [Delahousse n’a pas mentionné la bataille de Marignan ou le débarquement en Normandie, mais l’on sentait la comparaison lui brûler les lèvres]. Alors qu’il s’agissait – en réalité – d’une opération de brigandage international, comme le fut le débarquement de la Baie des Cochons, du 17 au 19 avril 1961, lorsque les États-Unis, utilisant des mercenaires cubains, tentèrent, par la violence, de renverser le gouvernement de Fidel Castro.
Remarque 3. Laurent Delahousse dit : « Opération américaine, mais rien ne pouvait se faire, sans le travail, au préalable, finalement, des Israéliens, sur le terrain ». Dans ce contexte, le terme "travail", a une connotation éminemment positive. Delahousse en parle comme d’une opération pacifique, d’une opération de génie civil de grande envergure, comme celle du viaduc de Millau, où Delahousse aurait dit : « Ce grandiose ouvrage d’art n’aurait pas pu se faire sans le travail, auparavant, des géographes et des géologues qui ont reconnu le meilleur passage au-dessus du Tarn et sondé le sol où allaient être implantées les piles du pont. » Pour Delahousse, construire une infrastructure routière ou écraser un pays rebelle, c’est du pareil au même...
Remarque 4. Le général a même ces mots stupéfiants : « les Israéliens avaient fait un travail énorme de suppressions, si vous voulez, des menaces [..]. Mais, malgré ces précautions les Américains avaient mis tout en œuvre, au cas où, pour détruire ces systèmes [i.e. : anti-aériens] et ils ont été très très peu agressés [sic !]. Quelle inversion ! Voilà une hyper-puissance, disposant peut-être d’un rapport de force de 10 000 pour 1 à celle d’un pays qui ne lui a rien fait, qui ne représente aucune menace pour elle, qui l’attaque sans préavis, et ce serait-elle, cette hyper-puissance prédatrice, qui serait la victime, qui serait l’agressée ? Cela ne rappelle-t-il pas le flacon de Colin Powell, brandi à la tribune des Nations Unies en 2003, flacon censé contenir des échantillons de produits mortels irakiens, et néanmoins empli... de poudre de Perlimpinpin ?
Remarque 5. Le général Dutartre, parlant des défenses anti-aériennes iraniennes, dit : « Vous imaginez une seconde qu’un avion de ce type-là [le B2] soit abattu ou touché ou endommagé sur le territoire iranien ? Manifestement le général Dutartre a en tête des images qui ont traumatisé les aviateurs des armées de l’air occidentales : celles des pilotes étasuniens abattus au Nord-Vietnam et exhibés, dépenaillés, tête baissée, gardés par des miliciens souvent plus petits qu’eux. Il y avait, dans ces images, une puissante symbolique sociale, où l’on voyait le plus grand, le plus riche, déchu de sa superbe et humilié. Un peu comme jadis, lorsque le chevalier était désarçonné par des vilains, dépouillé de son armure et pendu à une branche. Il y avait là l’image d’une inversion des rapports sociaux proprement insupportable aux dominants...
Remarque 5 bis. J’insère cette remarque car le pilote est, symboliquement, le successeur du chevalier médiéval. La combinaison anti-g correspond à l’armure de jadis, le casque à visière en plexiglas au heaume du chevalier, et l’avion permet, comme le cheval de jadis, de voir le champ de bataille de haut, de combattre de haut – comme, dans la vie civile, le noble tenait le haut du pavé et reléguait le vilain, le manant dans les fientes et les remugles du bas du pavé. En outre, l’usage de l’avion, comme celui du cheval, postule – et postulait – un capital dont étaient dépourvus les roturiers.
Remarque 6. Il y a une autre dimension symbolique dans cette guerre – l’Iran est présenté comme une puissance chthonienne (tellurique ou souterraine). On dit que ses dirigeants (et en particulier l’ayatollah Khamenei) se “ terrent ” (c’est-à-dire se camouflent dans la terre, dans un terrier, dans une grotte, dans une cave, dans un troglodyte). On présente ses usines d’enrichissement d’uranium, à Natanz ou à Fordo, comme profondément enfouies. Mais cette localisation souterraine, initialement issue de la mythologie grecque (les Enfers), s’est, pour une part, transportée dans le christianisme (l’Enfer). Même si, théologiquement, l’Enfer chrétien n’est nulle part ["L’Enfer existe", disait l’abbé Mugnier, diariste et mémorialiste, "mais il n’y a personne dedans..."], la croyance populaire (ou la superstition ?) le place instinctivement en dessous, par opposition au Paradis, imaginé dans les cieux... Ce qui est sous terre porte, avec soi, des connotations négatives.
Remarque 7. Ce qui est sous la terre est, aussi, assimilé à ce qui est dans les terres. Un pays enclavé (n’ayant donc pas d’accès à la mer) est aussi vu comme ayant enterré ses organes de commandement. Un exemple en est fourni, par exemple, par les pays d’Asie centrale, les pays en "stan" : Afghanistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan. Or c’est dans une telle Asie fantasmée qu’à la fin des années 1940, la bande dessinée Blake & Mortimer avait placé son épisode "Le secret de l’Espadon". Où l’on voyait Basam Damdu, dictateur chef de l’Empire jaune, aspirer à la conquête du monde – et être mis en échec et vaincu par des pilotes (occidentaux) aux commandes de l’Espadon, sorte d’avion magique, tout à la fois supersonique et sous-marin. Or, qu’est-ce que le bombardier B2-Spirit, bombardier à aile delta sans dérives, si ce n’est 70 ans après, l’Espadon transformé et revivifié ?
Remarque 8. Au cours de l’interview, le général Dutartre a une remarque révélatrice : il dit que ce bombardement de sites nucléaires iraniens est aussi un avertissement indirect adressé à Poutine, à Kim Jong-Un, à Xi Jinping. Façon de dire : ce que nous faisons, nous, Américains, aux Iraniens, pouvons aussi le faire à vous Russes, à vous Nord-Coréens, à vous Chinois. [En quoi il se berce d’illusions]. Mais cela éclaire aussi, rétrospectivement, l’usage de la bombe atomique, en 1945, contre Hiroshima et Nagasaki. Car ces bombes n’étaient pas seulement (outre leur aspect raciste) destinées à un Japon déjà vaincu, elles avaient aussi vocation à intimider Staline et à le figer en Europe.
Remarque 9. A la fin, Delahousse parle de Hollywood et évoque, avec son interlocuteur, le film Top Gun, qui met en scène (et en valeur) des pilotes de chasse de l’aéronavale américaine : avec l’opération Midnight Hammer (Marteau de minuit) contre l’Iran, Laurent Delahousse et le général Dutartre vivent la réalité comme un film et voient leur film devenir réalité...
Philippe ARNAUD