Ce que le film “Demain” ne vous a pas dit

Je voudrais d’abord dire combien les monnaies locales, les potagers urbains, la permaculture, une constitution citoyenne, les pédagogies actives ou encore le respect des salariés dans des entreprises dites « horizontales » sont, pour moi, des initiatives séduisantes. D’ailleurs, j’achète bio, mes enfants sont dans une école Freinet et j’ai fait ma thèse sur l’absence de hiérarchie formelle dans Wikipédia. Mais voilà, il y a un malentendu. Un malentendu répété à l’envi, résumé par le film Demain dont le slogan promet de « parcourir le monde des solutions ». Je démontre dans cet article que, non, malheureusement, il n’y a dans ces alternatives aucune « solution » et j’en suis le premier désolé.

Ce qui sous-tend les quelques « alternatives » citées dans le premier paragraphe, c’est l’idée selon laquelle il est possible de changer le monde pas à pas, en partant du quotidien des gens et sans exiger d’eux ni prise de risque, ni sacrifice. Pas étonnant que les spectateurs de Cyril Dion et Mélanie Laurent ressentent à ce point une « positive attitude » après la représentation du film Demain !

Cette idée a un nom : le réformisme. La pensée réformiste est la conviction selon laquelle un monde meilleur est possible pourvu que l’on adopte les réformes nécessaires. Elle s’appuie sur l’idée que les défauts du capitalisme peuvent être jugulés en adoptant de nouveaux comportements et en votant de nouvelles lois. Aller au travail en train ou à vélo, consommer bio ou échanger des services sont autant de nouveaux comportements lesquels, agrégés les uns aux autres, produiraient l’inéluctable effet de remplacer le système capitaliste corrompu par un capitalisme « sain ». Dans ce nouveau système, la croissance est garantie par l’énergie verte exigée par les électeurs, de même que les excès de la finance et de la spéculation sont régulés par des hommes politiques courageux. Ainsi, le changement vient des (petites) gens et, par contagion, investit l’ensemble de la société. Merveilleux.

Le problème d’une telle vision est qu’elle occulte complètement l’acteur le plus important de la société capitaliste : le capitaliste lui-même ! Chacune des initiatives citées, poussée au terme de sa logique, s’opposera en réalité frontalement à des intérêts puissants que la perspective exclusivement locale fait oublier. Ainsi, si tout le monde cultive son potager en respectant l’environnement et en produisant ses semences, Monsanto ne vendra plus ni ses OGM, ni son glyphosate. Si les citoyens créent des sociétés de journalistes pour empêcher leurs médias d’être détenus par des milliardaires jouant aux rédac-chefs, c’est Bolloré, Niel, Drahi ou Dassault qui verront rouge (si je puis dire !). Si la fabrication de médicaments devient « code source ouvert », que diront Pfizer, Glaxo et consorts ? Pas la peine d’en rajouter, vous avez compris le principe.

L’autre erreur, c’est de croire que tout ça, c’est pour après. Dans une certaine mesure, c’est pourtant vrai : la directive de l’UE interdisant les potagers amateurs était un hoax – ce qui n’implique pas qu’une telle décision serait impensable. Toutefois, la règlementation européenne sur les semences est tellement discriminante que seules les variétés des grosses industries répondent aux critères. On voit là la puissance des lobbies...qui agissent aujourd’hui et non pas...demain !

Mais est-ce valable dans tous les secteurs ? Certes oui. Dans leur film, Cyril Dion et Mélanie Laurent s’attardent longuement sur l’expérience de constitution citoyenne en Islande, mais il ne leur faut que quelques secondes pour rappeler que cette dernière est bloquée depuis plusieurs années par le parlement ! Forcément, la constitution allait « contre les intérêts » des députés. Mais ça n’aurait pas été très « positive attitude » de souligner l’échec.

Prenons un autre exemple : le commerce équitable. Le commerce équitable consiste à dire que l’injustice que subissent les paysans du sud (et encore, on parle des producteurs, pas nécessairement des ouvriers agricoles travaillant sous le soleil de plomb) peut être dépassée en « réformant » le commerce classique avec un label rigoureux impliquant des mécanismes de contrôle. Le commerce équitable est-il, à prix de vente égal avec des produits non équitables, rentable ? Non. Preuve en est que ces produits sont plus chers que la moyenne. Il en résulte que ceux qui peuvent se payer ces produits sont précisément ceux qui sont suffisamment riches. Or, les plus riches d’entre nous font partie des privilégiés du système capitaliste. Autrement dit, c’est parce qu’il y a des inégalités par ailleurs que le commerce équitable est possible. Le commerce équitable n’a donc pas pour vocation de se substituer à l’ensemble du commerce puisque, par définition, un privilégié ne peut l’être qu’en comparaison à d’autres qui ne le sont pas. Ici, non plus, pas de changement réel. On pourrait continuer comme ça indéfiniment, avec chacune des « solutions » qui fleurissent un peu partout et qui ressemblent finalement plus à des pansements au système capitaliste, voire à une pernicieuse caution morale.

Vous allez me dire : c’est déprimant ! Oui et non. Oui parce qu’en effet, ce n’est pas « si simple » de changer le monde. Non parce que, assurément, il est possible de changer le monde. Mais cela implique d’être conscient que ce qu’on voyait comme une solution n’est peut-être qu’une première étape amenant à un blocage nécessaire. Cela implique également d’accepter que changer le monde n’est pas sans risque et ne se fera pas sans sacrifice.

Reprenons avec un exemple. Que des habitants se mettent ensemble pour rédiger une nouvelle constitution, qu’ils prennent conscience qu’ils en sont capables et que le résultat est à la hauteur de la mission assignée, c’est éminemment positif. Mais une fois l’alternative capable de rivaliser avec ce à quoi elle s’oppose, elle dérange. La confrontation est inévitable, la stratégie du « pas à pas » ayant fait long feu. C’est ici que le réformisme atteint ses limites et qu’intervient l’idéal révolutionnaire. Oui, je sais, c’est un peu abrupt. Pourtant, lorsqu’un peuple opprimé souhaite s’émanciper de son dictateur, la révolution est unanimement reconnue comme salutaire. La relative invisibilité du caractère totalitariste du capitalisme (sous couvert d’accepter la critique et même d’intégrer des ébauches...d’alternatives !) ne doit pas faire oublier la malbouffe, les licenciements collectifs, l’écart sans cesse plus grand entre les riches et les pauvres, les guerres pour les matières premières et celles qui enrichissent les industries de l’armement.

Face à ces multiples « blocages » dont on a montré qu’ils sont insolubles par une stratégie du pas à pas, la pensée révolutionnaire se pose comme l’opportunité d’opérer l’ultime « déclic ». Par exemple, les Islandais pourraient considérer leurs députés comme illégitimes et décider démocratiquement d’en élire ou d’en tirer au sort de nouveaux...tout en usant des moyens adéquats, éventuellement manu militari, pour arriver à leur fin. Ni sans risque, ni sans sacrifice disais-je... Dans ce contexte, on comprend que les peuples freinent des quatre fers, quitte à avaler des couleuvres – les Grecs en savent quelque chose. On sait toujours ce qu’on s’apprête à perdre, on ne sait rien de ce qu’on pourrait gagner. Faire la révolution est une décision qui se prend souvent au bord du gouffre, c’est-à-dire dans la pire des positions, celle qui permet le moins d’anticiper le système d’après.

De plus, toute une population ne sera jamais en même temps au bord du gouffre. Certains en sont loin, d’autres sont déjà tombés. Le changement ne viendra que par ceux qui ont le moins à perdre et le plus à gagner, c’est-à-dire les classes les plus exploitées par le capitalisme dont les « bobos » tentés par le bio ne font évidemment pas partie. Ces classes devront se mettre ensemble et constituer une masse critique, tout en étant correctement informées. Or, la masse critique est de facto tuée dans l’œuf par la façon qu’a le capitalisme d’opposer les pauvres entre eux (il n’y a qu’à voir le succès du Front National auprès des ouvriers) tandis que l’information est aux mains des plus puissants peu enclins à céder leur outil de propagande.

Que penser de tout ça ? D’abord qu’il faut continuer à « faire sa part » comme le rappelle la légende du colibri racontée par Pierre Rabhi. Parce que ça crée du lien social et ça démontre, en effet, qu’il serait possible (au conditionnel !) de vivre autrement. Ensuite, il faut garder en tête que bien avant qu’une alternative soit mise en œuvre unanimement, ceux qui pourraient en subir les conséquences (les multinationales, les milliardaires, etc.) luttent déjà contre elle. Pire, les différents lobbies et entreprises transnationales ne se contentent pas d’anticiper les « alternatives au système », ils continuent de renforcer ce système chaque jour avec de nouvelles propositions (TTIP, CETA), de nouvelles fusions (Bayer et Monsanto), de nouveaux licenciements (Caterpillar, Alstom), de nouvelles guerres. L’action à l’échelon local est donc nécessaire mais insuffisante : doit y être associé l’activisme politique à l’échelle des structures : lois, directives, projets de traités, etc. Enfin, il faut reconnaître qu’un véritable changement implique toujours une certaine prise de risques : répression violente des pouvoirs en place, incertitudes quant au nouveau système, périodes d’instabilité, instrumentalisations diverses, embargos économiques, menaces à la souveraineté nationale.

S’il est important de penser les alternatives indépendamment des obstacles, parce que cela donne le courage de s’y mettre, il l’est encore plus de penser les processus. Pour que la révolution ne soit pas à la manière de celle des planètes un « retour à la case départ », mais un véritable « monde de solutions » – même provisoires.

 http://www.investigaction.net/ce-que-le-film-demain-ne-vous-a-pas-dit/

COMMENTAIRES  

11/10/2016 08:53 par vagabond

Intéressant mais ne propose rien de concret.
Je trouve que l’auteur stigmatise ceux qu’il appelle des "bobos". Le problème reste le démantèlement des énormes groupes qui mènent notre monde.
Personnellement, je crois que seule une catastrophe naturelle de grande ampkeur mènera (peut-être) â un changement radical.
Les individus sur lesquels compte l’auteur pour mener la "révolution" hélas tombée en désuétude n’en feront rien. Il faut être dans l’extrême misère et n’avoir aucun espoir pour le faire, ce qui est loin d’être le cas des pays dont il est question.

11/10/2016 10:53 par Assimbonanga

Je pense, personnellement, que se contenter de faire la part du colibri pour se donner bonne conscience tout en continuant à traverser les cieux par avion pour visiter le monde en touriste et s’épanouir socialement est totalement contradictoire. On ne changera rien sans consentir de sacrifices et de renoncements. "Demain" fournit un alibi commode à ceux qui veulent conserver leur haut niveau de vie à l’occidentale.

11/10/2016 14:10 par D. Vanhove

Je partage l’approche de l’auteur... Le "système capitaliste" est redoutable et encore plus puissant que l’on croit. Comme je le dis parfois, il a cette capacité de tout "récupérer"... Et il est clair, que dans les exemples pointés par l’auteur du papier, que ce soit le commerce bio, équitable ou vert, cela fait déjà partie intégrante du système capitaliste.

J’ai vu le film Demain et malgré ses qualités, j’en suis ressorti en me disant, et maintenant quoi ?!

Le pire danger du système capitaliste, et on peut le voir à chaque sujet abordé, c’est de nous faire penser qu’il produirait les poisons mêmes qui le mènent à sa propre destruction... sauf que même là, quand une telle société se transforme au point de continuer à tourner sur une économie guerrière (production des armes et de toute la technologie mortifère qui va avec, industrie lourde, mais aussi chimique, vestimentaire, pharmaceutique, informatique, y compris les systèmes de sécurité, etc...) elle aura réussi à récupérer le moindre espace, même alternatif, et en prendra le contrôle absolu, sans même que l’on s’en rende compte...

Ce système est tentaculaire et je pense comme l’exprime ’vagabond’ ci-dessus, que seule une catastrophe à l’échelle planétaire pourrait tout (ou presque) remettre à plat... mais même là, rien ne dit que la réaction de ceux qui y survivraient ne serait pas de reproduire à terme, les mêmes excès et iniquités que celles que l’on subit auj’hui... (P.ex. Les autorités japonaises semblent pressées de relancer le nucléaire, alors que le problème de Fukushima n’est toujours pas terminé et que les eaux contaminées continuent à se déverser à flots dans l’océan - pour ne parler que de cet aspect-là du pb -)

A vrai dire, l’erreur majeure de la plupart est de s’être tellement pensés "supérieurs", tellement "à l’image d’un dieu (illusoire)", qu’ils en ont oublié que l’espèce humaine reste fondamentalement prédatrice... et sans doute, la plus redoutable entre toutes !

12/10/2016 01:43 par mathias

merci pour ces intéressants points de vue que je partage en partie. j’ai pris le film "demain" pour ce qu’il était : à destination du grand public (confer sa diffusion très large).
dans le genre, j’ai préféré "en quête de sens" qui m’a fait prendre conscience que je ne peux pas changer pas le monde (quelle prétention), mais je peux changer mon regard sur le monde (c’est déjà plus réaliste).
d’après moi la révolution est personnelle et individuelle et le grand soir ce sera quand on n’aura plus d’électricité, ni de pétrole (patience le jour se rapproche) !
d’ici-là, je fais ce que je peux.

12/10/2016 11:35 par D. Vanhove

@Mathias : euh... vous pensez sérieusement qu’on sera bientôt privé d’électricité et de pétrole...?! D’après les dernières techniques de fragmentation hydraulique, on est reparti pour 2 siècles de pétrole... raison (parmi d’autres) pour laquelle il est si lent de faire émerger les énergies renouvelables... quant aux folies nucléaires, on construit auj’hui des monstres de centrales qui sont prévues pour en produire pdt aussi longtp... je crains que vous ne deviez attendre longtp si c’est là-dessus que vous espérez un renversement des choses...

en revanche, vous avez raison... le changement commence par soi-mm... pas tant sur un "autre regard" que l’on porterait sur le monde, que dans les attitudes que l’on pose au quotidien, à travers nos comportements les plus anodins...mais qui, mis bout à bout, finiront p-ê par faire foule et toucher la multitude... (je dis bien : peut-être...!)

18/10/2016 19:07 par écodouble

Parce que c’est un film pour bobos, je n’ai pas été voir Demain.

Votre point de vue est éclairé. Une seule remarque sur le mot "révolution" : nous n’avons pas besoin d’une "révolution" mais plutôt d’une "évolution", pour éviter, comme vous le signalez, "un retour à la case départ". Dès lors, je pense que le mot "évolution" suggère de lui même "le monde de solutions" que vous appelez de vos vœux.

En tout cas, l’économie qui est nécessaire, pour permettre la survie de l’Humanité, ne peut être qu’une économie écologique, c’est-à-dire une économie qui respectera les Lois de la Physique pour ce qui est de ses flux de matières et d’énergie tout en s’employant à favoriser le vivant (respect de tous les biotopes survivants et restauration de ceux qui ont été dégradés ou détruits).

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