A Valencia, le mouvement des collégiens de Lluis Vives, appelé aussi « printemps valencien », porte en lui les caractéristiques d’un audit citoyen de la dette : l’endettement, entre autres conséquences de politiques fiscales injustes causant un déficit qu’il faut à tout prix combler, sert de prétexte rêvé pour asséner de nouvelles coupes budgétaires sous couvert d’une inévitable rigueur. L’éducation, secteur à fort potentiel émancipateur, est bien sûr affectée. Son budget décline de près de 8% en 2011 et pour 2012, le nouveau gouvernement de Mariano Rajoy l’ampute de 21,9%, soit quelque 623 millions d’euros en moins dans le cadre d’une austérité budgétaire sans précédent. Comme toujours, l’argent ira en priorité aux créanciers qui, selon le projet de budget 2012, percevront 28,8 milliards d’euros au titre des intérêts de la dette, donc plus que les 27,3 milliards de coupes budgétaire annoncées. L’accès aux comptes qui « justifient » de telles coupes fait partie de l’exigence de justice, essence même d’un audit citoyen. C’est dans ce contexte qu’un mouvement pour un audit citoyen de la dette espagnole a vu le jour.
Aiguisée par la répression du régime héritier du franquisme |1|, la mobilisation en faveur d’une éducation gratuite et de qualité se transforme en printemps social
« Ils pourront couper les fleurs, mais ils n’arrêteront jamais le printemps », Pablo Neruda |2|
Valencia, fief historique du PP (Parti Populaire, droite conservatrice au pouvoir), croule sous les histoires de corruption et nombreux sont les méga projets disproportionnés, véritables éléphants blancs qui saignent le contribuable qui n’en profite pas toujours (Formule 1, America’s Cup, aéroport sans avion de Castellon, le complexe « Agora » et le projet avorté des tours de Calatrava, la liste est longue…). A force de mauvaise gestion est arrivée la crise qui permit de justifier les fameux plans de rigueur avec ses coupes dans les dépenses publiques à la clef. L’austérité diminuant le pouvoir d’achat des plus affectés a de quoi choquer dans le pays valencien, connu pour sa corruption endémique et son endettement, le plus important après celui de la Catalogne.
Coïncidant avec une vague de froid inhabituelle, les images d’enfants emmitouflés dans des blousons et couvertures dans leurs salles de classe ont choqué la population. Mi-janvier, Francisco Tejedor, élève de l’institut Almassora, fut expulsé de son établissement pour avoir publié sur Internet une photo de ses camarades dans la salle de classe, emmitouflés dans des couvertures |3|. Exaspérés, les collégiens de Lluis Vives, établissement central de Valencia, bloquèrent régulièrement la circulation devant leur école en signe de protestation contre les coupes budgétaires dans l’éducation qui durant tout l’hiver les ont privé de chauffage dans les classes de cours |4|. Le mercredi 15 février 2012, neuf mois jour pour jour après l’élan d’indignation du 15 mai |5|, l’intervention des forces de répression qui pourchassaient des mineurs dans les rues, provocant de nombreux blessés et des incarcérations, fait resurgir des images de la récente dictature franquiste que la population préférerait oublier. Les manifestations qui se déroulaient devant le collège Lluis Vives se déplacent alors devant le commissariat pour exiger la libération des détenus. Dans une spirale répressive infernale, la police contrôle chacun d’eux avant de les embarquer. Le mouvement naissant, appuyé par des centaines de jeunes solidaires provenant d’autres établissements, exige en vain la fin de la répression. Dès lors, les manifestations sont quotidiennes, la démission de la déléguée du gouvernement à Valencia, Paula Sánchez de León, est réclamée à chaque regroupement, des livres sont brandis en signe de protestation pour exiger une éducation digne et gratuite, le PP est décrié comme premier responsable et une concentration a lieu devant son siège, les actions de solidarité se multiplient dans tout le pays et même au niveau international. La tension est à son comble. En effet, le chef de la police de Valencia, Antonio Moreno Piquer, a clairement choisi la stratégie guerrière face aux écoliers. Lorsqu’il lui fut demandé ce qu’il pensait faire face aux manifestations et quelle force de police il pensait employer, celui-ci répondit énergiquement en frappant du point sur la table : « Il n’est pas prudent de révéler à l’ennemi quelles sont mes forces » (« No es prudente revelarle al enemigo cuáles son mis fuerzas »). Si les étudiants sont ses « ennemis », on sait qui sont ses amis : il est connu pour ses relations avec l’ex-président de l’organisation d’extrême droite España 2000, José Luis Roberto |6|, et c’est aussi le responsable des violences envers les habitants du quartier Cabanyal qui luttent depuis de longues années pour la défense de leur quartier. La police, qui a reçu le renfort d’agents venant de Barcelone, Séville et Valladolid, a si durement réprimé les collégiens qu’Amnesty International a demandé une investigation, jugeant « disproportionné l’usage de la force contre les manifestants » |7|.
Cette mobilisation exemplaire partie d’un groupe de collégiens montre qu’on ne peut plus accepter la priorité donnée au remboursement de la dette avant toute autre considération. L’austérité appliquée à tous pour résoudre la crise a déjà amputé de 5% le salaire des professeurs dont le nombre de postes ne cesse de diminuer. Afin d’honorer le service de la dette en priorité, les transferts d’argent de l’administration vers les établissements scolaires ne se font plus, accumulant plusieurs mois de retard de paiement, certains fournisseurs ne livrent plus de service (nettoyage par exemple). Privées de revenus, certaines écoles coupent l’électricité ou le chauffage, la situation est devenue alarmante ! Il est temps de demander des comptes.
Vers un audit de la dette en Espagne
Organisée par la campagne Quién debe a quién |8|, plus de 300 personnes ont participé début octobre 2011 à une journée dénommée Dettocratie (Deudocracia) à Madrid. Des militants et spécialistes venant d’Islande, de Grèce, d’Irlande, du Portugal, de Belgique et de l’Etat espagnol sont venus exposer les particularités du combat contre la dette dans chacun de leurs pays. Cette rencontre s’est terminée le 9 octobre par une réunion de préparation à la réalisation d’un audit citoyen de la dette de l’Etat espagnol à laquelle ont participé une vingtaine d’organisations et mouvements sociaux dont les Indignés |9|. Toutes et tous sentions comment, sous le prétexte du déficit et de la dette, on allait diminuer les budgets destinés aux services publics et réduire nos droits, nous étions parfaitement conscients de l’utilisation politique qu’il en est fait, que cela requérait une réponse de la part des mouvements sociaux. Un audit de la dette pouvait disséquer cette dette espagnole, montrer comment elle se composait réellement, quels en étaient les détenteurs et qui en profitait vraiment afin de contrattaquer les politiques d’austérité.
Six mois plus tard, plus de 70 personnes venant de différentes régions de l’État se sont retrouvées à Madrid, du 23 au 25 mars 2012, dans le centre socioculturel Eko |10|, occupé par l’assemblée Carabanchel du 15M. Cette première rencontre de la campagne d’audit de la dette espagnole |11| a débuté avec la projection du documentaire Interferencies |12|. Le lendemain, une large discussion a permis le consensus sur des objectifs importants permettant le renforcement du pouvoir populaire, comme par exemple le fait de pouvoir contrer le discours dominant et dénoncer les politiques d’austérité avec une argumentation propre, identifier les responsables et ceux qui bénéficient de l’endettement, promouvoir l’éducation populaire (« le peuple veut savoir de quoi il s’agit »), réaliser un rapport public complet, mettre en place un Tribunal populaire pour juger les responsables... Enfin, la répudiation de la dette illégitime et le « décryptage » du système dette constituent le point de mire qui doivent guider notre travail.
Ouvert à chacun-e et axé sur les principes d’horizontalité, la priorité est donnée au travail sur la dette publique de l’État, c’est-à -dire garantie par les administrations publiques, qu’elle soit publique ou privée, puisque c’est elle qui sert de prétexte aux politiques antisociales mises en oeuvre. Mais il s’agit aussi d’analyser les dettes des régions autonomes et des municipalités et de soutenir, en tant que plateforme citoyenne, toute initiative d’audit local qui émergerait (hôpital, mairie...).
Le dernier jour de la rencontre, un calendrier de lutte et des commissions de travail se sont mis en place, et le nom de ce mouvement revendicatif a été approuvé à l’unanimité. Ainsi est née la Plateforme d’audit citoyen de la dette |13|. Son slogan, « Nous ne devons pas, nous ne payons pas », rappelle les campagnes en faveur de l’annulation de la dette des pays du sud, faisant ainsi le lien Nord/Sud dans ce combat internationaliste. Au cours de ce processus, il faudra tendre à l’implication de tous les mouvements sectoriels en lutte, de toutes celles et ceux qui par leurs travaux peuvent apporter des éléments pour l’audit. En définitive, ce processus devra rester ouvert et inclusif, en coordination avec les autres campagnes euro-méditerranéennes (Grèce, Irlande, France, Portugal, Tunisie, Égypte…) et d’ailleurs (Philippines, Brésil…) afin d’alimenter les synergies susceptibles d’unir celles et ceux qui subissent le système dette et de renverser le pouvoir de ceux d’en haut qui en profitent.
Griselda Piñero (ATTAC Espagne/CADTM) et Jérôme Duval (Patas Arriba/CADTM)
http://www.cadtm.org/Espagne-Le-mouvement-social-exige